de Camille Dejardin

Collection Bibliothèque des idées, Gallimard, 2022 (400 p.)

Comment, a priori, ne pas se réjouir à la perspective de pouvoir enfin découvrir avec cette somme sur John Stuart Mill (1806-1873) un grand penseur jusqu’alors étrangement ignoré dans les monographies françaises, censé selon son auteur « développer un libéralisme assumé et substantiel » et même illustrer « le paradigme de l’individualisme libéral » ? Mais au fil des pages et bien qu’on nous annonce que Mill aurait su « réenchanter le libéralisme », force est bien de…déchanter au sujet de cette audacieuse pétition. Car l’abondante œuvre de Mill est bien entendu loin de se résumer au célébrissime On Liberty (1859), opus de veine effectivement fort classiquement libérale (on regrettera au passage que C. Dejardin ne souffle mot de son inspiration puisée chez le grand libéral Wilhelm von Humboldt, pourtant expressément soulignée par J.S. Mill).  Et sa pensée a sans cesse évolué. Dans les écrits postérieurs à On Liberty, l’engagement libéral s’étiole progressivement pour laisser place à une préférence explicite de plus en plus marquée pour un socialisme version « démocratique », ce qui interdit d’avancer comme le fait C. Dujardin que « le libéralisme domine de bout en bout la démarche de John Stuart Mill » (p.184) – à moins de considérer que le socialisme fait partie intégrante de l’école libérale, ce qui pour le moins ne va pas de soi.

Mais avant même que ne s’affirme ce glissement socialisant, on rencontre un premier gros souci avec les Considerations on Representative Government (1861). Mill y soutient en effet que la représentation démocratique des citoyens par des parlementaires élus n’a rien d’un mandat impératif ou d’une délégation de pouvoir puisque l’exercice de celui-ci, dit-il, doit de fait être confiée « à une élite vouée aux fonctions de gouvernement », à « un corps restreint d’individus choisis pour leurs compétences ». Du libéralisme, vraiment, cette solution conduisant à la domination d’une technocratie souvent plus préoccupée par la défense de ses propres intérêts corporatistes que par le bien-être et la liberté de ses concitoyens déclarés incompétents dont elle prétend faire le bonheur malgré et sans eux ? Ce qui n’empêche pas C. Dujardin de voir dans cette bienveillante dépossession démocratique « la clé de voûte de l’utopie libérale » de J.S. Mill (p. 289) : de quoi demeurer rêveur !

C’est cependant et assurément le devenir-socialiste de Mill qui pose le plus problème, à la fois en démentant la supposée continuité libérale de ses convictions et en interrogeant le traitement de ce point capital par l’auteure de ce John Stuart Mill, libéral utopique. Si la conversion progressive de Mill à une « forme de socialisme tempéré » est factuellement si loin d’être occultée (« La sympathie de J.S. Mill pour le socialisme est réelle » relève C. Dejardin à la page 140) qu’elle en est même valorisée, certains aspects de sa radicalité anti-libérale se retrouvent singulièrement édulcorés, voire passés sous silence. De l’intensité du socialisme terminal de Mill, on peut en prendre toute la mesure dans les posthumes Chapters on Socialism mais plus encore dans son Autobiography (1873) étrangement négligée par C. Dejardin, où au sujet du socialisme, il s’exprime significativement à la première personne du pluriel (« We ») pour inclure son épouse, la très progressiste Harriet Taylor et même la fille de celle-ci, Helen, encore plus socialiste[1]. On y apprend ainsi que « notre idéal ultime de progrès allait bien au-delà de la démocratie et nous rangeait résolument sous la bannière socialiste » – dont acte. Traduction concrète : une remise en cause pure et simple du droit de propriété privée, qui fait souhaiter l’avènement d’une « propriété conjointe des instruments et moyens de production par tous les membres de la société » et proclamer que « la société a pleinement le droit d’abolir ou de modifier tout droit à la propriété qu'(elle) estime entraver le bien public » (fin du dernier chapitre de l’autobiographie). S’ajoutant au projet de suppression de l’héritage, ces aveux et propositions conduisent fort logiquement à juger que si on a là affaire à une « utopie », elle n’a rien de libéral mais est très clairement d’inspiration collectiviste : CQFD.

Que l’adhésion toujours plus revendiquée de Mill au socialisme puisse passer pour un accomplissement du libéralisme aux yeux de C. Dejardin semble bien dû à l’orientation idéologique de cette dernière, qui partage visiblement les convictions de son auteur de prédilection. Le suggèrent par exemple le choix de nombre de ses auteurs de référence : J. Rawls (p. 49), Piketty (p. 214) et le « pape » de l’écologisme de la décroissance Rabhi (p. 223), pour qui l’ « état stationnaire » auquel aspire Mill impose à tous de vivre dans une « sobriété heureuse ». Ou aussi en se félicitant qu’au tournant du XXème siècle soit advenue « une dominance idéologique socialiste remotivant la dimension collective des grandes entreprises étatiques et nationales pour le pire (avec les totalitarismes) ou le meilleur (avec l’État-providence de l’après-guerre, par exemple) » (p. 323) – un État-providence arbitrairement mis à l’agenda du libéralisme et dont elle souhaite la « reviviscence » (p. 354). Va encore dans le même sens l’assertion voulant que « le triomphe économique de l’après-guerre » ait eu lieu « d’abord grâce à l’économie mixte keynésienne » (p.324), dont on découvre non sans quelque étonnement qu’elle participerait pleinement du libéralisme (sauf s’il est accommodé à la sauce de la « pensée visionnaire » annoncée par le titre de l’ouvrage). Et l’on finit par tout comprendre en apprenant in fine que, selon C. Dejardin, « le libéralisme semble aujourd’hui [on présume qu’il s’agit du maudit « néolibéralisme »] explicitement abandonner voire saper ses idéaux fondateurs » (p. 359) : mais en toute hypothèse, on peut douter que la « progressiste » potion millienne soit la plus appropriée pour le remettre dans le droit chemin.

Mais se pose aussi le problème de la réception de l’ouvrage dans la grande presse nationale où des chroniqueurs généralistes (c’est-à-dire spécialistes de rien en général) l’ont encensé en prenant pour argent comptant tout ce qui y est soutenu, sans non plus relever les biais concernant la conversion socialiste de Mill ou la nature du libéralisme. Sous le titre « Comment se dire libéral et content de l’être », c’est ainsi que dans Le Figaro du 2 février 2022, Ch. Jaigu s’extasie sur le « libéralisme régénéré » célébré dans ce livre, proclame que « nous sommes dans un moment millien » tellement dans l’air du temps et déclare « John Stuart Mill utile pour retrouver l’esprit du libéralisme ». Quant à sa consœur de L’Express (10 février 2022), Cl. Chartier, elle affirme dans un article titré « John Stuart Mill, la boussole du libéralisme » (!), que « C. Dejardin démontre à quel point Mill est un penseur pour notre temps » et que « s’il souhaite se renouveler, le libéralisme aurait ainsi tout à gagner à revenir à ses racines », celles ensemencées par Mill bien entendu. De quoi s’interroger sur la compétence de chroniqueurs qui visiblement n’ont aucune véritable connaissance du sujet traité et de plus l’abordent sous un prisme idéologiquement problématique. Avec de semblables recensions, pas étonnant qu’en France le libéralisme n’échappe aux procès caricaturaux que pour se voir dénaturé et affadi.

Qu’en revenir à J.S. Mill (en tous cas celui d’après 1860) soit la voie la plus souhaitable pour « renouveler le libéralisme » s’avère d’autant plus contre-indiqué que dans l’histoire des idées, il a été en réalité à l’origine du glissement de sens qui a durablement travesti et perverti le liberalism en le gauchisantdans l’aire anglo-saxonne. Ce qu’en leur temps ont pointé et dénoncé des libéraux aussi divers que Aron, Revel, Röpke et également Mises, Hayek et Rand. Mais encore Schumpeter qui, lui, savait pertinemment de quoi il parlait en qualifiant dans Capitalism, Socialism and Democracy J.S. Mill de… « pionnier de la social-démocratie » : tout était dit. Á moins que, selon nos nouveaux oracles, en celle-ci s’incarne désormais le libéralisme régénéré et réenchanté ?


[1]                 On pourra utilement se reporter à Hayek (The Mill-Taylor Friendship, 1951) pour mesurer à quel point l’influence d’Harriet Taylor a pesé dans l’évolution croissante de Mill vers une forme de socialisme pas toujours « modérée ».     

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Journal des Libertés

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