* Cet article est la traduction d’un article intitulé ‘Mehr Wirtschafts-wachstum durch eine unabhängige Justiz?’ publié dans «Justice – Justiz – Giustizia» 2015/3; lui-même inspiré de l’article : « Economic growth and judicial independence, a dozen years on: Cross-country evidence using an updated set of indicactors », European Journal of Political economy (Volume 38, pages 197-211), 2015.

Résumé

Un pouvoir judiciaire indépendant peut conduire à une croissance économique plus rapide. Pour tester cette hypothèse, Feld et Voigt (2003) ont conçu deux indicateurs pour mesurer l’indépendance du pouvoir judiciaire de jure et de facto. Pour la première fois, la mesure n’était pas basée sur des évaluations subjectives, mais sur des faits objectifs. Dans cet article, nous présentons les valeurs actuelles des indicateurs et montrons que l’indépendance judiciaire de jure n’est pas corrélée de façon systématique avec la croissance économique, alors que l’indépendance judiciaire de facto est très significative et très fortement corrélée à la croissance. Cette relation est indépendante du niveau de revenu d’un pays.

  1. Introduction : de jure et de facto

Pour qu’une économie de marché soit prospère un État fort capable de garantir les droits de propriété privée est nécessaire. Cependant, la force d’un État peut aussi être sa plus grande faiblesse : si l’État est assez fort pour faire respecter les droits de propriété, il l’est probablement aussi suffisamment pour passer outre ces droits. Cette idée n’est en aucun cas nouvelle ; on la trouve déjà, dès 1651, sous la plume de Thomas Hobbes[1] : « Nam qui satis habet virium ad omnes protegendos, satis quoque habet ad omnes apprimendos. » (1651, Ch VI, n 3)[2].  Ce problème peut être décrit comme le « dilemme de l’État fort » et a occupé les théoriciens de l’État ainsi que les économistes jusqu’à ce jour.

La simple promesse des représentants de l’État de protéger les droits de propriété à l’avenir est-elle crédible ? Les investisseurs potentiels savent bien que l’État aura peu d’incitations à tenir une telle promesse une fois qu’ils auront investi. En revanche, une justice indépendante de l’état peut aider à résoudre ce dilemme et ainsi faire en sorte que toutes les parties prenantes soient gagnantes. Lorsque le pouvoir judiciaire permet de crédibiliser les promesses de l’État, les investissements sont plus nombreux, l’économie croît plus vite et les représentants de l’État peuvent compter sur des recettes fiscales plus élevées. Puisque nous pourrions tous bénéficier d’une telle indépendance, on pourrait s’attendre à ce que, partout dans le monde, les cours de justice soient indépendantes des autres pouvoirs. Cependant, à son tour, la simple promesse d’un pouvoir judiciaire indépendant ne suffit pas à rassurer les investisseurs. Et si ces derniers ne croient pas en cette promesse, leur comportement d’investissement ne changera pas. C’est pourquoi il est bon de distinguer entre indépendance de jure et indépendance de facto. L’indépendance de jure est celle que l’on peut lire dans les textes de loi en vigueur ; l’indépendance de facto se réfère à l’indépendance dont jouissent effectivement les juges dans leur travail quotidien. L’indépendance de facto c’est le fait de pouvoir mener son mandat à son terme, c’est la mesure dans laquelle les décisions de justice ont un impact sur l’action gouvernementale, etc.

Feld et Voigt (2003) ont introduit il y a un peu plus de 10 ans des indicateurs d’indépendance de jure et de facto. C’était alors la toute première tentative pour mesurer de façon objective le degré d’indépendance du pouvoir judiciaire. Dans cette étude nous présentons les mesures actualisées pour un nombre plus important de pays et nous nous en servons pour répondre à trois questions :

  1. Est-ce qu’une plus grande indépendance conduit effectivement à une croissance plus forte ?
  2. Est-ce qu’une amélioration de l’indépendance conduit à un taux de croissance plus élevé ?
  3. Existe-t-il d’autres provisions constitutionnelles qui ont un impact sur l’efficacité de l’indépendance judiciaire ?

A partir d’un large échantillon de 104 pays nous constatons qu’au cours de la période examinée (1990-2008) ; (i) l’indépendance de jure n’est quasiment sans aucun lien avec la croissance économique alors que l’indépendance de facto entretient un lien très étroit avec cette dernière ; (ii) les améliorations apportées à l’indépendance judiciaire de facto se traduisent effectivement par des taux de croissance plus élevés ; (iii) l’effet de l’indépendance de facto sur la croissance économique est renforcé par un niveau élevé de séparation des pouvoirs et par des formes de gouvernement de type semi-présidentiel.

Le reste de cet article est structuré comme suit : la section 2 présente de façon succincte les fondements théoriques sur lesquels notre travail empirique est construit. Dans la section suivante nous introduisons les deux indicateurs. Dans la section 4 nous discutons des possibles « complémentarités » (interactions) entre l’indépendance judiciaire et d’autres règles constitutionnelles telles que le bicaméralisme, le fédéralisme et le type du régime de gouvernement. Les résultats sont présentés dans la section 5 et la section 6 conclut.

  • Indépendance de la justice : les fondations théoriques

Une justice est indépendante lorsque les juges savent que leurs jugements seront suivis indépendamment du fait que ces jugements soient ou ne soient pas conformes à l’intérêt de l’exécutif dont dépend l’application de la décision. Cette indépendance requiert également que les juges n’aient pas à craindre que leurs jugements soient suivis, pour eux, de conséquences négatives telles que la perte d’emploi ou un moindre revenu.

Nous proposons de distinguer trois situations typiques dans lesquelles l’indépendance de la justice est importante.

  1. Conflits entre citoyens. Si un contrat a été passé et que l’une des parties estime que l’autre n’a pas rempli ses obligations contractuelles alors un jugement impartial est nécessaire. Si les deux parties croient en l’impartialité du juge alors les coûts (de transaction) seront réduits.
  2. Conflits entre les citoyens et le gouvernement. Les tribunaux vérifient si les membres du gouvernement ont bien observé les normes légales applicables. Si le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant de l’exécutif et du législatif, les citoyens ne feront plus confiance aux représentants de l’État.
  3. Conflits entre différentes organisations gouvernementales. En l’absence d’un arbitre impartial et indépendant capable de trancher un conflit, les conflits peuvent aisément et rapidement se transformer en un pur jeu de pouvoir.

Une tâche essentielle du gouvernement, quelle qu’en soit la forme, est de réduire l’incertitude. Les lois ne peuvent réduire l’incertitude que dans la mesure où les citoyens savent que les lois seront respectées. Une justice indépendante peut faire en sorte que les promesses gouvernementales – par exemple, la promesse de protéger la propriété privée – se transforment en obligations crédibles (Voigt et Gutmann, 2013[3]).

Si la justice assume correctement ces fonctions, les investissements suivront et apporteront avec eux une plus grande spécialisation. C’est pourquoi l’indépendance de la justice encourage la croissance économique.

  • Une description des deux indices
  • Remarques introductives

Les indices présentés dans cette section ont été introduits par Feld et Voigt (2003). Ils sont construits à partir de quelques considérations simples. Dans de nombreux pays le judiciaire est composé de milliers de décideurs ; il est donc nécessaire de réduire considérablement cette complexité pour ramener l’indépendance du judiciaire à un seul nombre. Sachant que tous les systèmes judiciaires sont organisés sous un mode hiérarchique et que les cours supérieures peuvent passer outre les décisions des tribunaux inférieurs, l’indépendance de la Cour suprême est appelée à jouer un rôle déterminant dans l’indépendance du système judiciaire dans son ensemble. Pour cette raison, nous nous concentrons exclusivement sur la plus haute cour pour chaque système, que ses compétences soient limitées aux questions de constitutionalité (ainsi que c’est le cas en Allemagne avec la Cour Fédérale Constitutionnelle) ou s’étendent à tous les domaines du droit (ce qui est le cas de la Cour suprême des États-Unis). Qui plus est, les données rassemblées dans le cadre du World Justice Project, suggèrent que les degrés d’indépendance de la plus haute cour et des cours de première instance sont fortement liés. Nous sommes aussi à la recherche d’un indicateur objectif basé sur des données vérifiables et non sur des évaluations subjectives. C’est là un avantage important de notre indice si on le compare avec les autres indices disponibles.

  • Un indice de l’indépendance de jure du judiciaire

Cet indice est uniquement fondé sur des considérations légales telles qu’elles émergent de la législation et d’autres documents officiels. Plus précisément, nous prenons en compte 23 paramètres qui sont résumés au moyen de 12 variables pour constituer une mesure de l’indépendance judiciaire formelle. Chacune de ces 12 variables prend des valeurs entre 0 et 1, une valeur plus grande signifiant un degré d’indépendance plus élevé. La somme des variables est ensuite divisée par le nombre de variables pour lesquelles des données sont disponibles en sorte que l’indice prend lui aussi des valeurs entre 0 et 1. Voici une brève description des 12 variables :

     (1/2) L’indépendance des juges repose sur la stabilité des arrangements institutionnels au sein desquels ils opèrent. Au plus il est difficile de modifier ces arrangements, au plus ils seront stables. Si ces arrangements sont inscrits dans la constitution il sera plus difficile de les modifier que lorsqu’ils sont définis par de simples lois. Bien entendu, ceci ne sera vrai que là où il est plus difficile d’amender une constitution que de changer une simple loi. En conséquence nous examinons (1) si la Cour suprême est prévue par la constitution et (2) s’il est difficile de modifier la constitution.

     (3) La procédure de nomination des juges devrait autant que possible être soustraite à l’influence des branches législative et exécutive. Plus faible sera cette influence, plus élevé sera l’indicateur.

     (4/6) La durée des mandats est également importante pour l’indépendance judiciaire. Nous soutenons que plus le mandat est long, plus les juges sont indépendants. Cette indépendance se trouve aussi renforcée lorsque les juges ne peuvent être changés qu’en suivant des procédures légales prédéfinies.

     (5) Les juges sont moins indépendants lorsque leur mandat peut être renouvelé car cela les pousse à prendre en compte les préférences de ceux qui décident du renouvellement, ou du non renouvellement, de leur mandat.

     (7) Si les représentants des autres branches du gouvernement ont le pouvoir de modifier le revenu des juges, cela nuit à l’indépendance de la justice en incitant les juges à prendre en compte les préférences de ces autres branches. Une règle qui interdit une réduction du salaire des juges accroît l’indépendance de ces derniers.

     (8) Par ailleurs, la rémunération des juges devrait être comparable à celles de ceux qui occupent des postes requérant des qualifications similaires.

     (9) Pour que l’indépendance de la justice ait une quelconque pertinence, une condition préalable est qu’il soit possible de faire appel aux tribunaux.

     (10) Lorsqu’une seule personne porte la responsabilité d’attribuer les nouveaux cas aux magistrats – le président de la cour par exemple – il peut être intéressant de corrompre cette personne, ce qui conduit donc à une moindre indépendance. A l’opposé, des règles générales pour répartir les cas devraient conduire à plus d’indépendance.

     (11) Les pouvoirs conférés à la cour supérieure ne sont pas directement reliés à son indépendance. La cour a besoin d’un certain nombre de compétences afin de contrôler les activités des autres branches de gouvernement. Contraindre l’exécutif et le législatif à respecter la constitution devient possible avant tout si la cour a les compétences pour examiner la constitutionalité des lois.

     (12) Si les cours de justice ont l’obligation de rendre publiques leurs décisions, un débat public peut voir le jour. Il devient alors plus difficile pour le gouvernement d’exercer des pressions sur la cour.

  • Un indice de l’indépendance juridique de facto

Pour évaluer le degré réel d’indépendance nous regardons une fois encore des aspects très divers. Les huit variables prennent ici aussi des valeurs comprises entre 0 et 1. L’indice de jure est basé sur la législation. Pour cette raison il peut être calculé à n’importe quel moment ; cela est valable également en cas de changements fréquents de la législation ou de la constitution. Pour l’indice de facto il en va autrement. Par exemple, la durée du mandat d’un juge senior ne peut être mesurée que si la législation est restée inchangée pour une période suffisamment longue. Nous avons choisi la période 1970-2010 pour construire notre indice. Nous avons choisi une période aussi longue parce que nous pensons qu’un gouvernement ne peut se forger une réputation de « respect pour la loi » – ou de respect pour l’indépendance du judiciaire – en une nuit mais que cela prend du temps. Voici une brève description des huit variables.

(1-3) Nous codons la longueur moyenne du mandat effectif des hauts magistrats sur cette période de 40 ans.

(4) Nous regardons si les gouvernements peuvent faire basculer la majorité des magistrats en leur faveur en changeant le nombre de juges. De tels changements nuisent à l’indépendance de la justice.

(5/6) Nous avons déjà mentionné la nécessité d’un revenu adéquate. Pour apprécier ce qu’il en est dans la réalité nous regardons si le revenu réel (c’est-à-dire le revenu nominal ajusté pour l’inflation) n’a pas baissé au cours des 40 dernières années. La qualité des décisions de justice ne dépend pas uniquement de la qualité des juges mais aussi du nombre d’employés, de la taille de la bibliothèque, de la mise à disposition d’ordinateurs performants, etc. Pour cette raison nous regardons si le budget des cours de justice est au moins resté stable, en termes réels, au cours de ces 40 années.

(7) Chaque modification du cadre légal qui encadre les opérations de la Cour suprême est source d’incertitude et nourrit les doutes que l’on peut entretenir sur la permanence des règles. Il est supposé en conséquence que des changements fréquents nuisent à l’indépendance de la justice.

(8) Au plus les autres membres du gouvernement refuseront d’appliquer les décisions de la Cour suprême, au plus faible sera l’indépendance de la justice.

Nous avons pu calculer les valeurs de ces indicateurs pour 124 pays. Les données nécessaires ont été recueillies par des experts dans chacun des pays à partir d’un questionnaire. Leur travail consistait, non pas à partager des évaluations subjectives, mais uniquement à collecter des données. Parmi nos experts il y avait des hauts magistrats, des professeurs de droit mais aussi des activistes travaillant pour des organisations non-gouvernementales telles que Transparency International. Pour une très large majorité de pays nous disposions de plusieurs questionnaires ce qui nous a permis de comparer les réponses.

  • Indépendance de la justice et structure constitutionnelle

De nombreuses études récentes montrent que les constitutions peuvent avoir un impact significatif sur la croissance des économies (Voigt[4] 2011 offre une revue des avancées rapides dans cette branche de la recherche). D’un point de vue théorique il est possible de voir quatre connections possibles entre indépendance de la justice et règles constitutionnelles. La relation pourrait être (1) neutre, c’est-à-dire qu’aucune des deux variables n’a d’influence sur l’autre ; (2) une relation de complémentarité : les effets de l’indépendance des ordres judiciaires et administratifs et de règles constitutionnelles adéquates se renforcent mutuellement ; (3) de substitution : ou bien l’indépendance de la justice ou bien les règles constitutionnelles adéquates suffisent pour obtenir de la croissance ou (4) d’exclusion : la présence de l’une des variables recherchées empêche le fonctionnement correct de l’autre variable. L’indépendance de la justice est communément perçue comme l’une des composantes de la séparation des pouvoirs. Un degré élevé de séparation des pouvoirs est l’un des moyens pour l’État d’accroître la crédibilité de ses promesses. Il semble donc approprié pour notre analyse de chercher d’autres règles associées avec un degré élevé de séparation des pouvoirs. A cet égard, prendre en compte de façon explicite des paramètres tels que la forme de gouvernement, le fédéralisme ou le bicaméralisme paraît souhaitable.

L’idée a souvent été avancée que les régimes présidentiels permettent un degré plus élevé de séparation des pouvoirs comparé à un régime parlementaire car dans les régimes présidentiels l’exécutif n’a pas besoin du soutien du législatif pour rester aux affaires (voir par exemple Persson[5] et al. 1997). D’un autre côté, les présidents prétendent bien souvent être les seuls hommes politiques à représenter la Nation tout entière. Dans un tel contexte, une justice indépendante peut être appelée à jouer un rôle crucial dans le contrôle des comportements. Si cet argument est correct, cela veut dire que l’indépendance de la justice a des effets plus importants dans les régimes présidentiels que dans les régimes parlementaires.

La question du fédéralisme est, elle aussi, étroitement liée à la séparation des pouvoirs. Mais une structure fédérale accroît en même temps le risque de conflits entre les différents niveaux de gouvernement. Nous suspectons qu’une justice indépendante peut aider à résoudre de tels conflits entre les niveaux. Notre hypothèse sera donc que l’indépendance de la justice est tout particulièrement bénéfique aux États fédéraux.

Les régimes à deux chambres sont une autre manifestation de la séparation des pouvoirs. Le système bicaméral se retrouve souvent là où les États sont organisés sous la forme d’une fédération puisqu’il y a toujours dans ce cas une chambre où siègent les représentants des États-membres. Mais nombreux sont également les États unitaires dotés de deux chambres. Nous pensons que le besoin d’un arbitre neutre se fait d’autant plus sentir dans un système bicaméral et anticipons que les effets de l’indépendance de la justice y seront plus forts.

  • Indépendance de la justice et croissance
  • Premiers résultats

Résumons rapidement les arguments que nous avons développés jusque-là. Nous avons défendu l’idée qu’un ordre juridique indépendant est porteur de croissance économique. Nous avons par la suite proposé une méthode pour rendre cette indépendance commensurable et appliqué cette méthode à plus de 100 pays. A présent, et dans un troisième temps, nous allons vérifier au moyen de l’indice que nous avons construit, notre hypothèse théorique ; dit autrement, nous allons soumettre notre théorie à un test empirique.

On trouvera le résultat détaillé des régressions dans les travaux mentionnés précédemment. Ici, nous nous contenterons de décrire les résultats de façon exclusivement verbale. Nous nous attachons donc à expliquer les divergences de taux de croissance entre de nombreux pays pour la période 1990-2008. De façon plus précise, nous cherchons à savoir si l’indépendance du pouvoir judiciaire est – de jure ou de facto – en lien avec les différences de taux de croissance. Lorsque nous nous contentons d’ajouter l’indice de l’indépendance de jure à notre modèle de croissance nous ne trouvons aucune corrélation qui soit significative d’un point de vue statistique. Dit autrement, on ne trouve aucun lien statistiquement significatif entre, d’une part, les différences entre les législations nationales quant à l’indépendance du judiciaire et, d’autre part, les écarts de taux de croissance entre ces mêmes nations. Par contre, si nous ajoutons l’indice de facto apparaît une corrélation significative avec les taux de croissance. Et cette corrélation est toujours présente lorsque d’autres variables telles que la croissance de la population ou le taux d’inflation sont ajoutées. Nous sommes donc en présence d’une corrélation raisonnablement robuste.

Quel est le sens de ces résultats ? Si un pays était capable de passer d’un pouvoir judiciaire totalement dépendant à un pouvoir judiciaire totalement indépendant son taux de croissance annuel augmenterait de 1,3%. Ce résultat est très similaire à celui obtenu dans une étude antérieure de Feld et Voigt (2003). Cette similitude est très encourageante puisque les deux résultats sont basés sur des périodes différentes et, pour partie, sur un échantillon de pays différent. Puisque les deux études utilisent le même indice, nous pouvons à présent faire une avancée supplémentaire en examinant si les pays qui ont vu leur niveau d’indépendance de la justice s’améliorer durant la période qui sépare les deux études ont eu une croissance plus forte. Nous constatons que c’est effectivement le cas si l’amélioration se situe au niveau de l’indice d’indépendance de facto, alors que les améliorations apportées à l’indice de l’indépendance de jure ne sont pas positivement corrélées avec la croissance économique.

  •  Les interactions entre l’indépendance du juridique et d’autres règles constitutionnelles

Dans cet article nous concevons l’indépendance de la justice comme un outil permettant aux gouvernements de s’engager de façon crédible sur des promesses. Mais l’indépendance de la fonction juridictionnelle n’est pas le seul instrument susceptible de remplir cette fonction. Les alternatives sont la séparation des pouvoirs et le fédéralisme (qui est une version verticale de la séparation des pouvoirs). De façon générale, nous pensons que les démocraties ont moins de difficultés que les autocraties à rendre leurs promesses crédibles. Cela voudrait dire que les autocraties ont encore plus à gagner d’une justice indépendante que les démocraties.

Précédemment nous avons avancé deux hypothèses concurrentes concernant les effets des différentes formes démocratiques de gouvernement. Le point de vue conventionnel est que les régimes présidentiels vont avec une séparation des pouvoirs plus prononcée que les régimes parlementaires. Cela signifierait une plus grande capacité des gouvernements à s’engager sur leurs promesses. Mais on peut également redouter que le rôle dominant du président conduise plus aisément à des abus de pouvoir qui seraient eux-mêmes associés à une plus grande instabilité et une moindre croissance. Enfin, une presse libre pourrait démultiplier les effets d’un pouvoir judiciaire indépendant dans la mesure où une plus grande transparence fait que les gouvernements sont moins incités à interférer avec les affaires juridiques.

En ce qui concerne le lien entre l’indépendance de facto de la justice et le degré réel de séparation des pouvoirs, nous trouvons une relation de complémentarité. En d’autres mots, les effets positifs d’un haut degré d’indépendance du pouvoir de la justice sont plus forts dans ces pays où le degré de séparation des pouvoirs est élevé. Par contre, concernant le lien entre, d’un côté, l’indépendance de facto de la justice et, d’un autre côté, le fédéralisme, le système bicaméral ou la liberté de la presse nous trouvons une relation de substitution. Mais aucun de ces résultats n’est statistiquement significatif.

Nous ne trouvons pas non plus de différences significatives dans les interactions entre démocratie/autocratie et indépendance de la justice. Les autocraties ne bénéficient pas plus d’une justice indépendante que ne le font les démocraties. Toutefois, si nous distinguons les différentes formes de gouvernement, il devient clair que les régimes semi-présidentiels sont particulièrement favorisés par l’indépendance de la justice.[6]

Enfin, nous regardons si l’accélération de la croissance produite par l’indépendance de la justice est particulièrement forte, voire même se retrouve exclusivement, dans les pays riches (ou pauvres). Il s’avère que le niveau de richesse (ou de pauvreté) d’un pays ne modifie en rien l’impact que peut avoir un pouvoir juridique indépendant.

  • Conclusions et questions ouvertes

Sur la base de questionnaires soumis à des experts locaux, nous avons construit des indices de l’indépendance de la justice de facto et de jure. Un questionnaire parfaitement identique avait été utilisé dans le cadre d’une étude plus ancienne (Feld et Voigt, 2003) de telle sorte que nous avons à présent des informations sur l’évolution de l’indépendance de la justice dans le temps. Première constatation : les résultats de la première étude sont confirmés, à savoir que l’indépendance de jure n’a aucun impact significatif sur la croissance économique alors que l’indépendance de facto a un effet robuste et statistiquement significatif. Pour ce qui est des changements dans l’indépendance de facto, nous constatons que des améliorations côté indépendance s’accompagnent d’une croissance économique plus forte.

En ce qui concerne à présent les connections entre l’indépendance de facto et d’autres caractéristiques du système politique, il est clair que le degré de séparation des pouvoirs atteint est complémentaire d’une forte indépendance de la justice. Dans les régimes semi-présidentiels, la croissance économique dépend fortement de la présence d’une justice qui est réellement indépendante. Enfin, l’effet positif de l’indépendance du pouvoir judiciaire sur la croissance est indépendant du niveau des revenus dans le pays. Pour le dire autrement : les pays pauvres gagnent à établir une justice indépendante tout autant que les pays riches.

Plusieurs questions sont soulevées par ces conclusions : quels sont les principaux canaux de transmission par lesquels l’indépendance de la justice contribue à une plus forte croissance ? Quelle est au juste la relation entre l’indépendance du pouvoir judiciaire et la responsabilité des juges ? Et quel est le lien entre cette indépendance et l’indépendance d’autres acteurs essentiels du système judiciaire tels que les procureurs ?


[1]    Thomas Hobbes (1651); De Cive—Philosophical Rudiments Concerning Government and Society, available at: https://bit.ly/309iWm1.

[2]    Une traduction libre serait : « Celui qui a suffisamment de pouvoir pour protéger tout le monde a aussi suffisamment de pouvoir pour oppresser tout le monde ».

[3]    Stefan Voigt et Jerg Gutmann (2013): “Turning Cheap Talk into Economic Growth: On the Relationship between Property Rights and Judicial Independence”, Journal of Comparative Economics, 41:66–73.

[4]    Stefan Voigt (2011): “Positive Constitutional Economics II: A Survey of Recent Developments,” Public Choice 146:205–56.

[5]    Torsten Persson, Gérard Roland et Guido Tabellini (1997) :  “Separation of Powers and Political Accountability,” Quarterly Journal of Economics 112:310–27.

[6]    19 pays dans notre échantillon sont considérés comme semi-présidentiels parmi lesquels on trouve la France, la Pologne et l’Ukraine.

Stefan Voigt, Institut Droit & Économie, Université d’Hambourg et CESifo.

Jerg Gutmann, Institut Droit & Économie, Université d’Hambourg et CESifo.

Lars P. Feld, Walter Eucken Institut, Université de Freiburg et CESifo.

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Journal des Libertés

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