De James C. Scott
La Découverte, 2019*

A l’heure où l’excellence se publie en anglais, la traduction en français aux éditions La Découverte de l’ouvrage de synthèse de l’historien et anthropologue américain James C. Scott ne peut qu’intéresser tous les citoyens qui veulent connaître l’origine de l’État. Cette note de lecture présente succinctement la thèse défendue par James C. Scott puis discute de son intérêt pour les défenseurs de l’éthique de la liberté.

État et domestication

Contrairement à ce que le titre en anglais indique (Against the Grain), l’ouvrage de J.C. Scott ne traite pas seulement des liens d’affinités qui existent entre les céréales et le développement des États. Il est aussi et surtout, comme l’indique judicieusement le titre français, un livre sur la domestication des animaux et des végétaux pour et par les hommes, et sur la domestication des hommes par d’autres hommes, ceux qui contrôlent l’État. Il est sur la soumission et les moyens que trouvent les subalternes pour y échapper. Il prolonge à cette occasion les travaux de l’anthropologue français Pierre Clastres (1939-1977[1]) qui établit que les hommes peuvent parfois revenir à des techniques considérées comme moins évoluées pour échapper à la domestication qu’impose l’État.

La domestication est – au sens large et selon Scott – « l’effort continu d’Homo Sapiens en vue de façonner tout son environnement à sa guise » (Scott 2019, p.35). Elle est présentée comme une notion concurrente de l’anthropocène[2]. James C., Scott distingue deux types d’anthropocène : l’anthropocène fort et l’anthropocène faible. L’anthropocène fort, ou l’époque de l’homme « fort » aurait commencé avec la dispersion planétaire de déchets radioactifs alors que l’époque de l’homme « faible » remonte aux premiers usages du feu par l’homo erectus, soit il y a au moins un demi-million d’années, et passe par les premières entreprises de défrichage au bénéfice de l’agriculture et du pâturage, avec leurs conséquences en termes de déforestation et de colmatage des cours d’eau (Scott 2019, p.35). L’anthropocène faible est la conséquence de la domestication de la nature. La domestication de la nature crée une empreinte écologique, que certains écologues se proposent de mesurer par des indicateurs qui comptabilisent la pression exercée par les hommes envers les ressources naturelles et les services écologiques fournis par la nature. Cela permet de rappeler que derrière le livre de James C. Scott il y a aussi une critique du progrès, de l’idée qu’aujourd’hui l’homme a un confort qu’il n’avait pas hier. Sa référence aux travaux de Marshall Sahlins (2017[3]) en est la preuve. C’est probablement ce qui a permis à James C. Scott d’être connu et traduit en français aux éditions La Découverte.

Mais l’ouvrage contient également des thèses sur l’origine de l’État beaucoup plus hétérodoxes. L’État existe, dit-il, lorsqu’il y a « un souverain, un personnel administratif spécialisé, une hiérarchie sociale, un centre monumental, des murailles encerclant la ville et un schéma de prélèvements et de redistribution fiscale » (Scott 2019, p.19 et 139). Il fait émerger une classe de parasites qui vivent du travail forcé et de l’impôt. Il étend la domestication de la nature à l’homme lui-même.

A l’origine de l’institutionnalisation de cette classe de parasite, via la formation de l’État primitif, il y aurait l’invention de l’agriculture sédentaire. L’État n’invente pas l’agriculture sédentaire, mais entretient avec elle une affinité élective. L’agriculture sédentaire rend, en effet, les hommes captifs des céréales. Les hommes de l’État perçoivent dans la réduction de la diversité des alternatives alimentaires un moyen d’installer leur pouvoir et de vivre en parasite sur le dos des paysans, des agriculteurs. Ce n’est pas un hasard, dans ces conditions, si les États primitifs sont aussi des États céréaliers (Chapitre 4) qui restent fragiles car toujours menacés par la fuite et l’attractivité de modes de vie moins laborieux et moins liberticide.

A l’origine de l’agriculture sédentaire il y a la domestication des céréales. Cette agriculture trouve ses origines dans la maîtrise du feu, des plantes et des animaux (Chapitre 1). Le feu a permis à l’homme de recomposer les paysages afin de faire de la nature un garde-manger. Les premiers feux d’origine anthropique remontent au moins à 400 000 ans. Ils ont permis la cuisson des aliments, favoriser la digestion et réduit la quantité de nourriture nécessaire. Ces gains d’efficacité nutritionnelle expliquent l’augmentation de la taille du cerveau et une plus forte concentration de la population dans des zones réduites. C’est en 12 000 avant Jésus-Christ que les populations de chasseurs-cueilleurs s’installent dans des zones humides comme la Mésopotamie ou la vallée du fleuve jaune, en Chine. De moins 4000 à moins 2000 avant J.C. les premiers États (Uruk) apparaissent. Il n’y a pas de lien de cause à effet entre agriculture sédentaire et origine de l’État. Le premier s’est développé sans l’aide du second.

L’agriculture sédentaire n’est pas non plus un progrès. Il n’y a en ce sens aucune aspiration à la sédentarité. On pourrait même penser le contraire car l’agriculture sédentaire crée un contexte favorable i) aux épidémies et ii) à la naissance d’une caste de parasites vivant de l’impôt.

  1. Le regroupement dans un même espace clos d’hommes, d’animaux domestiqués et de plantes favorise les maladies comme la rougeole, les oreillons, la diphtérie et d’autres infections (Chapitre 3). L’agriculture sédentaire n’a pas seulement cet effet épidémiologique. Elle est aussi éreintante et pénible. Elle a rendu les hommes prisonniers de l’horloge génétique d’une poignée d’espèces cultivées en particulier le blé et l’orge en Mésopotamie (Scott 2019, p.106).
  2. La domestication des céréales et des animaux crée aussi les conditions d’émergence des États primitifs. C’est là que la notion wébérienne d’une affinité sélective entre les céréales et l’État est utilisée (Scott 2019, p.132). L’État n’aurait pas pu se développer sans les céréales et les céréales sans l’État.

L’État primitif n’existe, en effet, que dans un monde où il n’existe guère d’autres options qu’un régime alimentaire dominé par les céréales domestiquées (Scott 2019, p.38). En conséquence, les hommes de l’État, ceux qui vont en profiter, ont intérêt à ce que les hommes abandonnent leur tradition de chasse et de cueillette, afin de les rendre dépendant de la production agricole et de leurs décisions. L’État n’invente donc pas l’agriculture sédentaire et le regroupement des populations humaines, mais les instrumentalise pour installer son pouvoir, et domestiquer le plus grand nombre. Cette affinité élective entre État et céréales s’explique par les caractéristiques de l’ordre céréalier.

  1. Avec l’agriculture sédentaire et les céréales, l’État peut, tout d’abord, justifier son existence en aménageant les champs, en investissant dans l’irrigation pour faciliter le travail agricole et en maintenant les hommes dans l’état domestique dans lequel l’agriculture les a placés. Un tel rôle n’est pas envisageable dans un ordre nomade où la chasse et la cueillette président à la survie du groupe. L’agriculture sédentaire enchaîne l’homme à la terre. La terre peut être contrôlée par la force de l’État (territoire). L’agriculture sédentaire rend captif.
  2. Avec l’agriculture sédentaire et les céréales, l’État peut ensuite justifier l’existence du travail forcé et de l’impôt.
    1. Le travail forcé se fait au nom de l’intérêt général (investir dans les systèmes hydrauliques, la maitrise de l’eau).
    1. Les coûts de perception de l’impôt baissent avec les céréales (Scott 2019, p.12 et p.146). Seules les céréales sont bien adaptées à la concentration de la production, au prélèvement fiscal, à l’appropriation, aux registres cadastraux, au stockage et au rationnement.

L’histoire confirme cette hypothèse. Les États-primitifs – Mésopotamie, Égypte, vallée de l’Indus, fleuve jaune – sont effectivement tous des États céréaliers reposant sur le blé, l’orge, et dans le cas du fleuve jaune, le millet (Scott 2019, p.145). Les États primitifs se développent donc là où les conditions agro-écologiques de la culture des céréales sont réunies (présence d’eau et de sols alluviaux) (Chapitre 4).

Comme l’agriculture sédentaire (épidémie et pénibilité), l’État reste, cependant, une forme d’ordre fragile (Chapitre 6). Il est sous la menace de lui-même (impôt excessif, esclavage et épidémie), et des autres États (guerre et défaite militaire).

L’État primitif est fragile parce qu’il vit du travail des autres (classe de parasite). Les hommes ne sont pas faits pour être domestiqués. Ils vont alors chercher à fuir. L’État est menacé en permanence par le risque de perte de main d’œuvre (fugitif). Ce risque de fuite s’explique par les risques d’épidémie induit par la forte concentration des populations humaines dans les villes (centre de pouvoir), par l’intérêt du nomadisme et de la vie de chasseur-cueilleur et par l’excès d’impôt. L’impôt et le travail forcé ont, en effet, une même conséquence. Ils baissent les coûts de la défection, de la fuite. Ils obligent l’État à construire des murailles pour se protéger des autres États, mais aussi et surtout pour empêcher les hommes de partir. La menace que constitue les autres États impose cette stratégie car en général l’État le plus peuplé est aussi le plus riche ; et l’État le plus riche ensuite l’emporte militairement sur ses rivaux de taille inférieure. L’État ne fait pas, dans ces conditions, la guerre pour agrandir son territoire, mais pour augmenter le nombre des hommes qu’il peut mettre en esclavage. Le nombre de plus en plus important d’esclaves est la conséquence de la généralisation des États et du besoin toujours plus important de travail forcé exigé par le travail de la terre. Il n’y a pas d’État primitif sans esclave (Scott 2019, p.173). La guerre et l’esclavage sont ensuite liés par la guerre de capture (Scott 2019, p.175). L’esclavage étant la forme ultime de domestication (Scott 2019, p.183 et 188). Il vise au contrôle d’une route commerciale, à l’élimination d’un rival, à l’obtention d’un butin, et en particulier de prisonniers, de futurs esclaves (Scott 2019, p.189), mais aussi à des déportations et des réinstallations forcées (Scott 2019, p.193).

L’État n’invente donc ni l’agriculture sédentaire, ni la guerre, ni l’esclavage mais des sociétés de grande taille reposant sur le travail forcé et une main d’œuvre asservie (Scott 2019, p.196). L’État n’est de plus qu’une exception historique (Scott 2019, p.152, 229 et 233). Il ne va pas de soi que la forme État se soit imposée, car l’agriculture sédentaire reste peu attractive et l’État fragile (épidémie, manque de liberté, impôt, guerre entre États, etc.). Une part de la population mondiale reste d’ailleurs indomptée (Scott 2019, p.235), mais comme les animaux et les végétaux une partie est domestiquée (Scott 2019, p.183-185).

Conséquences sur notre représentation de l’État

Ce livre est une mine d’informations sur les avancées de l’archéologie et de la protohistoire ; sur le fonctionnement et la formation des premières sociétés et des États primitifs. Il peut nourrir la réflexion des défenseurs de l’éthique de la liberté sur l’origine des États. Il ne doit pas cependant en faire oublier les différences fondamentales de perspective qui existent entre l’anthropologie anarchiste et les défenseurs de l’éthique de la liberté.

En accord avec les historiens anarchistes et les libéraux, Scott rompt, tout d’abord, avec la thèse selon laquelle la naissance des premiers États au Moyen-Orient marque le début de la civilisation. L’État ne s’impose pas comme la forme dominante de gouvernement pour des raisons d’efficience ou d’efficacité, mais parce qu’il réussit par la force à avoir le monopole de la violence. James C. Scott confirme ici dans ses grandes lignes la position des économistes libéraux français du XIX° siècle. L’État est un bandit, un prédateur. Il invente une forme sophistiquée de prédation légale (Garnier – 1848 [4]). L’apport de Scott est par conséquence historique et non praxéologique. L’État est bien historiquement « la systématisation du processus prédateur sur un territoire donné ». « Il fournit le canal légal, ordonné et systématique, pour la prédation de la propriété privée ; il rend certaine, sécurisée et relativement ‘paisible’, la vie de la caste parasitaire de la société. Comme la production doit toujours précéder la prédation, le marché est antérieur à l’État. L’État n’est pas la conséquence d’un contrat social. Il est né par la conquête et par l’exploitation » (Rothbard 1974[5], p. 59-60). Rothbard et Scott sont d’accord. L’origine de l’État n’est ni l’intérêt général ni le contrat social, mais l’intérêt d’une élite qui souhaite vivre en parasite sur le travail des autres et les soumettre à leur loi. Il fait de l’impôt une forme de prédation légale des faibles politiquement par les forts (Friedman 1973[6] ; Rothbard 1982[7], Lemieux 1983[8] ; Salin 2000[9]). Cette figure de l’État bandit explique pourquoi les indomptés vont chercher par tous les moyens à échapper à l’État et pourquoi finalement la frontière n’est pas un moyen de protéger les hommes des invasions barbares, mais de protéger l’État de l’exode de sa main d’œuvre. La frontière n’est plus un instrument de sécurisation. Elle ne protège plus elle enferme. Elle confine. Elle empêche l’homme de fuir, de quitter l’État, de faire sécession.

Une telle conclusion rappelle l’importance des débats qui existent entre les anarcho-capitalistes qui ne voient dans l’État qu’un bandit qu’il faut fuir par tous les moyens – et notamment par la création de territoires artificiels sur les océans non encore appropriés par les États[10] (ultimate secession[11]) – et les libéraux classiques qui s’accrochent à cette idée qu’il est encore possible pour les faibles de protéger leur liberté en enchaînant l’État au droit, à l’obligation de respecter leur droit naturel. La stratégie de sécession ultime consiste à fuir l’État en créant des îles artificielles dans les zones non encore contrôlées par les États ou que les États estiment sans valeur. Elle relève bien d’une même démarche anarchiste

Là encore les travaux de James C. Scott replacent dans l’histoire longue des sociétés humaines ce type de projet. James C. Scott (2009[12]) a en effet écrit une histoire anarchiste des hautes terres d’Asie du Sud-Est qui décrit l’art des indomptés « de ne pas être gouvernés ». Elle met en exergue l’importance de la périphérie du pouvoir d’État. Certains individus choisissent d’être à la périphérie, d’esquiver l’État. Il refuse alors le statut de paysan et choisissent des agricultures mobiles, la chasse et la cueillette (Scott 2013, p.343). Ils choisissent de se mettre à distance de l’État (régions géographiquement reculées), d’être mobiles afin de ne pas pouvoir être taxés et de limiter leur taille afin de ne pas créer les conditions d’émergence d’une autorité centrale (Scott 2013, p.343-349). Ces peuples choisissent alors ce que Scott appelle l’agriculture fugitive (Scott 2013, p.349) pour éviter l’État et ses coûts (épidémie, esclavage, taxe, travail forcé, etc.). La fuite, la défection (exit) est une possibilité. Elle met les États en concurrence et leur impose de construire des murailles ou de négocier des conditions plus favorables aux fuyards (baisse d’impôt, diminution du travail forcé, moins de réglementation, etc.)

     En accord avec les libéraux, James C. Scott développe aussi une théorie de la construction sociale de la légitimité des États. Si l’archéologie et l’anthropologie ne permettent pas d’affirmer que l’État naît de l’inefficience des ordres sans État pourquoi une telle hypothèse reste dominante ?

James C. Scott a une réponse qui sied à tous ceux qui ont étudié l’instrumentalisation de l’histoire, de la religion et de la science par les hommes de l’État. Il soutient que les historiens sont généralement payés par les hommes de l’État pour glorifier son action. Il ne faut pas alors seulement se méfier de l’État et de la domestication qu’il impose aux hommes, il faut aussi se méfier de l’histoire officielle, écrite par les domestiques de l’État. L’écriture, et le nombre sont des formidables inventions, mais elles ont permis à l’État de compter, de mesurer, de contrôler et surtout de raconter une histoire qui lui est favorable. L’État invente la figure du barbare ignorant (Chapitre 7), du sauvage (Scott 2019, p.235), du risque de l’effondrement des civilisations c’est-à-dire de lui-même alors qu’il n’a pas civilisé mais profité du travail de l’homme. Il crée le mythe des âges sombres pour mieux se sacraliser. Un peu comme cette histoire du moyen âge que Bernard Charbonneau[13] réhabilite en parlant d’anarchie chrétienne, d’un temps européen sans État et qui pour de nombreux économistes contemporains est à l’origine du succès de l’Europe.

     Ces points d’accord ne doivent pas cependant conduire à placer James C. Scott parmi les penseurs et les intellectuels libéraux.

James C. Scott est un anthropologue anarchiste. Il n’est ni anarcho-capitaliste ni libéral classique. Il n’est pas anarcho-capitaliste car il associe le capitalisme à l’État. Il pense que « l’État est pour les entreprises, un soutien, un facilitateur et un outil disciplinaire qui soumet les populations à l’ordre voulu » (Scott 2019, journal Libération). Le capitalisme n’aurait pas la forme qu’il a sans l’État, mais il trouve dans l’État un allié. Il faut alors s’en émanciper. C’est ici comme si le capitalisme était une personne et instrumentalisait l’État. Une telle position est pourtant difficile à tenir car elle suppose que l’on puisse instrumentaliser une organisation (l’État) qui s’est arrogé le monopole de la force. Il n’est pas non plus libéral classique, car il ne croît pas que l’État puisse accepter de limiter ses pouvoirs pour devenir plus robuste, car plus respectueux des libertés individuelles. L’État ultra minimal est un fait historique, l’État minimal une construction sociale.

La position de J. C. Scott n’est pas, de plus, seulement anarchiste. Elle véhicule une représentation très négative de l’homme. L’usage de la notion d’anthropocène (fort et faible) exprime cette crainte de l’homme. Scott ne dit pas seulement que l’agriculture sédentaire a été instrumentalisée comme la religion et le commerce, par les hommes de l’État. Il développe une critique presque essentialiste de l’agriculture sédentaire et plus généralement de l’installation, de l’inscription dans la pierre, de l’immuable de l’activité humaine. Il y a derrière ses travaux une critique de l’éternel et un hymne à l’évanescence, à tout ce qui est fugitif, instantané. Il y a aussi une peur de l’homme, une forme de malthusianisme (Scott 2020, journal Libération). Les libéraux peuvent à mon avis accepter sans trop de discussions une explication instrumentale de l’agriculture sédentaire. Ils seront plus divisés, en revanche, sur la radicalité de la critique des grains, de l’agriculture, de l’enracinement dans un territoire, car ces critiques portent en elle une critique beaucoup plus radicale du progrès, de la représentation que l’on se fait d’un monde civilisé. Il n’est pas impossible, en effet, que l’homme trouve dans le travail, et le travail de la terre en particulier, une forme de rédemption. Il n’est pas impossible, non plus, que sans l’État le nomadisme ait reculé au profit des sociétés sédentaires. Cela ne peut être pensé qu’à partir d’une démarche contrefactuelle, du type « que ce serait-il passé si l’État primitif n’était pas né ? » Ce que ne fait pas James C. Scott.

Le dernier point qui pourrait éloigner James C. Scott de l’éthique de la liberté est sa critique de la hiérarchie, et sa position sur la soumission des subalternes. La hiérarchie, l’obéissance et les inégalités ne sont pas mauvaises en elles-mêmes. Pour le dire autrement, il faut poser préalablement un principe éthique. Ce que ne fait pas James C. Scott. Les libéraux ne condamnent pas, me semble-t-il, l’obéissance en tant que tel. Ils estiment, en revanche, qu’obéir sous la contrainte d’une arme est immoral. Il est plutôt juste de se soumettre à la vérité, d’accepter son impuissance, de féliciter son adversaire lorsque l’on a perdu (sport, jeux, etc). S’il est correct de condamner les inégalités politiques issues de la spoliation d’État (parasitisme), il n’en est pas de même pour les inégalités économiques issues de différentiels de productivité ou d’inventivité. La justice impose seulement que chacun ait selon ses œuvres. Le livre de James C. Scott a là aussi une position qui ne sied pas à l’esprit de mesure et de justice des défenseurs de l’éthique de la liberté.

Le livre de James C. Scott s’accorde donc bien avec les libéraux sur l’origine de l’État. L’État primitif n’est pas une instance de protection. Il est fondamentalement une organisation violente qui perçoit dans l’agriculture sédentaire la possibilité de vivre en parasite. Il ne peut survivre qu’en mettant une grande partie de la population en esclavage. La servitude est en ce sens une condition de la survie des États primitifs (Grecs). La disparition d’un État primitif n’est pas en ce sens un retour à l’état sauvage, à la barbarie, mais l’opportunité de reconstituer les ordres polycentriques qui ont fait la prospérité des communautés humaines avant la généralisation sur tous les territoires des États environ 1600 après J.C. Ce point d’accord ne rend pas pour autant possible l’assimilation de l’anthropologie anarchiste à l’éthique de la liberté et à sa culture universaliste. Elle ne dit rien non plus sur la proximité ou la distance des États modernes aux États primitifs.


[1]    C’est du moins ce que James C. Scott confesse à Thibaut Sardier pour le journal Libération du 21 juin 2019 dans un article intitulé « On ne se débarrassera pas de l’État. Notre seul espoir, c’est de le domestiquer ».

[2]    Le concept d’anthropocène signifie l’époque de l’homme. Il a été proposé en 2000 par le chimiste Paul Crutzen (Prix Nobel 1995) et le biologiste Eugène Stoermer. L’époque de l’homme débuterait pour ces deux auteurs avec la révolution industrielle, à la fin du XVIII° siècle. Ce concept reste très contesté, notamment par les géologues.

[3]    Sahlins, M., 2017, Age de pierre, âge d’abondance, l’économie des sociétés primitives, Paris, Folio.

[4]    Joseph Garnier (1848). « De la spoliation légale », Journal des économistes, Paris, Guillaumin, Juillet, pp. 363-374. Cette expression de prédation légale est encore utilisée par des économistes comme Bruce Benson, ou R. G. Holcombe (ancien président de la Public Choice Society, 2008).

[5]    Rothbard, M., 1974. “The Anatomy of the State,” in Egalitarianism as a Revolt Against Nature and Other Essays Washington, D.C.: Libertarian Review Press, Lien https://bit.ly/3chqkR7

[6]    Friedman, David 1973. The Machinery of Freedom. Guide to radical capitalism, traduction française 1992, Les Belles Lettres, Vers une Société sans Etat, Paris.

[7]    Rothbard, Muray 1982. The Ethics of Liberty. Humanities Press, Atlantic Highlands. Traduction française, L’éthique de la liberté, traduit par François Guillaumat pour les éditions Les Belles Lettres en 1991.

[8]    Lemieux, Pierre 1983. Du libéralisme à l’anarcho-capitalisme, collection Libre échange, PUF, Paris.

[9]    Salin, Pascal 2000. Libéralisme, Odile Jacob, Paris.

[10]   Cette condition est importante car il est souvent affirmé que « les territoires sans maître n’existent plus ». La conséquence est que la formation d’un État procédera nécessairement de l’association ou de la dissociation d’États existants. Lien : https://bit.ly/2FZT5Fz. Cela explique que pour créer un ordre sans État il faille avoir l’accord des États. C’est ce qu’a obtenu la fondation Seasteading Institute au large de la Polynésie pour construire un projet pilote d’île artificielle sans État ni entraves Lien : https://bit.ly/32P5KUN.

[11]   Jérome Fourquet a popularisé l’idée que la sécession ultime des riches notamment était l’évasion fiscale. Cette idée est erronée, car initialement et logiquement la sécession ultime est la fuite dans des territoires encore non contrôlé par les États.

[12]   Scott, J.C., 2009. The Art of Not Being Governed. An Anarchist history of Upland Southeast Asia, Yale University, traduction française, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Editions du Seuil 2013. Une histoire anarchiste des hautes terres du Sud-Est, postface de Romain Bertrand.

[13]   Charbonneau, Bernard 1987. L’Etat, Economica, Paris.


* Titre original: Against the Grain: A Deep History of the Earliest States, Yale University Press 2017.

François Facchini est Professeur Agrégé des Universités en Sciences Economiques. Il est en poste à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et responsable du Programme Politiques Publiques du Centre d’Economie de la Sorbonne (CES).

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Journal des Libertés

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