Il est rare, surtout en France, que la philosophie libertarienne soit l’objet de savants ouvrages universitaires, de surcroît si leurs auteurs se situent idéologiquement tout-à-fait au dehors du libertarianisme classique sans pour autant réduire celui-ci, comme c’est si souvent le cas dans les médias, à un  anti-étatisme anarchisant doublé d’un pro-capitalisme de laissez-faire échevelé. Cela vient d’être récemment le cas avec deux essais philosophiques de veine fort différente, l’un totalement consacré à l’examen critique de cette proposition libertarienne basique qu’est la « propriété de soi », et l’autre en qualifiant de « libertarienne » et de façon pour le moins inattendue l’adhésion réactualisée au principe du libre-arbitre opposé aux thèses déterministes.

Alain Laurent est philosophe et essayiste. Il dirige plusieurs collections d’inspiration libérale aux Éditions des Belles Lettres. Son dernier ouvrage paru est L’autre individualisme : une anthologie, Les Belles Lettes, 2016.

Qu’en publiant La propriété de soi. Essai sur le sens de la liberté individuelle, un professeur de philosophie politique aussi réputé que Jean-Fabien Spitz ait jugé nécessaire de s’attaquer (aux deux sens du terme) à l’idée que par nature un individu possède le droit de disposer souverainement de soi – de sa propre personne et de ses œuvres – est en soi hautement significatif : c’est la reconnaissance académique de l’importance intellectuelle de la philosophie libertarienne fondamentale et du pouvoir de séduction qu’elle peut exercer sur des esprits ouverts. Mais bien qu’elle soit serrée et subtile, son argumentation souffre d’une double déficience : insuffisamment documentée dans la référence aux libertariens américains, et surtout idéologiquement biaisée par une pétition suavement collectiviste et hyper-socialisatrice, qui condamne d’avance l’approche individualiste et jus-naturaliste libertarienne.

Passons rapidement sur le premier point, cependant symptomatique des œillères de l’université française en la matière : des libertariens, J.-F. Spitz ne connaît et cite que le Robert Nozick d’Anarchy, State and Utopia, certes fondamental, mais c’est tout de même plutôt limité comme corpus – et l’on regrettera qu’à leur sujet, il parle de « libertarisme » plutôt que de « libertarianisme ». En revanche, il se réfère abondamment aux libertariens dits de « gauche », en particulier à G. A. Cohen, auteur de Self-ownership, Freedom and Inequality[1], dont il fait sienne l’approche résolument étatiste et fiscalement interventionniste (il faut savoir qu’aux USA, un « left libertarian » n’a rien à envier à un « liberal » sur ce plan). Et c’est à cette aune que, sans rejeter formellement l’idée de « propriété de soi », J.-F. Spitz ne l’accepte que si elle nous est concédée par une « délibération collective » et est par suite « conditionnée par le droit des tiers et intégrant ces derniers dans sa définition ». Des « tiers » qui disposeraient d’un intrusif « droit d’accès sur notre personne » au nom de « ce que nous nous devons les uns aux autres », d’une « obligation de partage » mais aussi d’une prétendue « propriété commune des ressources » étendue aux compétences humaines. Nous voici donc bel et bien confrontés à un clair projet collectiviste de redistribution forcée qui semble avoir été le souci premier d’inspiration de cet ouvrage. D’autant qu’est finalement à son tour convoqué John Rawls – dont le fameux « principe de différence » énoncé dans sa Théorie de la justice voudrait que n’étant pas l’auteur de ses dons et talents personnels, l’individu ne les « mérite » pas, ne saurait être propriétaire de lui-même en ce sens et devrait accepter que « la société » (l’État) puisse en partie en disposer pour améliorer la condition des « moins favorisés ».

Si la logique de cette profession de foi social-étatiste ne peut que conduire l’auteur à radicalement récuser le libertarianisme, elle ne l’autorise nullement en revanche à le caricaturer – ce dont il ne se prive pourtant pas pour les besoins de sa cause en prétendant que la liberté libertarienne calée sur le droit de propriété de soi n’est que l’expression déguisée de l’ « égoïsme » le plus trivial, d’une « volonté arbitraire » d’exercer « un droit despotique sur soi-même » afin d’ « exclure les tiers de tout accès à notre personne et de tout droit de l’utiliser ». Au contraire de ce qu’insinuent ces « fake news » idéologiques, le droit de souverainement disposer d’eux-mêmes sans permission ni autorisation de qui que ce soit invoqué par les libertariens ne les enclot nullement chacun sur soi et ne les conduit pas le moins du monde à ignorer les autres, qu’ils respectent plus que n’importe qui en leur reconnaissant à eux aussi un droit de propriété sur eux-mêmes dont découle l’impératif sacro-saint de « non-agression », particulièrement bien exposé par Ayn Rand. Simplement, ils refusent en effet d’être « utilisés » comme des moyens au service de fins auxquelles ils n’ont pas volontairement consenti, en premier lieu par le régime réellement « arbitraire », lui, de l’esclavage fiscal : est-ce vraiment trop demander ?

C’est dans une tout autre direction, inattendue pour ne pas dire d’abord déconcertante mais à coup sûr des plus stimulantes, que nous entraîne le savant ouvrage d’un autre philosophe, Sylvain Le Gouze :  Le pouvoir d’agir autrement. Essai sur le libre arbitre. Exclusivement consacré à réfuter la doxa déterministe dominante en épousant la position dite de l’ « incompatibilisme » voulant qu’on ne puisse à la fois affirmer que l’homme est déterminé et qu’il demeure moralement responsable d’actions dont il serait la libre cause, cet opus ne traite nullement de la pensée libertarienne au sens courant du terme. Mais il nous réserve une belle surprise en révélant qu’aux États-Unis, depuis quelques décennies déjà, l’habitude a été prise dans la sphère philosophique académique de labelliser « libertarianism » l’actif courant de pensée défendant le « free will » contre les assauts idéologiques du déterminisme, qu’il soit sociologique ou psychobiologique. Dans le sillage de An Essay on Free Will [2], texte canonique signé de Peter van Inwagen paru en 1983, Sylvain Le Gouze ouvre ainsi une nouvelle et passionnante perspective en reprenant à son compte cette extension lexicale : « Pour un libertarien, l’existence de la liberté ou de la responsabilité dépend d’une condition empirique : que le comportement humain ne soit pas intégralement déterminé. » Que dans ce livre aucun développement ne soit consacré à ce thème importe peu, l’essentiel étant de savoir que, dans le contexte américain, ce nouvel usage se trouve désormais validé et durablement installé dans les esprits, y compris chez les déterministes qui ne veulent pas entendre parler de « free will » et combattent ce libertarianisme en le dénommant eux aussi de la sorte – fut-ce au prix d’une regrettable confusion sémantique et intellectuelle, les deux libertarianismes (le politico-économique et le « métaphysique ») n’ayant de prime abord rien à voir l’un avec l’autre.

Mais est-ce aussi sûr que cela ? Tant s’en faut puisque, d’abord, nombre d’éminentes figures libertariennes (au sens de la philosophie politique) comptent au nombre des adeptes déclarés d’une libre volonté – et c’est même l’une des familles de pensée où l’adhésion à l’existence du « free will » comme principe fondateur de la liberté est la plus prononcée (une devise de prédilection des libertariens n’est-elle pas « Free Minds, Free Will, Free Markets » ?).  C’est, entre autres, le cas d’Ayn Rand et de ses disciples en objectivisme, mais aussi de Murray Rothbard ou encore du libertarien préféré de J.-F. Spitz, Robert Nozick, qui a longuement exposé ses convictions en la matière dans tout un chapitre de Philosophical Explanations[3], d’ailleurs titré… « Free Will ». Et s’il en va ainsi, c’est pour des raisons de fond allant au-delà de l’argumentaire « négatif » justifiant la propriété de soi comme arme d’auto-défense permettant de ne pas devenir un simple moyen au service des fins des autres et tout particulièrement de l’État. Car il existe une réciprocité de perspective ou, si l’on préfère, une boucle récursive entre « free will » et « self-ownership », dont la conception originelle revient à John Locke (Cf. les premières pages de son fameux Second Traité du Gouvernement civil). D’une certaine manière en effet, ce qui érige par nature l’individu en propriétaire de soi, n’est-ce pas la vertu agissante de la « causalité rationnelle » qui le rend libre auteur de ses actions, l’exercice du pouvoir de librement agir étant le générateur de l’appropriation de soi ? Une circularité entre libre arbitre et propriété de soi, ces deux piliers qui composent la matrice de cette valeur cardinale dans laquelle s’incarne la liberté libertarienne (et libérale classique) : la responsabilité individuelle, d’abord entendue comme responsabilité personnelle de soi…

 

[1] G.A. Cohen, Self-Ownership, Freedom and Inequality, Cambridge University Press, 1995.
[2] Peter van Inwagen, An Essay on Free Will, Clarendon Press, 1983, récemment traduit par Cyrille Michon sous le titre Essai sur le libre arbitre, Vrin, 2017. Voir aussi de Robert Kane, The Significance of Free Will, Oxford University Press, 1998.
[3] Robert Nozick, Philosophical Explanations, Harvard University Press, 1981: III/1.

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Journal des Libertés

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