En fin d’année 2017, il s’est trouvé une obscure officine gouvernementale, France Stratégie (Note d’analyse n°62, 2017), lointaine et incertaine descendante du Commissariat Général au Plan, pour préconiser que l’État devienne copropriétaire de tous les terrains construits résidentiels. En tant que copropriétaire, l’État pourrait demander que les résidents lui versent une rente annuelle. Il pourrait aussi récupérer une partie du prix de vente d’un logement à chaque transaction. Ainsi serait-il enfin en mesure de rembourser ses dettes abyssales et serait-il mieux armé pour affronter la prochaine crise. Le Premier ministre s’est offusqué qu’on lui propose des options aussi farfelues. Fermez le ban !

Au contraire, ouvrons-le ! nous dit Arnaud Orain en conclusion du livre étonnant qu’il consacre au Système de Law.

Philippe Simonnot, docteur ès sciences économiques, ex professeur d’économie du droit à Paris-Nanterre, a été chroniqueur au journal Le Monde, est l’auteur de 28 ouvrages d’économie et d’histoire. Parmi les derniers titres publiés : Nouvelles Leçons d’économie contemporaine, Le Siècle Balfour, La Monnaie, Histoire d’une imposture (en collaboration avec Charles Le Lien), Le marché de Dieu, Économie du judaïsme, du christianisme et de l’islam, L’invention de l’État.

« On peut être certain, assure-t-il que d’autres projets de ce type … surgiront dans les années qui viennent, en France et ailleurs. Il faudra alors tenter de les lire à l’aune de l’histoire du Système [de Law] et des événements qui font suite à la chute du bloc soviétique : alors que partout on évoque la dérégulation économique, le recul de l’État, on doit très sérieusement étudier la demande de ré-étatisation ».

Et comme si ça ne suffisait pas à notre stupéfaction, Orain ajoute :

« Les droits de propriété, dont certains régimes font peu de cas, il n’est pas impossible que les pays démocratiques viennent à les remettre en cause au moment où se pose la question d’un nouveau transfert ascendant de richesses des productifs vers des classes oisives – rentières – qui donnent l’impression de vouloir faire sécession. »

Et de citer en note, à l’appui de cette dernière affirmation, l’inévitable Thomas Piketty, tout en regrettant que ce dernier n’aille pas assez loin dans la socialisation des patrimoines.

Tout ça pour dire que Law n’est pas mort, que son cadavre bouge encore du modeste tombeau qu’on lui a aménagé à Venise, en l’église San Moise. En fait, nous montre Orain, avec beaucoup de doigté, c’est, non pas Law qui a inventé le « Système » qui porte son nom, mais le Système qui a inventé Law. A la limite, l’étrange aventurier écossais n’aurait pas réussi à empapaouter la cour de France que l’on aurait tout de même inventé le « Système ». Ce dernier serait « tout sauf un accident ». Il est en effet non pas le fruit d’un cerveau génial et unique, mais « le produit d’une dynamique intellectuelle et culturelle ». Ainsi l’auteur réussit-il le tour de force de consacrer près de 400 pages au Système de Law sans presque rien dire de Law lui-même. Une nouvelle version de la mort du sujet !

Expliquons.

Le règne de Louis XIV se termine par un épouvantable chaos : guerres extérieures et intérieures, famines, pillages, surplombés par un pouvoir tyrannique et désordonné, et bien sûr perclus de dettes. Pour en sortir deux voies possibles. L’une par plus de marché, l’autre par plus d’État.

Ici il faut reconnaître à l’auteur l’immense mérite de nous permettre d’accéder à toute une littérature secondaire qu’un travail d’archives que l’on devine gigantesque a tiré grâce à lui de la poussière. Ainsi découvrons-nous que nombre d’auteurs peu connus voire inconnus avaient découvert les mérites de la « main invisible » un bon demi-siècle avant Adam Smith. Voici par exemple un certain Jean-Baptiste de Lagny, l’un des plus puissants administrateurs du royaume dans les vingt premières années du 18ème siècle. Le terme même de « laissez-nous faire » vient pourtant sous sa plume pour défendre la liberté du commerce. Voici encore la communauté négociante de Marseille qui remarque que :

« [lorsqu’on accorde] la liberté de commercer partout et en toutes sortes de marchandises à chacun des sujets du Roi, on exerce l’esprit de chacun d’eux : l’un à l’envie de l’autre s’efforce de surpasser son concurrent, le génie se forme, c’est un fer qui se polit et qui s’aiguise en travaillant ».

Orain nous donne à lire une bonne douzaine de textes de la même eau, qui est la belle eau du français de cette époque.

L’autre voie de sortie du chaos louisquatorzien, c’est un hyper-État. Orain qui semble se méfier des « prétendues lois naturelles de l’économie politique » ne cache pas sa préférence pour cette seconde branche de l’alternative. Soit donc le Système – un gigantesque monopole dont la constitution progressive est soutenue par un ensemble hétéroclite de philosophes, de courtisans, de savants, de commerçants, d’aventuriers et d’agioteurs. A la banque créée par John Law sont adjugés les actifs de la Compagnie du Mississippi, laquelle obtient bientôt le monopole du commerce colonial, mais aussi la Ferme des Tabacs et les fermes générales chargées de collecter l’impôt. Ensuite la Compagnie obtient le monopole de la fabrication des monnaies dans le royaume. A terme c’est un contrôle total de l’État sur l’économie qui est visé. Il s’agit d’ériger un immense Léviathan économique, « un pouvoir enfin tout-puissant qui se substituerait à la souveraineté royale et à la libre volonté des individus. » Pour la première fois dans l’histoire des sociétés humaines, intérêt privé et bien public seraient conciliés « de manière parfaite ».

Les actions de la Compagnie peuvent être achetées en espèces, mais aussi en titres de la dette publique. Bientôt c’est la totalité de la dette publique française qui doit être convertie en « actions rentières » de la Compagnie – une contradiction dans les termes puisque le propre d’une action est d’avoir un cours et un rendement variables. Toute une propagande est mise en route vantant les ressources inouïes, agricoles et minières, de l’Amérique en général et de la Louisiane en particulier. En conséquence le cours de ces actions monte en quelques mois de 500 à 10 000 livres avant de s’effondrer dans une panique générale comme c’était inévitable.

On notera au passage la hargne des dévots de Law contre les espèces en or et en argent. Cette bonne monnaie est évidemment chassée par la mauvaise monnaie que sont les papiers issus du Système. Elle va donc être cachée par ses détenteurs dans leurs cassettes les plus secrètes. La police étatique cherchera à la débusquer – un signe manifeste du caractère totalitaire du Système.

Comment une telle absurdité a pu conquérir tant de beaux esprits, c’est ce qu’Orain cherche à nous faire comprendre. C’est ce qu’il appelle la « politique du merveilleux ». Sous la même rubrique, il classe les assignats de 1789-1796 – en effet une résurgence du Système, qui encourage l’auteur à prévoir un nouveau retour du fantôme de Law sur le devant de la scène dans un proche avenir.

Comment pourrions-nous ne pas être terrorisés par un tel pronostic quand nous savons d’expérience que ce merveilleux ne peut tourner qu’au cauchemar ?  Dupont de Nemours, célèbre physiocrate, l’avait fort bien prévu du temps même de Law : quand on est en situation de monopole, que l’on n’a pas de concurrents, que l’on use de l’argent public et non du sien, alors l’entreprise « va toujours, quoi qu’elle perde, jusqu’à l’extrémité. » C’est-à-dire au néant.

En fait, notre auteur, émerveillé par ce merveilleux, livre lui-même la clef de l’énigme. Si un esprit aussi distingué, aussi cultivé, aussi informé, succombe à de telles sirènes, alors, en effet, le Système de Law a encore de l’avenir.

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Journal des Libertés

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