En 2019, une tendance hétérodoxe dans la pensée économique a gagné en popularité : la théorie monétaire moderne (MMT pour Modern Monetary Theory). Elle postule que la politique monétaire n’est pas un outil macroéconomique viable et que les États devraient se concentrer sur la politique budgétaire et financer les dépenses publiques – notamment les programmes publics d’emploi – en émettant de la monnaie. Au vu de la crise actuelle et des « équations budgétaires » toujours plus compliquées, la MMT pourrait exercer un attrait croissant, ce qui n’est en réalité pas sans problème.
Explosion budgétaire
Le premier manuel de macroéconomie du MMT, écrit par William Mitchell, Martin Watts et Randall Wray et publié par Macmillan en 2019, était épuisé deux mois seulement après sa parution. La théorie semble donc avoir un fan club croissant dans le milieu universitaire.
Ray Dalio, célèbre économiste et fondateur du fonds spéculatif Bridgewater Associates, est partisan du MMT. Certains politiciens de gauche aux États-Unis ont utilisé la MMT pour défendre leurs propositions de politique budgétaire expansionniste. La représentante Alexandria Ocasio-Cortez, par exemple, y voit un moyen de financer son Green New Deal. L’ex-candidat à la présidence, le sénateur Bernie Sanders, a été conseillé auparavant par l’économiste star de la MMT, Stephanie Kelton. Il s’appuyait notamment sur ses idées pour suggérer des moyens de nationaliser la santé et l’éducation.
Selon la MMT, les taux d’intérêt bas (qui permettent aux États d’emprunter plus facilement) et la faible inflation semblent maintenant être persistants : les États devraient donc utiliser la politique budgétaire afin de stabiliser et stimuler les économies. Les nations devraient ainsi se libérer du « culte de l’austérité » et, en Europe, des « entraves » du pacte de stabilité et de croissance, qui plafonne le déficit budgétaire à 3 % du produit intérieur brut (PIB) et la dette publique à 60 % du PIB.
Planche à billets
Contrairement à un ménage, un État ne peut, selon la MMT, faire défaut dans sa propre monnaie. Les États pourraient ainsi émettre de l’argent en utilisant la « planche à billets » de la banque centrale pour financer les dépenses de déficit et même rembourser leur dette publique. S’appuyant sur une vision chartiste de la monnaie, la MMT envisage cette dernière comme une reconnaissance de dette que l’État fait circuler par le biais des dépenses publiques et dont la valeur découle du fait qu’elle est la devise avec laquelle les citoyens doivent payer leurs impôts.
L’État doit donc « créer » de la monnaie et dépenser jusqu’à ce que l’économie atteigne le plein emploi : la politique budgétaire est financée par la création de monnaie. En théorie, l’inflation ne devrait pas reprendre avant le plein emploi. Lorsque cela se produit, une augmentation des impôts « stabiliserait » alors les tendances inflationnistes en ralentissant l’augmentation de la demande. Dans ce système, les impôts ne sont donc pas censés financer les biens collectifs (c’est le rôle de « l’impression » de monnaie), mais sont un moyen de mitiger l’inflation et, également, comme on peut s’y attendre, les inégalités. Warren Mosler, défenseur de la MMT, suggère un taux d’intérêt de 0 %.
Le MMT fait en outre de l’État un « employeur en dernier ressort » afin d’atteindre le plein emploi, par le biais de programmes de « garantie de l’emploi ». L’idée est de maintenir les travailleurs dans des activités productives plutôt que de les faire attendre leurs allocations de chômage pendant que leur capital humain s’érode. Selon la théorie, cela aurait également un impact positif sur la demande globale, ce qui rendrait alors les anticipations des entrepreneurs plus optimistes et les encouragerait à embaucher. Différents secteurs pourraient bénéficier de tels programmes – ce qui, au vu de l’ampleur de l’intervention, n’est pas sans rappeler la planification centralisée.
Histoires d’inflation
Les critiques sérieuses abondent. Le Chili sous le président Salvador Allende (1970 – 1973) ou le Venezuela sous le président Nicolas Maduro (2013 – présent) ont adopté des politiques monétaires très similaires à la MMT, ce qui a entraîné une hyperinflation. De nombreux autres cas viennent à l’esprit, de l’Argentine au Brésil. La MMT répond à ces affirmations en soulignant qu’il n’y a pas eu d’inflation au cours de la dernière décennie dans les pays occidentaux développés, malgré des politiques monétaires extraordinaires. Mais en réalité, les raisons de cet état de fait sont doubles.
Premièrement, du point de vue du marché, les progrès technologiques ont permis aux entrepreneurs de réduire leurs coûts. La concurrence – notamment due à la mondialisation – les a contraints à traduire ces coûts réduits en prix plus bas pour les consommateurs, ce qui a permis de faire baisser l’inflation. Mais une montée du protectionnisme pourrait contrecarrer ces tendances. Et étant donné l’impact potentiel des propositions relatives au MMT sur la productivité et les prix, et l’animosité des partisans de la MMT à l’égard du libre-échange, il est difficile de voir comment il ne pourrait pas conduire progressivement à des mesures protectionnistes.
Deuxièmement, d’un point de vue monétaire, la faible inflation actuelle est le résultat de politiques monétaires contradictoires. Les banques centrales semblent s’être engagées dans une politique expansionniste, en utilisant l’assouplissement quantitatif. Certaines ont plus que quintuplé la taille de leur bilan. Mais en même temps, elles voulaient éviter une inflation galopante : la Réserve fédérale américaine, par exemple, a imposé des intérêts sur les réserves. Ensuite, les taux bas ont comprimé les marges des banques, les incitant à se détourner du prêt (et donc de la création monétaire), et à se tourner vers des activités non bancaires.
Plus important sans doute, la réglementation bancaire est devenue très restrictive, comme l’a souligné l’économiste Steve Hanke. Les mécanismes de transmission de la politique monétaire ont été brisés, et l’inflation n’a pas eu lieu en dépit des QE. Si les politiques de MMT devaient contourner ces canaux traditionnels (aujourd’hui rompus), l’inflation reviendrait certainement. La politique budgétaire ne serait alors plus d’aucune utilité.
Le problème de la connaissance
Au-delà de la menace inflationniste, l’étendue du contrôle étatique sur l’économie suggérée par les « MMTers » soulèverait deux problèmes économiques classiques. Le premier est l’effet d’éviction, dans lequel l’investissement privé est sous-financé parce que les ressources sont détournées vers l’investissement public. Le second est le « problème de la connaissance », dans lequel des ressources rares sont mal allouées par des bureaucrates qui ne décident en réalité pas avec leur propre argent et n’ont donc pas les incitations correctes à prendre des décisions avisées. La productivité en souffrirait.
De plus, dans un monde où les taux d’intérêt officiels sont de 0% et où l’argent est gratuit, qui aurait besoin des banques ? Le rôle traditionnel des banquiers ne disparaîtrait-il pas ? On pourrait dire que le rôle des banquiers a déjà été affaibli – précisément à cause des politiques qui se dirigent implicitement vers les prescriptions de la MMT. Dans une économie saine, les banquiers jouent un rôle entrepreneurial fondamental dans l’allocation des capitaux rares. L’épargne a également un rôle essentiel à jouer, non seulement pour financer les investissements, mais aussi pour permettre aux gens de planifier leur avenir. Mais des taux d’intérêt ramenés artificiellement et durablement à 0% auraient certainement un impact négatif à cet égard.
L’État finançant sa propre dette en imprimant de la monnaie risque de perdre sa crédibilité sur les marchés financiers, voire de faire défaut. Il existe de nombreux exemples de ce type de situation au cours de l’histoire. Il est évident que le dollar américain n’est pas en danger immédiat. Mais la montée d’autres puissances pourrait changer peu à peu la donne. En outre, la MMT oublie que chaque pays est lié par le marché mondial et par des facteurs tels que les prix à l’importation et à l’exportation.
La démocratie à la dérive
Le MMT pourrait conduire à des résultats problématiques au-delà des questions économiques habituelles. Si l’État soutient des secteurs particuliers, le lobbying va s’intensifier, se développant de manière à exploiter les subsides étatiques. La théorie des choix publics met en garde contre les dommages causés par le lobbying en tant qu’activité directement improductive, mais avec la MMT, les effets négatifs seraient incontrôlables. Plusieurs pays d’Amérique latine ont récemment démontré comment le « soutien de l’État » à certains secteurs conduit à la collusion et à la corruption. Une collectivisation rampante de l’économie aurait également des conséquences négatives pour la démocratie.
La redevabilité démocratique serait également considérablement affaiblie car les impôts ne seraient plus prélevés pour payer les biens publics mais pour réguler les inégalités et l’inflation (bien que l’augmentation des impôts dans un contexte d’inflation soit politiquement complexe). Si la plupart des impôts directs – tels que l’impôt sur le revenu – sont supprimés, le « contrat démocratique » est rompu. Et l’inflation créée par les politiques de planche à billets constituerait une autre forme d’imposition cachée. Couplé à une dette croissante, un tel système institutionnaliserait l’illusion fiscale.
Enfin, si un nombre toujours plus important de citoyens dépendent de l’État pour des emplois garantis (ou si tous dépendent de l’État pour leur revenu de base universel), il est difficile d’imaginer une société de citoyens indépendants du pouvoir. La démocratie et la redevabilité ne seraient plus que de vains mots. Plus encore qu’ils ne le sont aujourd’hui, les gens deviendraient les « clients électoraux » des politiciens ; des « sujets de l’État ». La possibilité d’une démocratie dans des régimes (même partiellement) collectivistes s’est toujours avérée être un vœu pieux, parfaitement utopique. Les preuves historiques de la manière dont de tels systèmes se terminent ne manquent pas.
Des ennemis et des amis potentiels
Les keynésiens seraient d’accord pour dire que certaines mesures de la MMT pourraient être justifiées, mais seulement dans des circonstances extrêmes, pour éviter une dépression. Ils ne pensent pas que ses préceptes devraient être utilisés tout le temps. En fait, de nombreuses critiques de la MMT proviennent du camp keynésien. Paul Krugman et l’ancien secrétaire au Trésor américain Lawrence Summers, par exemple, avertissent que la MMT entraînerait une forte inflation. L’ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, Kenneth Rogoff, a qualifié la MMT de « non-sens ». Christine Lagarde, alors à la tête du FMI, a rappelé les propos de Milton Friedman selon lesquels « il n’existe pas de déjeuner gratuit ». L’ancienne présidente de la Fed, Janet Yellen, a averti que la MMT était une « théorie erronée » et qu’elle conduirait à l’hyperinflation. L’actuel président de la Fed, Jerome Powell, a déclaré que « l’idée que les déficits n’ont pas d’importance pour les pays qui peuvent emprunter dans leur propre monnaie… est tout simplement erronée ».
Il semble donc que la MMT soit mauvaise pour l’économie et pour la démocratie. Pourtant, de plus en plus d’économistes et de dirigeants politiques parlent de recourir à une politique budgétaire expansionniste étant donné la faiblesse actuelle de l’inflation et des coûts d’emprunt pour les gouvernements. Il semble que le débat public penche implicitement de plus en plus vers les propositions de la MMT, et le phénomène va s’amplifiant depuis la crise du covid19. La critique de la MMT à l’égard du « culte de l’austérité » se vend bien et pourrait servir de nombreux intérêts. Ensuite, de nombreux pays de l’UE n’ont pas respecté les critères de convergence de l’euro : pourquoi leur demander de commencer maintenant alors qu’un soutien inattendu leur est apporté par les théoriciens de la MMT ?
A l’automne 2019, le président français Emmanuel Macron, par exemple, a évoqué la limite de 3 % du PIB pour les déficits comme relevant d’un « débat qui appartient à un autre siècle ». L’ancien économiste du FMI Olivier Blanchard a déclaré que lorsque la politique monétaire est inefficace, la politique budgétaire reste le seul levier pour augmenter la demande, et donc la production et l’emploi. Même s’il a ajouté ne pas préconiser des niveaux excessifs de dette publique, il estimait la croissance future suffisante pour payer les intérêts de la dette. Beaucoup d’autres sont du même avis.
La nouvelle politique monétaire mainstream ?
Il semble que le consensus né dans les années 1980 s’estompe lentement. Il était fondé sur l’indépendance de la banque centrale et sur la mise en œuvre par l’État de réformes « du côté de l’offre ». En cas de récession, les banques centrales intervenaient avec des taux plus bas et les États pouvaient faire des déficits pour stimuler la reprise. Il semblait que les cycles économiques « brutaux » étaient enfin apprivoisés : c’était la Grande Modération.
La crise de 2008 a mis un terme à tout cela. Le consensus a été discrédité et ses deux piliers ont été progressivement affaiblis au cours de la dernière décennie, nous mettant sur une voie qui pourrait mener à la victoire de la MMT. La crise du Covid19 a amplifié le phénomène. L’indépendance de la banque centrale est en danger. Avec des taux directeurs proches de zéro et des stratégies d’assouplissement quantitatif incapables de provoquer une reprise, la politique monétaire semble en effet à court de munitions. En outre, ces politiques de taux d’intérêt ultra bas ont créé des bulles d’actifs, qui ont à leur tour entraîné une augmentation des inégalités. Dans certains pays, cet état de fait a été effectivement aggravé par des mesures d’austérité mal pensées (non que les « consolidations budgétaires » soient toujours mauvaises, bien au contraire, comme l’ont montré avec force le regretté Alberto Alesina et ses collègues).
Parallèlement, en 2008, de nombreux économistes « classiques » prédisaient que des politiques monétaires extraordinaires entraîneraient une forte inflation. Mais ces prédictions ne se sont pas avérées, car ces économistes se sont concentrés sur les mauvaises mesures de la monnaie et ont surestimé les mécanismes de transmission monétaire en négligeant des facteurs tels que la réglementation. Le résultat malheureux sur le marché des idées de ces prédictions a été d’affaiblir les affirmations selon lesquelles des politiques telles celles de la MMT entraînerait une forte inflation.
Une bonne crise
Nous vivons une période cruciale : un consensus, certes pas idéal, mais qui « tenait à peu près la route », a été affaibli, et les politiciens populistes de droite, de gauche et du centre font pression pour des mesures budgétaires plus expansionnistes. Si une crise devait éclater, il est fort probable qu’ils en profiteraient pour mettre en œuvre certaines prescriptions de la MMT. Le Covid19 pourrait être cette crise.
Dans les années 1930, Keynes est devenu célèbre en suggérant des politiques proactives en période de détresse économique – précisément au moment où les gens exigeaient des « actions » de la part de leurs dirigeants. Même si les véritables raisons de la gravité de la Grande Dépression n’ont pas été correctement analysées par Keynes, il est difficile de ne pas voir un parallèle avec la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Comme dans les années 1930, cette « nouvelle » analyse (de la MMT) est également erronée. La MMT ne peut pas expliquer l’échec du consensus qui a duré des décennies, principalement pour trois raisons.
Premièrement, le système du « consensus » a oublié la responsabilité (ou « régulation endogène ») dans le secteur bancaire en se concentrant sur les aspects macro/quantitatifs plutôt que sur les incitations micro/qualitatives/institutionnelles. La crise de 2008 était une crise causée par l’irresponsabilité (en partie due aux politiques publiques) – qui n’a malheureusement pas été résolue par un surcroit de réglementation c’est à dire de « régulation exogène » plus importante. Le capitalisme ne fonctionne pas quand les preneurs de décisions ne jouent pas leur peau.
Deuxièmement, le « consensus » n’a pas réussi à faire progresser la responsabilité et la reddition des comptes en politique. Troisièmement, comme l’a rappelé Steve Hanke, le nouveau consensus sur la politique monétaire des années 1980 s’est concentré sur les objectifs de taux d’intérêt plutôt que sur les agrégats monétaires. En fait, ce serait bien davantage la croissance de la masse monétaire qui importe pour la croissance économique – et ces deux phénomènes doivent être synchronisés de manière subtile. Aujourd’hui, il faut plus, et non moins, de responsabilité budgétaire et monétaire et plus, et non moins, de responsabilité démocratique. La MMT nous mènerait dans la direction diamétralement opposée. Malheureusement, beaucoup sont impatients de s’engager dans cette voie et les conséquences économiques du Covid19 leur donnent une opportunité inespérée : « on ne gâche pas une bonne crise » … La fenêtre d’Overton est en train de glisser vers la MMT et le collectivisme. Il est du devoir des esprits libres de dénoncer les erreurs et les dangers de ce glissement idéologique.
Emmanuel Martin est docteur en sciences économiques et enseigne à Aix-Marseille Université ainsi qu’à l’ICES. Cet article est basé sur un texte en anglais publié par le Geopolitical Intelligence Services.