Qui dit État, qui dit sphère politique, dit règlementation et bureaucratie. Le Conseil d’État dénonce depuis longtemps les défauts de la règlementation française, tant au fond qu’en la forme. En 2006, son vice-président écrivait : « La France légifère trop et légifère mal »[1]. Monseigneur Freppel rapportait déjà lors du centenaire de la Révolution française : « On a calculé que la Constituante avait confectionné, en deux ans, 2557 lois ; la Législative, en un an, 1712 ; et la Convention, en trois ans, 11210 »[2]. Le conseiller d’État Christophe Eoche-Duval a compté qu’au début de l’année 2023, le droit français comptait plus de 45 millions de mots, soit un doublement en vingt années.

L’excès des normes communautaires est reconnu par Bruxelles… à l’approche des élections ! La presse a révélé qu’une entreprise qui devait appliquer les nouvelles règles de « reporting » extra-financier sur la « durabilité sociale et environnementale » devait supporter une charge de plus de 4 millions d’euros, que les nouvelles règles sur les emballages devaient coûter environ 1,3 milliard d’euros à l’échelle européenne et que plus de 460 millions d’euros étaient nécessaires pour se conformer aux nouvelles directives sur les émissions industrielles et les déchets[3]. Le 4 avril 2024, Bruno Le Maire, a déclaré que l’Europe ne devait pas être « le continent de la paperasse » et que devait être engagée sans délai « une débureaucratisation » et « avec une simplification drastique des règles et des normes européennes ». Il a donc proposé « une directive omnibus qui aura vocation à réviser toutes les normes européennes en vue de les simplifier, de les alléger et de les supprimer », une loi omnibus modifiant différents règlements aux sujets divers. Le 8 avril, les ministres de l’Économie allemand, français et italien ont conféré d’un plan pour une loi omnibus de grande envergure, en conformité avec un document conjoint publié en octobre 2023 par les ministères de l’Économie allemand et français visant à renforcer la compétitivité de l’Union européenne et demandant à la Commission de mettre en place un « plan d’action ambitieux de réduction de la bureaucratie ».

Ce n’est pas la première fois que l’Union européenne tenterait de diminuer le poids de sa bureaucratie et de sa règlementation. En effet, en 2007, la Commission européenne a lancé un programme de réduction de 25 % de la charge administrative d’ici à 2012. Entre 2015 et 2022, elle a adopté 274 initiatives législatives de simplification et de baisse des charges normatives. En 2022, elle a annoncé l’objectif de baisser le poids des normes à venir de 25 % sur les dix prochaines années. La fondation Ifrap a estimé le coût des normes d’origine européenne pour 2022 à environ 120 milliards d’euros dont 20 ont pesé sur la France[4].

Bien que les polémiques demeurent, le constat de la règlementation communautaire abusive apparaît irrécusable (I). Pour pouvoir tenter de trouver des solutions, il convient évidemment d’en rechercher préalablement les causes (II).

1. Le constat de la règlementation communautaire abusive

La règlementation communautaire abusive est liée entre autres au problème de la libre-circulation des marchandises (A). Loin d’être un « euromythe », elle ne saurait être mise en doute (B).

A – La libre circulation des marchandises en question

Les traités communautaires successifs ont posé comme principe fondamental la libre circulation des marchandises originaires des États membres et en provenance de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les États-membres[5].

Il est bien connu que, avec l’arrêt dit « Cassis de Dijon » du 20 février 1979, la Cour de justice des Communautés européennes a établi le principe selon lequel tout produit légalement fabriqué et commercialisé dans un état-membre conformément à ses règles traditionnelles et à ses processus de fabrication devait être autorisé sur les marchés de l’ensemble des autres États membres. C’est ce que l’on appelle le principe de la reconnaissance mutuelle. Certes, la Cour réserve le droit pour un État-membre d’imposer les restrictions équivalentes à des limites quantitatives pour des raisons de nature non économique, par exemple la moralité, l’ordre public ou la sécurité publique.

Toutefois, le principe de la reconnaissance mutuelle des normes ne s’applique qu’en l’absence d’harmonisation. Voici ce que dit la fiche technique sur l’Union européenne consacrée à la libre circulation des marchandises :

« L’adoption d’actes législatifs d’harmonisation a permis de supprimer certains obstacles, par exemple en rendant des dispositions nationales inapplicables, et d’établir des règles communes visant à garantir la libre circulation des marchandises et le respect des autres objectifs des traités de l’Union, notamment dans les domaines de la protection de l’environnement et des consommateurs ou de la concurrence. (…) L’harmonisation se limite aux exigences essentielles et intervient lorsque les règlementations nationales ne sont pas équivalentes et constituent des entraves aux échanges. Cette méthode vise à garantir la libre circulation des marchandises par l’harmonisation technique de secteurs entiers et le maintien d’un niveau élevé de protection de l’intérêt public, et concerne des produits tels que les jouets, les matériaux de construction, les machines, les appareils à gaz et les équipements de télécommunications. »

Le document ajoute :

« La normalisation joue un rôle central dans le bon fonctionnement du marché intérieur. Les normes européennes harmonisées aident à garantir la libre circulation des marchandises sur le marché intérieur, à rendre des entreprises de l’Union européenne plus compétitives, à protéger la santé et la sécurité des consommateurs, et à préserver l’environnement .»

En substance, l’harmonisation entendait traditionnellement lutter contre des mesures protectionnistes. Mais, ce motif est largement devenu un prétexte et l’harmonisation est devenue une arme de règlementation massive de la part de Bruxelles sous couvert de « normalisation ». D’ailleurs, le 2 février 2022, la Commission a présenté une stratégie de normalisation « visant à favoriser un marché unique résilient, vert et numérique ».

Du quantitatif, on est passé au qualitatif. Les traités successifs ont interdit les restrictions quantitatives à la libre circulation des marchandises entre les pays de l’Union. L’harmonisation technique au niveau communautaire a été présentée comme un moyen d’éviter ou de supprimer ces obstacles. La normalisation, elle, concerne le qualitatif. Il s’agit de définir des prescriptions techniques à des procédés de fabrication, des produits ou des services. Les textes communautaires définissent des exigences pour protéger la santé et la sécurité des personnes ou l’environnement.

Une consultation des sites gouvernementaux français confirme que « la libre circulation des produits est assurée par l’harmonisation des règlementations techniques au niveau européen et, lorsqu’il n’existe pas de législation harmonisée, par le principe de reconnaissance mutuelle »[6]. Les produits les plus courants font l’objet d’une règlementation harmonisée au niveau communautaire, certains textes imposant un marquage « CE » qui atteste de la conformité des produits aux exigences règlementaires et obligatoires pour la libre circulation sur le territoire de l’Union. L’harmonisation des législations s’est d’abord faite par le respect de règles techniques très détaillées législativement, puis par la fixation des exigences essentielles, notamment en matière de santé et de sécurité. Le site gouvernemental français sur les entreprises renvoie à une cinquantaine de fiches d’informations par famille de produits des abrasifs aux sièges pliants et des barbecues aux articles de puériculture.

Prenons au hasard la fiche sur les matériaux au contact de denrées alimentaires. On constatera que la règlementation européenne est assurée par un règlement modifié du 27 octobre 2004 concernant les matériaux et objets destinés à entrer en contact avec des denrées alimentaires et abrogeant deux directives, un règlement modifié du 22 décembre 2006 relatif aux bonnes pratiques de fabrication des matériaux et objets destinés à entrer en contact avec les denrées alimentaires et un règlement modifié du 14 janvier 2011 concernant les matériaux et objets en plastique destinés à entrer en contact avec des denrées alimentaires.

Cette fiche renvoie à des fiches spécifiques par matériaux. Par exemple, pour ce qui concerne les objets en étain, il est interdit de détenir en vue de la vente, de mettre en vente ou de vendre, sous la dénomination ou avec la mention « étain », tout objet en un alliage métallique si l’étain n’entre pas dans une proportion au moins égale à 82 % du poids total dans la composition de cet alliage selon la règlementation française. Les articles en étain susceptibles de contenir ou d’entrer en contact avec les denrées, produits ou boissons destinés à l’alimentation humaine sont en outre soumis aux prescriptions sanitaires en vigueur au titre du contact alimentaire et ce, en vertu d’un décret modifié du 10 mai 2007 et du règlement communautaire précité du 27 octobre 2004.

B – La règlementation abusive, un « euromythe » ?

La critique de la règlementation communautaire abusive est très classique. Pourtant, on trouve fréquemment des points de vue qui plaident en faveur de la règlementation de l’Union européenne. La Commission européenne elle-même s’est défendue. Elle a parlé d’« euromythe » pour qualifier une rumeur diffusée à propos d’une de ses décisions au prétexte d’une prétendue absurdité bureaucratique. Pour prendre quelques exemples tirés de nos voisins anglais, un membre du Parti de l’indépendance du Royaume-Uni a dénoncé en son temps la volonté de Bruxelles de règlementer les bouilloires et les grille-pains. Boris Johnson a parlé, lui, de l’interdiction de recycler un sachet de thé ou de celle qui empêchait les enfants de moins de huit ans de gonfler des ballons. Un article du Point précise que Bruxelles avait ouvert un site qui répertoriait des « euromythes » afin de mettre un terme à ces rumeurs[7].

En 2019, François-Xavier Bellamy, avait mis en cause « une Europe qui vient déterminer des normes sur la taille des étiquettes de soutien-gorge ou la taille des concombres ». Le 30 juin 2016, Nicolas Sarkozy avait affirmé : « Il y a six mois, il y avait une directive sur la courbe du concombre, franchement ! ». Le 10 avril 2019, Jordan Bardella avait allégué : « 80 % des textes qui sont votés à l’Assemblée sont soit des directives, soit des recommandations de la Commission européenne. C’est la Commission européenne qui nous impose de privatiser nos barrages, c’est la Commission européenne qui nous impose de faire des politiques d’austérité pour rentrer dans les clous des 3 % du déficit »[8].

Il règne beaucoup de confusion et, si certains hommes politiques pèchent par imprécision et que d’autres assènent des contre-vérités, il n’en demeure pas moins que la Commission européenne est la principale responsable des polémiques. Il arrive que des règlementations dénoncées n’existent tout simplement pas, par exemple la taille des étiquettes sur les soutiens-gorge, ou … qu’elles n’existent plus. Ainsi, en 1996, 36 fruits et légumes étaient régis par des normes de commercialisation européennes mais, devant les réclamations, les normes ont été abrogées 12 ans plus tard pour 26 d’entre eux.

Notons immédiatement que les chiffres selon lesquels 80 % des lois votées par le Parlement français seraient d’origine communautaires ou que 80 % de la règlementation française viendraient de l’Union européenne sont faux. Là encore, la responsabilité de la Commission européenne est prégnante puisque c’est Jacques Delors qui avait déclaré le 14 avril 1988 : « L’Europe, ce sera en 1992 80 % de la législation économique, financière et fiscale qui seront d’origine européenne ». Si les calculs sont plus que difficiles, il a pu être estimé qu’en 2008, 9685 actes normatifs issus de l’Union européenne étaient en vigueur en France contre 26 777 lois, ordonnances et décrets produits par la France, soit une proportion de 36,2 % de textes d’origine communautaire[9]. Selon une étude du même auteur publiée en 2014, les trois quarts des directives transposés entre 2000 et 2010 l’ont été au moyen d’actes règlementaires, 23,8 % des directives ayant été transposées par des lois. Les auteurs s’accordent à penser que 20 % des lois françaises environ seraient d’origine communautaire.

Les absurdités de certaines règlementations communautaires et leur volonté diabolique d’entrer dans les plus petits détails ne sont pourtant pas des mythes. L’article précité du Point est révélateur : « A compter de 2017, la Commission européenne doit effectivement demander aux sociétés commercialisant des aspirateurs de ne pas dépasser 900 watts. En revanche, elle précise qu’aucune décision n’a été prise ou n’est programmée pour la règlementation des bouilloires. Cependant, elle affirme vouloir expertiser les dépenses énergétiques de certains appareils électroménagers dans un souci d’économies »…. Et effectivement, après qu’une règlementation européenne a limité en 2014 la puissance des aspirateurs à 1600 watts, elle l’a réduite depuis le 1er septembre 2017 à 900 watts, ce qui a obligé les industriels à concevoir des modèles moins gourmands en énergie, mais prétendument plus efficaces…

Un article du Figaro publié en 2017 au sujet des directives européennes les plus ubuesques donnait les exemples suivants :

  • le 31 mai 2013, la Commission européenne s’est penchée sur le cas des pommeaux de douche : « désormais, seuls les pommeaux de douche promettant un débit inférieur à 8 litres d’eau par minute peuvent accéder à l’éco-label européen. La mesure vise à réduire la consommation d’eau des Européens » ;
  • selon le règlement de la Commission du 4 février 2010, « la “pizza napoletana” doit être de forme arrondie, avoir les bords surélevés, ne pas dépasser 35 cm et avoir sa partie centrale garnie ». Les textes européens précisent le type de farine, de levure, de tomates et d’huile à utiliser. « La pizza dans son ensemble est tendre, élastique, facilement pliable en quatre ». Il n’y a semble-t-il pas que les pizzas qui se plient en quatre avec la Commission….
  • « La Commission a réuni en 2011 un comité d’experts chargé de vérifier les allégations sur des dizaines de produits, dont les pruneaux. Manger des pruneaux n’aide pas au “maintien de fonctions digestives normales” car il n’existe pas à proprement parler de fonctionnement sain ou normal des intestins. La règlementation de 2013 a fait volte-face en autorisant finalement les producteurs à vendre leurs fruits avec la mention “les pruneaux contribuent à une fonction intestinale normale” » ;
  • « En 2011, dans son règlement, l’Autorité européenne de sécurité des aliments rattachée à la Commission européenne, a estimé que l’eau ne permettait pas forcément de réduire le risque de déshydratation. Boire de l’eau, même très régulièrement, ne met pas à l’abri d’une déshydratation ponctuelle. Le 16 novembre 2011, elle a sorti une règlementation interdisant aux fabricants d’eau minérale d’indiquer la mention suivante : “La consommation régulière de quantités significatives d’eau peut réduire le risque de déshydratation et une diminution concomitante des performances ” ! »[10] 

En 2014, nous écrivions un article pour Contribuables associés. Nous rappelions notamment ceci :

  • « en novembre 2013, après un débat sur la teneur minimale en sucre dans les confitures réduite de 60 à 50 %, la Commission européenne a recommandé, à la suite de trois années d’étude et d’un rapport de 122 pages qui avait coûté près de 90.000 €, des règles de standardisation des toilettes en Europe : l’évacuation normale de la chasse d’eau devait être de 6 litres et l’évacuation économique de 3 litres, alors que les Anglais utilisent traditionnellement 4 litres d’eau pour leur demi-chasse ! Mais la défense de l’environnement justifie tout. Un eurodéputé écologiste belge a même fait un calcul : “Sachant que ces nouvelles chasses économisent en moyenne 6600 litres par an et qu’il y a 392 millions de toilettes dans l’Union européenne, les Européens ont réduit leur consommation annuelle d’eau potable de 2 587 milliards de litres”… »
  • en 1997, un rapport du Sénat se référait à la directive relative aux essuie-glaces des tracteurs agricoles et forestiers à roues selon laquelle : « si le tracteur est muni d’un pare-brise, il doit également être équipé d’un ou plusieurs essuie-glaces actionnés par un moteur. Leur champ d’action doit assurer une vision nette vers l’avant correspondant à une corde de l’hémicycle d’au moins 8 mètres à l’intérieur du secteur de vision », la vitesse de fonctionnement des essuie-glaces devant être d’au moins 20 cycles par minute. Il visait également la directive concernant le rapprochement des législations des États-membres relatives aux rétroviseurs des tracteurs agricoles ou forestiers à roues, selon laquelle « le rétroviseur extérieur doit être placé de manière à permettre au conducteur, assis sur son siège dans la position normale de conduite, de surveiller la portion de route définie au point 2.5 », ledit point disposant que « le champ de vision du rétroviseur extérieur gauche doit être tel que le conducteur puisse voir vers l’arrière au moins une portion de route plane jusqu’à l’horizon, située à gauche du plan parallèle au plan vertical longitudinal médian tangent à l’extrémité gauche de la largeur hors tout du tracteur isolé ou de l’ensemble tracteur-remorque » ! ;
  • S’il existait une directive concernant le rapprochement des législations des États-membres relatifs au matériel électrique utilisable en atmosphère explosible des mines grisouteuses, il existait également une règlementation fixant des normes de qualité pour les concombres jusqu’à 2009. Selon cette ancienne règlementation, le poids minimal des concombres cultivés en plein air était fixé à 180 grammes et celui de concombres cultivés sous abri à 250 grammes, la longueur minimale de certains concombres devait être égale à 25 ou 30 cm suivant leur poids, « la différence de poids entre la pièce la plus lourde et la pièce la plus légère contenue dans un même colis ne devait pas excéder 100 grammes lorsque la pièce la plus légère pesait entre 180 et 400 grammes, et 150 grammes lorsque la pièce la plus légère pesait au moins 400 grammes » !

Ce qui frappe, c’est non seulement le fond, autrement dit les sujets traités, mais également la forme, qui ne peut que surprendre un juriste français, habitué jusqu’à une époque relativement récente à une limpidité des textes juridiques, préparés par des rapports confiés à des professeurs agrégés des universités et souvent des sommités, puis soigneusement rédigés par des juristes de haut niveau.

Au niveau communautaire, l’exemple de la banane est vraiment paradigmatique. Le règlement de la Commission du 16 septembre 1994 définissait les qualités que devaient présenter les bananes vertes non muries après conditionnement et emballage : les bananes doivent être vertes, entières, fermes, saines, propres, pratiquement exemptes de parasites et d’attaques de parasites, à pédoncule intact sans pliure ni attaque fongique et sans dessiccation, épistillées, exemptes de malformations et de courbure anormale des doigts, pratiquement exemptes de meurtrissures et de dommages dus à de basses températures, exemptes d’humidité extérieure anormale, d’odeurs et/ou de saveurs étrangères, les mains et les bouquets devant comporter une portion suffisantes de coussinet, de coloration normale, saine, sans contamination fongique, et une coupe de coussinet nette, non biseautée, sans trace d’arrachement et sans fragment de hampe. Quant au calibrage, il se trouve déterminé « par la longueur du fruit, exprimée en centimètres et mesurée le long de la face convexe, depuis le point d’insertion du pédoncule sur le coussinet jusqu’à l’apex, le grade, c’est-à-dire la mesure, exprimée en millimètres, de l’épaisseur d’une section transversale du fruit pratiquée entre ses faces latérales et son milieu perpendiculairement à l’axe longitudinal. Le fruit de référence servant à la mesure de la longueur et du grade est le doigt médian situé sur la rangée extérieure de la main, le doigt situé à côté de la coupe, qui a servi à sectionner la main, sur la rangée extérieure du bouquet. La longueur et le grade minimaux sont respectivement fixés à 14 cm et 27 mm »[11].

En réalité, la règlementation communautaire n’interdit pas la vente des bananes courbes. Elle en restreint la vente à certaines catégories : la catégorie extra ne doit présenter aucun défaut, la catégorie I peut comporter de « légers défauts de forme » ; la catégorie II autorise tout « défaut de forme ». Un article trouvé sur internet permet de comprendre que la règlementation communautaire a été, comme souvent, inspirée par un lobby et que c’est la France qui est à l’origine de la proposition ! « La règlementation sur les bananes a été sollicitée par un groupe représentant les intérêts des agriculteurs européens. Le but était d’améliorer la qualité des bananes cultivées au sein de l’Union européenne, notamment sur les territoires d’Outre-mer français. Des normes plus rigoureuses étaient supposées permettre aux bananes européennes de concurrencer les produits venus de l’extérieur de l’Union européenne. » Comme on peut le constater, et ce que ne met nullement en exergue l’article, c’est l’existence d’un capitalisme de connivence auprès de la Commission européenne. L’article nous apprend par ailleurs que le gouvernement français a été le plus impliqué dans l’affaire, qu’une règlementation française de 1975 exigeait déjà que les bananes de haute qualité ne devaient « présenter aucune malformation ni courbure anormale des doigts » et que, durant les discussions avec la Commission, le Royaume-Uni avait fait part du fait qu’il n’était « pas favorable à la création de normes inutilement complexes »…[12]

Il ne faudrait pas croire non plus que la Commission européenne ait mis fin aux absurdités règlementaires ces dernières années. Par exemple, si la décision de la Commission du 21 mai 2013 établissant les critères écologiques pour l’attribution du label écologique de l’Union européenne aux articles de robinetterie sanitaire était étalée sur 30 pages, le règlement du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 « relatif à la réception et à la surveillance du marché des véhicules à moteur et de leurs remorques, ainsi que des systèmes, composants et entités techniques distinctes destinés à ces véhicules » modifiant deux règlements et abrogeant une directive – quel titre ! – comporte 17 chapitres, 91 articles et 63 pages serrées !

2. Les causes de la règlementation communautaire abusive

Il faut distinguer deux types de causes, bien entendu au niveau communautaire (A), mais également au niveau français (B).

A – Les causes de la règlementation abusive au niveau communautaire

Le débat sur le point de savoir si l’Union européenne est ou non un État fait toujours rage. En revanche, celle-ci est déjà un État de normes dans le sens où l’Europe se caractérise essentiellement comme une machine à réglementer. En 2023, 570 actes de nature législative ont été publiés, soit presque 11 par semaine ou encore plus d’1,5 par jour !

Les textes successifs des traités sont directement à l’origine de ce phénomène. On oublie trop souvent que l’Acte unique européen entré en vigueur en 1987 prévoyait déjà l’extension des compétences de la Communauté européenne à des politiques nouvelles dans les domaines social, de la recherche et de l’environnement. Selon les derniers textes, les compétences de l’Union européenne sont extensives au possible. Celle-ci détient des compétences exclusives, par exemple l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché commun, la politique commerciale commune, la politique monétaire, l’union douanière… Mais elle bénéficie également de compétences partagées avec les États-membres, par exemple en tant qu’espace de liberté, de sécurité et de justice, pour l’énergie, les transports, la protection des consommateurs, l’agriculture et la pêche, l’environnement, le marché intérieur, etc. L’Union européenne ne s’arrête pas là puisqu’elle peut également mener des actions d’appui ou de coordination dans les domaines de la culture, du tourisme, de l’éducation, de la formation professionnelle, de la jeunesse et des sports, de l’industrie, de la protection et de l’amélioration de la santé humaine, etc. Pour exercer ces compétences, l’Union européenne « pond » logiquement un nombre considérable de textes et intervient dans les différents secteurs.

L’architecture des institutions européennes est difficilement compréhensible si on compare l’Union à un État. Les contre-pouvoirs sont à peu près inexistants, le lobbying joue à plein et tout semble fait pour accroître continument les compétences effectives du niveau communautaire.

Si les textes communautaires ont fini par consacrer le principe de la subsidiarité, la notion, sous l’influence de Jacques Delors, a été comprise de manière désastreuse. En effet, alors que la conception convenable de la subsidiarité en fait un principe remontant qui, d’abord, sépare la société civile de l’État et qui, au sein de la sphère publique, permet de prendre les décisions au plus près de l’individu, la conception communautaire de la subsidiarité consacrée dans les textes a été une conception descendante. Nous ne pouvons que reprendre ce que nous écrivions déjà en 2014 dans notre article précité : « Les textes communautaires disposent que les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, conformément au principe de subsidiarité. Malheureusement, cette subsidiarité n’est qu’un trompe-l’œil dans la mesure où les autorités communautaires sont libres de déterminer leur compétence en vertu du critère de l’utilité, autrement dit à partir du moment où leur action est soi-disant considérée comme plus efficace. C’est ainsi que l’Union européenne est devenue une machine à règlementer et qu’elle a vidé de sa substance la subsidiarité par une règlementation minutieuse et croissante, en un mot abusive, d’à peu près toutes les activités individuelles »[13].

B – Les causes de la règlementation abusive au niveau français

Il sera rappelé qu’une directive communautaire doit être transposée afin d’être pleinement intégrée au sein des ordres juridiques des États-membres. Or, les Français sont particulièrement victimes de ce qui est appelé la sur-transposition des directives, c’est-à-dire l’excès de zèle du législateur français qui va plus loin que la règlementation communautaire. La règlementation devient plus large que le secteur prévu originellement, elle intègre une catégorie de personnes exclue par la directive ou encore elle modifie certains aspects de la règlementation sans pour autant qu’il y ait un lien direct avec le texte à transposer[14].

Le Parlement français s’est saisi à plusieurs reprises ces dernières années de la question de la sur-transposition des directives communautaires. Il en ressort qu’environ 25 % des directives font l’objet d’au moins une mesure de sur-transposition. Il existe des textes internes pour juguler ce phénomène. Une circulaire du 26 juillet 2017 relative à la maîtrise des textes règlementaires et de leur impact doit permettre « d’identifier systématiquement la sur-transposition, d’en évaluer le coût et les avantages et, in fine, de la soumettre à l’arbitrage du cabinet du Premier Ministre afin que tout écart avec la norme européenne résulte d’un choix politique assumé ». La Cour de justice de l’Union européenne rend obligatoire depuis un arrêt du 8 juillet 2019 la systématisation de l’usage du tableau de concordance afin d’éviter les sous-transpositions et les sur-transpositions. La Fondation Ifrap en a conclu que « pour que les sur-transpositions y compris “politiques” baissent, il faut une volonté politique forte de dérèglementer et de simplifier l’environnement normatif français »[15]. Autrement dit, au-delà de l’affichage politique défavorable aux sur-transpositions des directives communautaires, la volonté politique française est largement absente, car les gouvernants choisissent d’amplifier la règlementation, notamment au titre de la protection de l’environnement ou du consommateur.

La fondation Ifrap rappelle en 2024 que seules 29 % des sur-transpositions françaises finissent par être adoptées au niveau européen. Or, la France ne suit pas et n’anticipe pas la norme européenne contrairement à l’Allemagne et elle ne surveille pas la Commission européenne. Depuis 2016, l’instance de contrôle des normes allemandes « analyse les propositions législatives de la Commission européenne en termes de coûts potentiels pour leurs destinataires en Allemagne avant même leur publication en projet de textes. Cette pratique permet aux négociateurs allemands à Bruxelles d’identifier les dispositions aux coûts particulièrement élevés à un stade précoce et de proposer des solutions alternatives ». Il sera également noté que sept pays se sont réunis dans une organisation afin de surveiller la politique européenne sur la réduction de 25 % de la charge administrative pour les États-membre fixée par la Commission européenne. Or, la France, à l’inverse de l’Allemagne ou des Pays-Bas par exemple, n’en fait pas partie[16].

Il faut enfin relever que la notion de subsidiarité reste mal comprise en France. Dans son second discours prononcé en Sorbonne, le 25 avril 2024, Emmanuel Macron appelait à un nouveau « pacte de prospérité » qui devait entre autres reposer sur la « simplification » et ce, en revenant « aux principes (sic) de subsidiarité ». Or, il n’entendait ni la simplification ni la subsidiarité. Pour lui, celle-là se concevait comme « plus de marché unique » : « C’est passer de 27 systèmes de règles à 1 ». Il confondait donc, peut-être volontairement, simplification et harmonisation des législations. Quant à la subsidiarité, il la définissait ainsi : « ce qui permet d’avoir des ambitions, des règles européennes pour ce qui en relève, mais de laisser de la flexibilité nationale dans la mise en œuvre ». Il entérinait donc une conception centralisée de la subsidiarité en tant que simple mise en œuvre de ce qui a été décidé à Bruxelles, étant rappelé qu’à peu près tous les domaines relèvent en fait des instances communautaires !

*   *

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L’Union européenne est devenue une machine à réglementer dont le poids s’est amplifié au fil des derniers traités entrés en vigueur. Normativisme exacerbé, bureaucratie, harcèlement textuel s’en sont suivis. Le principe de la mutuelle reconnaissance des normes est de plus en plus délaissé au profit d’une harmonisation législative dictée par Bruxelles. C’est tout un projet de société qui se trouve en cause : la recherche forcée de l’harmonisation par des autorités centralisées, d’un côté, ou l’harmonie portée par un espace ouvert voué aux libertés et respectueux du (vrai) principe de subsidiarité, d’un autre côté. Tel aurait dû être l’un des enjeux essentiels des élections communautaires.


[1]    Renaud Denoix de Saint Marc, « Éditorial » in Conseil d’État, Rapport public 2006, « Sécurité juridique et complexité du droit », La Documentation française, 2006, p. 9.

[2]    Mgr Freppel, La Révolution française. A propos du centenaire de 1789, Roger & Chernoviz, 23ème éd., 1889, p. 46.

[3]    Le Figaro, 23 avril 2024.

[4]    Agnès Verdier-Molinié, « Poids des normes européennes : le chiffrage de la Fondation Ifrap », www.ifrap.org.

[5]    « Libre circulation des marchandises », fiche technique sur l’Union européenne, 2024, www.europarl.europa.eu/factsheets/fr. Voir aussi : Baudouin Bouckaert, « L’Europe : continent de l’incontinence normative ? », Journal des libertés, Juin 2024.   https://journaldeslibertes.fr/article/leurope-continent-de-lincontinence-normative/

[6]    « Le cadre d’un marché unique », www.entreprises.gouv.fr.

[7]    « Brexit : ces euromythes qui empoisonnent Bruxelles », www.lepoint.fr

[8]    « L’Europe règlemente-t-elle vraiment la taille des concombres et des étiquettes de soutiens-gorge ? », www.francetvinfo.fr ; « 80 % des lois votées à l’Assemblée viennent-elles de l’UE, comme le dit Bardella ? », www.liberation.fr

[9]    « Check Point : 80 % de nos lois sont-elles imposées par l’Union européenne ? », www.publicsenat.fr

[10]   « Les directives européennes les plus ubuesques », www.lefigaro.fr

[11]   Jean-Philippe Feldman, « Europe : nous finançons toujours plus de normes absurdes et intrusives », www.touscontribuables.org

[12]   Alexander Fanta, « Pourquoi les “ fous de Bruxelles ” sont vraiment devenus dingues », www.voxeurop.eu

[13]   Jean-Philippe Feldman, « La subsidiarité et le libéralisme » in L’Homme libre. Mélanges en hommage à Pascal Salin, Les Belles Lettres, 2006.

[14]   Jérémy Martinez, « La conception française des “ surtranspositions ” des directives », Revue du droit public, n° 6, 2021, pp. 1647-1648.

[15]   Samuel- Frédéric Servière, « Normes communautaires : ce que dit le rapport secret sur les surtranspositions », www.ifrap.org

[16]   Agnès Verdier-Molinié, « Poids des normes européennes : le chiffrage de la Fondation Ifrap », loc. cit..

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Jean-Philippe Feldman

Jean-Philippe Feldman est professeur agrégé des facultés de droit, Maître de conférences à SciencesPo Avocat à la Cour de Paris et vice-président de l’A.L.E.P.S. (Association pour la liberté économique et le progrès social). Dernier ouvrage publié : Exception française. Histoire d’une société bloquée de l’Ancien régime à Emmanuel Macron (Odile Jacob, 2020).

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