1. Introduction[1]

Les libéraux sont convaincus que les marchés fonctionnent le plus souvent mieux que le gouvernement. Mais ils sont également conscients de la théorie des défaillances du marché selon laquelle les marchés ne fonctionnent pas toujours correctement. Pour cette raison, un nombre surprenant de libéraux y compris d’économistes libéraux ont tendance à trouver difficile de s’opposer à l’intervention de l’État ; intervention qui est généralement demandée par la plupart des hommes politiques de tous bords, et en particulier par les partis de gauche. D’autres libéraux se contentent de nier l’existence des défaillances du marché, et d’autres encore ont recours à la diabolisation de l’État. Nous soutenons que ces deux stratégies ne sont ni fondées ni nécessaires et proposons de leur substituer une approche plus prometteuse consistant à unifier les différentes réserves à l’encontre de l’intervention des gouvernements autour de la théorie des défaillances du marché.

Pour ce faire, nous recommandons aux libéraux d’accepter deux vérités dérangeantes : premièrement, dans une certaine mesure les marchés échouent en permanence. La défaillance du marché dépend généralement de conditions clairement identifiables. Deuxièmement, le pouvoir politique lui-même est un marché avec des caractéristiques bien particulières qui l’exposent à un nombre considérable de défaillances, souvent appelées « défaillances du gouvernement » ou « défaillances de la politique ». En effet, nous soutenons fermement qu’il faut aborder le pouvoir politique avec la même vision que celle utilisée par l’économie moderne lorsqu’elle cherche à évaluer les marchés, car le pouvoir politique n’est rien d’autre que le marché des services politiques. Ces services politiques englobent une série d’offres telles que la fourniture de biens publics, les réglementations, les subventions, la politique industrielle ou environnementale, etc. Les hommes politiques et les partis politiques fournissent ces services non seulement dans un but altruiste, mais aussi dans leur propre intérêt. De leur côté, les citoyens, les groupes d’intérêt et les groupes d’action idéologique demandent des services politiques. Il existe donc une offre et une demande de services politiques. La concurrence existe des deux côtés du marché. Les services politiques sont échangés contre des votes, de l’argent, des informations, un soutien idéologique et d’autres moyens encore.

Il existe trois sources fondamentales de défaillances du marché : les externalités, le pouvoir de marché et l’asymétrie d’information[2]. Elles affectent non seulement les marchés commerciaux de biens et de services, mais aussi les marchés politiques où elles sont de surcroît associées à une représentation incomplète des préférences des électeurs par les hommes politiques. Les intérêts des hommes politiques peuvent même être dans certaines circonstances opposés aux intérêts à court ou à long terme des citoyens. La conceptualisation des démocraties représentatives comme des marchés a une certaine tradition en économie (politique). Elle a été utilisée par Becker (1958), Buchanan (1986) ou encore Wittman (1995). Ces auteurs et d’autres ont repris certaines analogies entre la concurrence et les problèmes de contrôle (encore connus sous le nom de « problème principal-agent ») rencontrés dans les sphères politique et économique. Mais, curieusement, ils n’ont pas appliqué rigoureusement la théorie des défaillances du marché au marché de la politique, comme nous recommandons de le faire ici, en présentant, nous l’espérons, des arguments convaincants en faveur du libéralisme.

En principe, les gouvernements peuvent être en mesure de remédier à certaines défaillances des marchés de biens et de services. Ils peuvent, par exemple, essayer d’internaliser les externalités. Cependant, le marché de la politique est encore plus sujet à défaillance que le marché commercial des biens et des services. Dans le processus politique, les institutions qui aident à surmonter les défaillances des marchés de biens et de services, telles que les promesses contraignantes et les contrats exécutoires, sont absentes (voir par exemple, Eichenberger 2003).

Nous examinerons donc les trois sources qui conduisent à l’échec du marché en politique (section 2) et discuterons la manière dont ces échecs peuvent être atténués par des institutions inspirées du libéralisme. Nous proposerons également de nouvelles institutions de marché pour favoriser la concurrence sur les marchés politiques (section 3). Nous terminerons avec quelques remarques de conclusion (section 4).

2. La politique – un marché politique souvent défaillant

Politique et externalités

Parce qu’il a le pouvoir de contraindre, le gouvernement aurait en principe la possibilité de corriger les défaillances du marché résultant d’externalités. La coercition permet aux gouvernements de redéfinir les règles du jeu et donc d’infléchir les stratégies des citoyens, les forçant à prendre en compte les autres. Dans le cas des externalités (ou des biens publics), ce principe est souvent illustré avec le jeu du dilemme du prisonnier. Deux prisonniers qui auraient intérêt à coopérer ne le feront pas s’ils doivent choisir leurs stratégies indépendamment parce qu’ils n’ont pas la possibilité de se coordonner. Il en résulte une perte pour les deux. De même, sans la coercition gouvernementale, chaque individu devrait décider seul s’il veut renoncer à produire des externalités (ou à ne pas contribuer aux biens publics). Et la logique de la situation voudrait qu’il ne renonce pas. Les externalités perdurent ; les biens publics ne sont pas produits — tout comme deux prisonniers qui auraient intérêt à coopérer mais ne le font pas. Avec une intervention efficace des pouvoirs publics, tous les individus sont contraints de se comporter de la même manière, ce qui peut éliminer les externalités et, partant, la défaillance du marché.

Toutefois, la décision collective et sa mise en œuvre coercitive génèrent de nouvelles externalités. D’une part, les actions du gouvernement impliquent généralement des coûts qui doivent être supportés directement ou indirectement par les contribuables et les facteurs de production auxquels la charge fiscale est finalement transférée. D’autre part, les préférences au sein d’un État sont susceptibles d’être hétérogènes, puisque les citoyens diffèrent en fonction de caractéristiques telles que le revenu, l’âge, la santé ou le sexe, entre autres. Par conséquent, les décisions sont rarement prises à l’unanimité, car elles profitent à certains citoyens et en désavantagent d’autres. Ainsi, en mettant en œuvre des décisions politiques (c’est-à-dire collectives), les politiciens créent le plus souvent de nouvelles externalités en créant des gains d’utilité pour les uns et des pertes pour d’autres, en engageant des productions de biens et de services et en mettant en place des réglementations couteuses.

Ces nouvelles externalités imposées par les décisions collectives façonnent les incitations de tous les acteurs politiques, y compris les citoyens en tant qu’électeurs. Ceux parmi eux qui bénéficient d’une certaine décision collective sont incités à exagérer leurs préférences pour le projet politique concerné. En revanche, ceux qui ne bénéficient pas du projet sont incités à sous-estimer leurs préférences pour éviter que le projet ne soit adopté. Toutes les expressions des préférences se trouvant stratégiquement déformées de la sorte, le gouvernement ne sait plus quelles sont les véritables préférences des citoyens. La représentation incomplète des préférences des citoyens est une conséquence naturelle qui fait que le problème d’externalité sous-jacent n’est pas nécessairement résolu, il peut même être aggravé par le gouvernement qui pourrait bien également par son intervention donner naissance à une nouvelle externalité.

Pouvoir du marché

La concentration du pouvoir pose un problème évident, non seulement sur les marchés des biens et des services, où elle peut conduire à des pratiques abusives et à des résultats sociaux et économiques préjudiciables, mais aussi sur les marchés politiques. De fait, la concentration du pouvoir est un problème fondamental des marchés politiques. L’une des principales caractéristiques des autocraties est que les hommes politiques au gouvernement détiennent un pouvoir monopolistique massif et incontrôlé. Pourtant, dans les démocraties représentatives également, le pouvoir est confié à une personne, un parti ou une coalition pour la durée du mandat. S’il n’y avait pas d’élections régulières et que les hommes politiques étaient élus à vie, tous les intellectuels, de quelque bord qu’ils soient, s’accorderaient à dire que les défaillances dues au pouvoir monopolistique seraient plutôt généralisées. Une fois élus, les hommes politiques disposent d’un important pouvoir de monopole pendant leur mandat ; un monopole qu’ils peuvent utiliser en s’écartant systématiquement des préférences des citoyens (par exemple, Stadelmann et al. 2013a ; Stadelmann et al. 2020). Les politiciens élus ont également tendance à consolider leur pouvoir monopolistique en essayant d’étouffer les voix et les partis de l’opposition, ainsi qu’en modifiant les règles électorales à leur propre avantage.

On objectera à cette analyse que, certainement dans une démocratie, il existe une concurrence pour le pouvoir et pour les différents postes, et que le pouvoir des élus est limité par les contraintes liées à la réélection. La question décisive est donc de savoir si la concurrence électorale est suffisante pour limiter le pouvoir monopolistique sur les marchés politiques. Or, on dénombre au moins trois mécanismes qui viennent limiter la concurrence sur le marché politique et augmenter par la même occasion le pouvoir des politiciens élus :

1.  Dans de nombreux pays, le nombre de partis est limité car leurs systèmes politiques sont conçus de telle sorte que seuls deux partis soient en concurrence à l’équilibre. Notamment, certaines caractéristiques positives du processus politique ne peuvent émerger que lorsque seuls deux partis sont en concurrence (Downs 1957). Toutefois, la théorie de la concurrence et l’expérience de la vie réelle suggèrent que la concurrence avec un faible nombre de concurrents ne fonctionne pas bien car les partis en concurrence ont tendance à former un cartel. Les alternatives à un cartel de candidats ne sont pas toujours plus édifiantes. Si le nombre de candidats en compétition reste faible, il est payant pour chacun d’eux de saboter le programme des autres, ce qui se traduit par une campagne négative. Cependant, avec un grand nombre de candidats, détruire l’autre devient un bien public (cela arrange les autres concurrents) et donc mieux vaut tenter de gagner des voix avec des propositions de qualité.

2.  Pour qu’il y ait une concurrence effective sur un marché il faut non seulement un nombre élevé de participants, mais aussi que ce marché soit contestable. Les marchés sont contestables lorsqu’il n’y a ni barrières à l’entrée ni à la sortie. Mais ce n’est généralement pas le cas en politique. Sur les marchés commerciaux, le concurrent qui entre sur le marché vient généralement d’au-delà des frontières, c’est-à-dire que des entreprises non locales, voire étrangères, pénètrent sur le marché pertinent. Or cela est interdit dans la plupart des marchés politiques, car les candidats doivent remplir des conditions de résidence et de citoyenneté (voir Eichenberger 2003 et Eichenberger et Funk 2010). Par ce biais, les politiciens tentent de préserver leur pouvoir et réduire la concurrence.

3.  Sur les marchés politiques, la confiance est encore plus importante que sur les marchés de biens et de services parce que les marchés politiques ont tendance à manquer d’institutions qui garantissent des engagements contraignants. La crédibilité des hommes politiques et des partis dépend d’investissements importants dans leur réputation, ce qui rend l’entrée sur le marché difficile. La réputation est, au moins dans une certaine mesure, spécifique à une localité et ne peut pas être facilement transférée à d’autres marchés politiques, d’autres juridictions par exemple.

Un fait empirique qui illustre l’importance des monopoles et des monopoles naturels est l’effet « avantage au titulaire », qui est l’un des effets les mieux documentés dans le domaine des choix publics et de la science politique (par exemple, Frank et al. 2023). Il implique que les personnes au pouvoir ont plus de chances d’être réélues et d’étendre leur pouvoir. Il est également important de noter que les acteurs politiques peuvent tenter de maintenir un certain pouvoir de monopole, même dans les démocraties parlementaires, en imposant des barrières implicites ou explicites à l’entrée pour les nouveaux candidats ou partis, telles que diverses conditions d’enregistrement ou des seuils électoraux. Les marchés politiques souffrent donc d’une mauvaise répartition du pouvoir de marché.

L’information asymétrique

L’asymétrie de l’information est un problème pertinent et permanent sur les marchés politiques. Même si la concurrence électorale est féroce et qu’il existe des freins et des contrepoids au pouvoir politique, les électeurs ne peuvent pas contrôler totalement les hommes politiques élus. Le problème de l’information a deux sources principales :

1.  Sur les marchés commerciaux de biens et de services, les consommateurs peuvent généralement observer et comparer efficacement les offres indépendantes de fournisseurs concurrents. En revanche, il est beaucoup plus difficile pour les électeurs d’obtenir des informations pertinentes sur les performances des hommes politiques. Bien qu’il puisse y avoir en concurrence plusieurs fournisseurs potentiels de services politiques, le résultat final est généralement une politique unique, façonnée par un processus de prise de décision politique complexe et peu transparent, ainsi que par une grande variété de facteurs contextuels. Les électeurs ignorent souvent les contributions précises des différents acteurs impliqués dans la prise de décision politique et les caractéristiques de leurs services. En outre, étant donné que les hommes politiques ne sont pas en mesure de contrôler parfaitement l’administration — qui peut poursuivre ses propres intérêts (Niskanen 1968) —, il existe une couche supplémentaire d’asymétrie informationnelle. Par conséquent, les électeurs ne sont pas informés des actions des hommes politiques et ne sont pas en mesure de contrôler efficacement la qualité de l’exécution des promesses que ces derniers ont faites.

2.  Les électeurs ne sont pas franchement incités à s’informer politiquement ou à exprimer publiquement leurs préférences. Le manque d’information qui en résulte du côté de la demande est plus flagrant en politique qu’en économie, car l’influence des électeurs sur les décisions politiques collectives n’est qu’infime. Étant donné que l’acquisition d’informations politiques pour voter en connaissance de cause est généralement associée à des coûts, il est rationnel pour les électeurs de ne pas être informés et de se comporter de manière à exprimer quelque chose plutôt que de manière à aboutir à un résultat (voir Brennan et Lomasky 1991, Hillman 2010). Ainsi, les hommes politiques, même s’ils le voulaient, ne peuvent savoir ce que veulent exactement les électeurs.

L’asymétrie d’information est donc omniprésente sur les marchés politiques. Outre la forte asymétrie d’information, ni les hommes politiques ni les citoyens ne savent précisément quelle politique permettrait de résoudre au mieux les problèmes existants. Le problème principal-agent se retrouve donc au cœur de la politique, ce qui conduit généralement à des résultats inefficients.

Pour certains services politiques, il n’y aura pas d’équilibre de marché en raison de l’asymétrie de l’information (comme dans un marché de citrons[3]) et dans d’autres, les résultats seront fortement biaisés, en raison d’un autre facteur important : les importantes asymétries en matière d’information et de connaissance qui prévalent entre les différents groupes sociaux qui interagissent sur ce marché du côté de la demande. En particulier, les groupes d’intérêt [lobbies], comparativement petits et bien organisés par rapport aux groupes importants mais faiblement organisés des contribuables et des consommateurs (Olson 1971), sont souvent mieux informés. Ils ont la capacité d’informer leurs membres de ce que font les hommes politiques et des problèmes à résoudre. De même, les politiciens sont mieux informés des préférences de ces groupes que de celles des communautés faiblement organisées. Ainsi, même les hommes politiques les plus honorables, qui visent à être réélus, ont tendance à favoriser les groupes bien organisés, dont ils connaissent mieux les préférences ; d’autant que ces groupes savent mieux quel homme politique tient leur sort entre ses mains.

3. Remédier aux défaillances du marché politique

Implicitement, les penseurs libéraux et de nombreux économistes soulignent depuis longtemps les problèmes liés à la défaillance des marchés politiques. Par exemple, il existe des preuves solides que les institutions qui empêchent les politiciens d’abuser de leur pouvoir, telles que des droits de propriété efficaces ou l’État de droit, conduisent à des résultats sociétaux favorables (voir, par exemple, Acemoglu et Robinson 2012). Cependant, lorsque l’on interprète explicitement le pouvoir politique comme un marché de la politique, des idées supplémentaires pour atténuer les défaillances du marché politique émergent.

On croit souvent que les échecs politiques peuvent être surmontés grâce à une compétition serrée entre le gouvernement et un parti d’opposition. Toutefois, cela ne suffit pas à inciter le gouvernement à répondre aux préférences des citoyens. Puisque les dirigeants de l’opposition visent généralement à remplacer le gouvernement, ils ne sont guère incités à proposer de manière constructive de meilleures alternatives politiques. S’ils le faisaient cela jouerait en faveur du gouvernement qui verrait ses chances de réélection accrues car les électeurs, ne disposant pas des informations nécessaires pour juger de la contribution des différents acteurs politiques, ont tendance à attribuer les bons résultats politiques au gouvernement. Par conséquent, les partis d’opposition sont incités à critiquer sévèrement le gouvernement, ses politiques et leurs résultats, qu’ils soient bons ou mauvais. Si ces efforts sont couronnés de succès, ils disposeront alors, une fois au gouvernement, de marges de manœuvre substantielles pour suivre leurs propres préférences plutôt que celles des citoyens. Ainsi les gouvernements se succèdent mais les difficultés restent les mêmes.

C’est pourquoi, outre la limitation directe du pouvoir gouvernemental, une concurrence politique efficace nécessite d’autres formes de concurrence ainsi que de nombreux freins et contre-pouvoirs. En outre, la réduction des externalités induites par la politique est essentielle. Les externalités apparaissent régulièrement en politique pour deux raisons : certaines externalités sont nouvellement créées, d’autres existaient déjà sur le marché et sont transférées à la politique. Dans la sphère privée, les externalités peuvent être réduites en appliquant le principe de l’utilisateur-payeur, qui exige que tous les individus paient pour tous les coûts externes dont ils sont directement responsables, ce qui augmente de facto l’efficience à travers des changements de comportement, à travers plus d’adaptation et potentiellement plus d’innovations. Au niveau politique, les externalités peuvent être réduites en appliquant efficacement le principe de congruence institutionnelle. Ce principe stipule que ceux qui bénéficient de l’action politique doivent être ceux qui la financent et ceux qui la décident. La congruence institutionnelle, et donc la réduction des externalités, peut être partiellement réalisée par la décentralisation et la participation directe de tous les groupes concernés à la prise de décision.

La démocratie directe et la décentralisation — deux institutions politiques bien connues —, mais aussi certaines institutions politiques moins connues peuvent contribuer ainsi à atténuer les défaillances du marché politique.

La démocratie directe

La démocratie directe agit sur les défaillances du marché politique par plusieurs biais. Tout d’abord, il s’agit d’un mécanisme très efficace pour saper le pouvoir monopolistique du gouvernement en intensifiant la concurrence politique. Il permet d’évaluer dans quelle mesure les politiques répondent aux préférences des citoyens (Matsusaka 2018) et permet aux citoyens de réagir lorsque leurs préférences sont négligées par leurs représentants. Les initiatives et les référendums peuvent également permettre aux partis d’opposition de proposer efficacement une alternative politique. Prenant la forme d’amendements bien précis et ayant force de loi dès lors qu’ils recueillent une majorité de voix, ils tendent à être plus crédibles que les promesses de campagne. En outre, il est plus facile de se voir attribuer la propriété intellectuelle d’une proposition lorsqu’elle se nomme référendum ou initiative. Par conséquent, la concurrence par la démocratie directe fonctionne également de manière indirecte : la menace d’un référendum peut inciter le gouvernement à choisir une politique différente, plus conforme aux intérêts des électeurs dès le départ.

Deuxièmement, la démocratie directe représente un processus par lequel les citoyens, personnellement et avec leurs représentants et experts, s’engagent dans un échange ouvert et productif d’opinions, d’informations et d’arguments. Cet échange facilite la découverte de bonnes politiques et permet de se forger des préférences informées sur les choix politiques possibles. D’où l’intensité des débats publics dans les semaines et les mois précédant les référendums ; débats qui améliorent la connaissance des problèmes et des solutions potentielles chez les hommes politiques comme chez les citoyens. Ainsi, la démocratie directe et les processus associés contribuent à réduire les asymétries d’information sur le marché de la politique et, par conséquent, les asymétries entre les groupes d’intérêts spéciaux bien organisés et les groupes d’intérêts généraux non organisés. C’est pourquoi la démocratie directe ne doit pas être considérée comme un substitut à la démocratie représentative mais plutôt comme un complément.

Il est important de souligner que la démocratie directe, pour corriger efficacement les asymétries informationnelles, doit de préférence être organisée selon un processus clairement défini. Dans un système de démocratie directe, les propositions législatives sont souvent formulées par le parlement, puis présentées aux citoyens lors d’un référendum. De leur côté, les citoyens peuvent proposer une « initiative » qui est ensuite discutée au parlement et peut éventuellement être suivie d’une contre-proposition soumise au vote populaire final (Frey 1994). Dans tous les cas, la loi ou les changements constitutionnels doivent être connus à l’avance et un processus discursif intense sur les conséquences avoir lieu avant le vote. Ainsi, la démocratie directe n’est pas un sondage d’opinion organisé sous la forme d’un plébiscite. Au contraire, la démocratie directe aide à institutionnaliser et canaliser la discussion politique (Bohnet et Frey 1994). Elle permet notamment de dissocier les questions (voir par exemple, Besley et Coate 2008) et de concentrer l’attention des politiciens et des électeurs sur des questions spécifiques. Dans des conditions réalistes, la démocratie directe peut même être plus performante qu’un planificateur social bienveillant (Osborne et Turner 2010), si tant est qu’un tel planificateur social bienveillant puisse exister.

La décentralisation

La décentralisation et le fédéralisme peuvent conduire à des résultats plus positifs encore sur le marché des services politiques, cela grâce à plusieurs mécanismes. Premièrement, ils limitent le pouvoir des décideurs en situation de monopole et représentent des contraintes supplémentaires ainsi qu’une forme de contre-pouvoir.

Deuxièmement, décentralisation et fédéralisme peuvent accroître la congruence institutionnelle en favorisant la responsabilité directe des décideurs locaux, minimisant ainsi les externalités inhérentes à des services locaux financés sur les budgets des juridictions de niveau supérieur.

Troisièmement, parce qu’ils augmentant la variété des politiques et des résultats observés en différents lieux, ils renforcent l’option de sortie des citoyens qui peuvent choisir de « voter par les pieds » ce qui accroît encore plus la concurrence entre juridictions (Tiebout 1956). Ils intensifient également la « concurrence par comparaison », car les comparaisons deviennent plus faciles et plus fiables, le nombre d’observations et, par conséquent, les possibilités d’analyses comparatives efficaces augmentent. Cela incite non seulement les politiciens locaux à se préoccuper des préférences des citoyens, mais aussi les citoyens à s’informer sur la politique. Grâce à la décentralisation, les citoyens peuvent utiliser ces informations pour prendre des décisions qui touchent à leur vie privée, telles que le choix de l’emplacement de leur maison ou de leur entreprise, faisant passer l’information politique de bien public à bien privé. La décentralisation réduit ainsi l’asymétrie de l’information.

Quatrièmement, la décentralisation encourage l’implication active des citoyens et leur permet de participer directement à l’amélioration des juridictions locales grâce à leurs idées. En outre, elle renforce la démocratie « par la base », conduisant à un plus grand respect de la volonté et des préférences des gens ordinaires. Par exemple, dans les assemblées communales en Suisse, tout le monde est autorisé à s’exprimer et beaucoup en profitent pour le faire. Cela implique également que, au cœur des batailles politiques, les factions concurrentes doivent s’assurer le soutien des citoyens en s’engageant activement dans les débats et en clarifiant leur position. Leurs arguments doivent être facilement compréhensibles et résister aux contre-arguments potentiels, car les opposants soulèveront probablement divers points au cours du débat.

Nouvelles mesures pour atténuer les défaillances du marché en politique

Commissions d’audit. Les commissions d’audit sont un exemple important d’agences susceptibles de renforcer l’équilibre des pouvoirs dans la sphère politique. Malheureusement, elles critiquent généralement la politique une fois que les décisions ont été prises ; quand il est déjà trop tard pour changer quoi que ce soit. Il serait préférable de disposer d’agences publiques capables d’informer les citoyens et de formuler des recommandations avant que les décisions politiques ne soient prises. Idéalement, ces agences ne devraient pas avoir de pouvoir de décision, mais seulement une mission bien définie consistant à émettre des critiques sur les propositions politiques du gouvernement et à élaborer des contre-propositions concrètes. Ces contre-propositions pourraient ensuite être présentées aux citoyens dans le cadre d’un référendum ou au parlement où elles seraient alors en concurrence avec la proposition du gouvernement. Comme les membres de ces commissions d’audit souhaitent être réélus au sein de leurs commissions respectives, ils sont effectivement incités à formuler des critiques constructives et des propositions novatrices. De tels organes compétitifs existent déjà, par exemple en Suisse sous la forme de commissions d’audit élues par le peuple au niveau municipal (Schelker et Eichenberger 2010).

Marché ouvert pour les politiciens. La citoyenneté protège actuellement les hommes politiques nationaux de la concurrence étrangère. En général, seuls les ressortissants nationaux peuvent se présenter à des fonctions publiques. Au niveau local, les exigences en matière de résidence sont en place. Ces restrictions, ainsi que d’autres, sont monnaie courante en politique. Un marché libre de la politique qui ne serait pas lié à la citoyenneté — que ce soit au niveau municipal, de l’État, voire fédéral — améliorerait le choix des citoyens et perturberait les cartels du marché politique (voir par exemple, Eichenberger et Funk 2009).

Scrutin majoritaire à plusieurs sièges. Les scrutins majoritaires à plusieurs sièges, en tant que forme particulière de système électoral, peuvent éloigner les hommes politiques de la politique clientéliste et réduire les défaillances du marché de la politique. Il combine la règle majoritaire avec la possibilité d’élire plusieurs représentants par circonscription, c’est-à-dire que les électeurs disposent de plusieurs voix et élisent plus d’un homme politique à la majorité dans leur circonscription. Bien que ce système électoral reste encore peu exploré, il a le potentiel de favoriser la concurrence entre les candidats en augmentant leur nombre, de leur fournir des incitations très efficaces pour converger vers l’électeur médian, de conduire à des gouvernements composés de membres de plusieurs partis couvrant tout l’éventail politique, de réduire les campagnes négatives et d’augmenter la satisfaction des politiciens et des citoyens à l’égard des résultats politiques (par exemple, Eichenberger et al. 2019).

4. Conclusions

Les défaillances du marché sont omniprésentes. Mais ce n’est pas du tout un argument contre les économies de marché, car le marché ne se trouve pas seulement dans la sphère de l’économie, mais aussi dans la sphère politique. La politique peut et doit être considérée comme un marché — le marché des services politiques. Bien que les institutions inspirées de la pensée libérale telles que les droits de propriété, l’État de droit et la démocratie soient, en combinaison avec les marchés libres, essentielles pour établir une société qui fonctionne et qui est relativement riche, ces institutions ne sont pas suffisantes pour garantir une société libre et prospère. Même dans les sociétés fondamentalement démocratiques, les défaillances du marché politique persistent. Il est essentiel que les libéraux insistent sur le fait que l’échec politique causé par l’échec des marchés politiques est une des principales raisons d’être des institutions libérales qui limitent le pouvoir du gouvernement.

Pour améliorer les résultats politiques, il faut des institutions qui réduisent les défaillances du gouvernement dues au pouvoir de monopole, à l’asymétrie de l’information et aux externalités sur le marché des services politiques. De telles institutions contribuent à mieux aligner les décisions des hommes politiques sur les préférences des citoyens.

La vision de la politique fondée sur le marché n’est pas seulement utile pour comprendre comment les marchés politiques peuvent faillir, mais elle fournit également des outils pour remédier aux défaillances du marché. Cette approche peut unifier l’appel des libéraux à limiter le pouvoir du gouvernement avec la théorie économique de la défaillance du marché. En reconnaissant la politique comme un marché, nous pouvons justifier les contraintes imposées au pouvoir gouvernemental, car les marchés politiques, comme n’importe quel autre marché, ne sont pas à l’abri d’une défaillance.

Références

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[1]    Les auteurs tiennent à remercier Marco Frank et Patricia Schafer pour l’aide qu’ils ont apportée à cette recherche aussi bien que pour leurs commentaires inspirants.

[2]    Bien entendu les marchés peuvent aussi être défaillants du fait de la présence de biens publics. Mais les deux caractéristiques d’un bien public, à savoir, la non-rivalité des consommations et l’impossibilité d’exclure de la consommation, équivalent soit à des externalités (parce que l’on ne peut exclure les consommateurs il y aura des externalités positives ou négatives) soit à des monopoles naturels (la non-rivalité dans la consommation fait que le coût moyen de la production de satisfaction est décroissant).

[3]    [NDT : Les auteurs font ici référence au célèbre article de George A. Akerlof sur les asymétries d’information qui a pour titre « The Market for Lemons ». L’absence d’équilibre signifie ici que le service en question ne sera même pas produit et échangé.]

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Reiner Eichenberger et David Stadelmann

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