Novembre 2018 : la France a célébré le centenaire de l’armistice de 1918. La victoire finale de 1918 dut beaucoup à l’intervention américaine. Le président Wilson reste le symbole d’idées qui ont marqué le XXème siècle : au premier rang le concept de démocratie libérale, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la perspective d’émancipation coloniale. Par ailleurs l’économie libérale de marché a pu garantir depuis lors la croissance économique à long terme dans le monde, malgré les avatars de la grande crise de 1929.  Les totalitarismes ont cru proposer une alternative sans la liberté, mais cette alternative s’est révélée un cruel échec. Dans le présent siècle, peut-être courons-nous le risque de subir une nouvelle tyrannie avec une société de l’information en continu qui favorise le conformisme. Compromission ou résistance ? Il est intéressant d’étudier comment un intellectuel éminent ayant réfléchi à son temps, a exercé une liberté de pensée à laquelle il tenait beaucoup pour s’orienter intellectuellement.

Jean-Pierre Daviet, ancien élève de l’ENS Ulm, Professeur des Universités, a enseigné à l’ENS Paris-Orsay et à l’Université de Caen.
Pierre Grégory, Professeur des Universités, a enseigné à l’Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) et à l’Université Paris II (Panthéon-Assas).

 La lucidité sans compromission

La nouvelle traduction en français de 1984 a entraîné un regain d’intérêt pour l’œuvre et son auteur[1]. Orwell (1903-1950) offre l’exemple remarquable d’une personnalité qui a su se libérer du carcan d’une idéologie pour changer sa vision du monde, analyser de façon lucide une réalité qui n’était pas conforme à ses premiers schémas et qu’il ne soupçonnait pas. En simplifiant beaucoup les choses, on peut dire qu’il est passé d’une orientation d’extrême gauche, plutôt bienveillante pour le système communiste, à une critique clairvoyante et impitoyable du totalitarisme. Mais ici, il est nécessaire d’apporter une clarification.

Il ne s’agit pas d’un chemin de Damas, où l’on est éclairé par une foi nouvelle. Orwell est resté un homme de gauche idéaliste, peut-être utopiste, critiquant le colonialisme britannique, pensant qu’un socialisme intelligent, démocratique, respectueux des libertés, était possible, au moins à titre d’horizon, et qu’il était concevable dans ce cadre de réduire progressivement des inégalités sans faire table rase du passé. La blessure ressentie en ses jeunes années au contact des distances sociales qui caractérisaient la société anglaise restait ineffaçable : il s’est toujours considéré comme « an English Rebel ». En revanche, il a estimé, à la suite d’un séjour en Espagne en 1937, qu’un socialisme démocratique était absolument incompatible avec le stalinisme et qu’on ne pouvait pas travailler avec des communistes. Il est exact qu’Orwell a été utilisé par des personnalités de droite, notamment aux États–Unis. Sans l’avoir vraiment voulu, il a conforté les argumentaires en ce sens. Mais l’important n’est pas là. Orwell a réellement porté un coup décisif à une idéologie qui fascinait alors nombre de cerveaux bien faits : il revendiquait d’être un indépendant d’esprit et un dissident.
 

 

Qu’est-ce que l’idéologie ?

Avant d’aller plus avant dans l’analyse, il n’est pas inutile de préciser ce que nous entendons par idéologie. La référence d’ordre conceptuel la plus pertinente nous semble celle de Raymond Boudon[2], qui a voulu approfondir le raccourci assez commun selon lequel l’idéologie est une représentation fausse du monde, sans que l’on précise vraiment en quoi elle est fausse. Une idéologie est une vision du monde qui peut intégrer quelques éléments du réel, une expérience vécue, des constats factuels, mais le tout reconstruit et réaménagé dans un système d’idées qui prétend à une cohérence interne très contraignante, une logique implacable et impossible à modifier. L’idéologue affirme, sans qu’il y ait démonstration et sans que toutes les données aient été prises en considération dans leur complexité. Bien plus, il est prescriptif, car il est persuadé de détenir des solutions simples aux maux qu’il croit avoir observés. Son attitude intellectuelle relève de la croyance, et, en ce sens, pourrait rejoindre certaines attitudes religieuses, en tout cas lorsque les religions frôlent la magie, un danger que Kant avait perçu en son temps. En résumé, l’idéologie est fausse dans ses observations biaisées, ne relevant pas de l’expérimentation, fausse dans ses articulations logiques qui n’évoquent en rien la démonstration scientifique et la modélisation, fausse dans ses prescriptions irresponsables qui produisent plus de mal que de bien, jusqu’à détruire le corps social et désintégrer la vie économique. Elle peut néanmoins séduire et il faut être un esprit libre pour s’en déprendre.

 

L’homme, la capacité de penser et la vérité objective

Le fond du roman le plus connu d’Orwell est de s’interroger sur un certain idéal de l’homme, selon lequel on le définit essentiellement par sa capacité de penser par lui-même, son ambition d’atteindre une vérité, sa mémoire du passé et du temps long, le sens du beau et l’aspiration à un repère moral (ou, selon la formule de Kant, le désir d’être digne du bonheur). C’est cela même, ce qu’on pourrait appeler le bien de l’homme, qui est annihilé à la fin du roman. Le personnage principal, Winston Smith, qui garde au début un peu d’esprit critique, notamment en tenant un journal secret et en se permettant des réticences face aux obligations collectives chaque fois qu’une chape de plomb s’abat sur la pensée personnelle, s’avoue soumis après rééducation, et se met à aimer Big Brother (c’est la dernière phrase du livre), par réflexe et non par pensée, puisqu’il n’y a plus de pensée. Ce qu’on pourrait appeler le « bien » de l’homme est remplacé par le « mal », tel qu’on peut le concevoir philosophiquement, mais devenu faussement « bien » dans le système idéologique de Big Brother. Cette grille de lecture montre que l’écho du roman va plus loin que la simple dénonciation du totalitarisme stalinien et pourrait toucher des réalités plus proches de nous dans le temps, à chaque fois que l’on porte atteinte à la liberté. Cette œuvre d’Orwell garde une résonance étonnante au XXIème siècle.

Le totalitarisme représente un cas de figure extrême. Dans des conversations d’Orwell avec ses amis en Espagne[3], on employait le mot de totalitarisme, qui était alors peu répandu. Curieusement, ce terme fut employé vers la même époque par deux leaders extrêmement différents, Mussolini, qui s’en réclamait, et Trotski qui le dénonçait. Au cours de ces conversations, il était question des réalités insupportables qui ont déchiré les deux camps, républicain et franquiste, de l’interprétation à en donner. Dans un article de 1944, Orwell affirmait : « le plus effrayant dans le totalitarisme, n’est pas qu’il commette des atrocités, mais qu’il détruise la notion même de vérité objective : il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir. »

 

Le séjour espagnol du premier semestre 1937

Orwell revendique un objectif : dire ce qu’il a vu en Espagne, ce qu’il fit dans différents articles, et en pratique transposer la leçon à en tirer sous une forme littéraire romancée à portée plus générale, un projet qu’il travaille à partir de 1943. Il importe donc de résumer à grands traits ce qu’il a vécu. Il a fait partie d’une sorte de contingent envoyé par l’ILP (Independent Labour Party), petit parti orienté à gauche des travaillistes, qui avait ouvert un bureau à Barcelone. Ces hommes furent incorporés dans la milice du POUM, parti d’extrême gauche dirigé par Nin, leader castillan qu’Orwell appréciait. Il y eut deux phases dans le séjour d’Orwell. Dans un premier temps il commanda une sorte de section sur un champ de bataille montagneux, près de Teruel. Il fut blessé à la gorge par un coup de feu, sans que l’on sache d’où venait la balle, le seul élément certain étant qu’il ne pouvait s’agir d’un tir accidentel au cours d’un maniement d’armes. À quelques centimètres près pour l’impact, il aurait pu mourir. Il réussit à guérir, et obtint de revenir à Barcelone où sa femme était arrivée pour le rejoindre. Dans un deuxième temps, encore un peu convalescent, il fut le témoin direct à Barcelone d’un soulèvement populaire complexe. Le gouvernement républicain de Madrid comme les communistes, espagnols et russes, souhaitait mettre au pas les révolutionnaires d’extrême gauche, dans l’espoir de présenter un visage plus convenable à Léon Blum et au gouvernement britannique (dirigé par Stanley Baldwin jusqu’au 28 mai 1937). Ils s’assurèrent le contrôle armé du grand central téléphonique de Barcelone afin d’avoir la maîtrise des communications. Cela déclencha l’insurrection de comités de quartier puissamment armés. Les communistes réprimèrent durement le mouvement. Ils se livrèrent à une chasse aux sorcières marquée par de nombreux assassinats, en disant que le POUM et les anarchistes étaient des alliés objectifs des franquistes. Les assassinats ne se limitèrent pas à Barcelone : Nin fut abattu à 30 km de Madrid. Orwell et son épouse se cachèrent dans des abris de fortune et parvinrent à prendre un train pour Perpignan. Ils se sentaient tellement menacés qu’ils s’installèrent directement dans le wagon-restaurant, où un mauvais coup était plus difficile à mener à bien.

 

Précurseurs et documentation d’Orwell

Pour analyser le phénomène totalitaire, particulièrement soviétique, Orwell devait se documenter sur des faits précis. Nous passerons sur des informations économiques, qui touchent à l’inutilité de nombreux emplois bureaucratiques et à la pauvreté générale en biens de consommation, ce qui est bien décrit dans le roman. Au sujet de caractéristiques plus structurelles, nous citerons ici deux ouvrages très différents. Pour ce qui est de l’analyse logique du système stalinien, il convient de se référer en priorité au livre sur Staline, publié en 1935, dû à Souvarine, à vrai dire beaucoup plus qu’une biographie ou un portrait, un démontage des rouages du système.

Souvarine, né en 1895 (mort à l’hôpital Necker de Paris en 1984), émigré à Paris avec sa famille en 1898, avait été membre du parti socialiste français et avait rédigé la motion du congrès de Tours qui donna naissance au parti communiste français. Il partit à Moscou en 1921, fut un des principaux dirigeants de l’Internationale communiste, puis tomba en disgrâce en 1924-1925. Dans une notice publiée après sa mort, Alain Besançon[4] met au premier plan chez Souvarine au plus haut degré « la passion de la vérité » et la haine du mensonge, la libération de l’intelligence, la puissance de l’analyse, soit « une vertu philosophique : l’amour du vrai », et « une vertu politique : la lucidité ».

L’autre ouvrage est une fiction assez brève, due à Zamiatine (1884-1937), Nous-autres. Son auteur, fils d’un pope et d’une musicienne, était lui-même ingénieur de construction navale. Il a émigré à Paris en 1932 où il décède six années plus tard. Il a beaucoup écrit, surtout des nouvelles. Nous-autres, rédigé pour l’essentiel en 1920, a du reste été publié en russe à Paris pour la version originale, et traduit en français en 1929. Le livre était interdit de publication en URSS. Orwell l’a lu dans une version française en 1946. L’auteur met en scène un héros, D503 (chacun est désigné par un numéro), ingénieur comme l’auteur, et esprit poétique. Le réel se mêle pour lui à l’imaginaire et au rêve. Il vit dans l’État Unique, protégé par un grand mur. On y force les hommes à être heureux d’un bonheur sans liberté, un bonheur rythmique et terrorisant, où il existe des « heures personnelles (16-17 heures, 21-22 heures), au milieu de gardiens. Le nom de Taylor est cité à de nombreuses reprises, pour symboliser la rationalité de la technique, le joug bienfaisant de la raison. Toutes les conversations sont enregistrées. On soumet la sexualité à l’obtention de tickets d’amour. Le héros est de plus en plus attiré par l’ancien monde, où il n’y a de vie que dans la différence, pas dans l’uniformité. Il s’éprend d’une femme libérée, qui boit, fume, se parfume. Après avoir été rééduqué, attaché sur une table, pour subir la Grande Opération (lobotomisation du cerveau), le héros a du reste un entretien avec le Bienfaiteur, où il est question de Bonheur et de Paradis, réalités revendiquées et strictement encadrées par le régime.

 

Prolongements

Face aux tyrannies, quelques intellectuels au premier rang desquels se trouve George Orwell ont été des opposants lucides. Il manqua à certaines élites une lucidité politique qui n’est pas nécessairement le corollaire des talents littéraires ou artistiques : d’innombrables exemples l’ont prouvé, dont le voyage à Berlin en 1941 de Derain, Vlaminck, Van Dongen, Paul Belmondo…

Le XXème siècle a présenté l’alternative : tyrannie ou prospérité. De grandes tyrannies d’hier ont disparu du fait de leur incapacité à gérer l’économie. Le défi majeur de l’avenir sera peut-être un type de tyrannie apparemment efficace, sur le modèle chinois, dans une société très contrôlée. Mais une tyrannie reste toujours trompeuse et destructrice du genre humain. Le sujet de la « tyrannie efficace » est donc essentiel et méritera une réflexion approfondie.

 

[1] Traduction de Josée Kamoun, Gallimard, 2018. La publication originale de 1984 en langue anglaise date de 1949.

[2] Raymond Boudon, L’Idéologie, ou l’origine des idées reçues, Points Essais, 2011.

[3] Pour tout ce qui est biographique, il est incontournable de se référer à : Bernard R. Crick, George Orwell: une vie, Balland, 1982

[4] Revue Commentaire, n° 30, été 1985

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Journal des Libertés

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