D’obédience libérale, l’Institut Sapiens dirigé par Olivier Babeau est l’un des Think Tank les plus en vue dans le panorama Français. Il a publié le 31 janvier 2024 un rapport intitulé « La Transition énergétique est-elle soutenable ? » ; un document clé en vue des élections européennes[1]. Exhaustif, le document couvre de nombreux sujets brûlants comme l’Accord de Paris, le Pacte Vert Européen ou encore le potentiel mix Français 2050. Sapiens promeut une troisième voie entre les climato-sceptiques (qui représentaient en 2023 près de 37% des Français) et les climato-catastrophistes décroissantistes (20% des Français) partisans d’un changement radical de société. Nous nous efforçons dans les pages qui suivent d’en résumer les principales analyses et propositions.

Positionnement climatique

Si l’Institut Sapiens adhère sans réserve au consensus scientifique sur la réalité d’un réchauffement d’origine anthropique, il s’oppose aux thèses climato-catastrophistes sources d’éco-anxiété et de perte de foi en l’avenir chez les jeunes générations. Il considère que « les incertitudes quantitatives ne justifient pas un changement radical de société qui conduirait à une paupérisation générale dont les plus démunis seraient les premières victimes ». Pour le Think Tank « la création de richesses reste un préalable permettant de conjuguer développement humain et lutte contre le réchauffement ». Pour ce faire, il préconise de lutter efficacement contre la surconsommation et les gaspillages énergétiques tout en préservant une croissance soutenable associée à des mesures pertinentes d’atténuation et d’adaptation : « c’est sur une approche bénéfice-risque et non sur un discours anxiogène d’urgence climatique absolue s’abritant derrière le principe de précaution que doivent reposer les futures politiques publiques ».

Sapiens pointe la « panne sèche » de la Transition Énergétique mondiale. 2023 aura été l’année la plus chaude depuis l’ère préindustrielle mais elle aura aussi battu les records de consommation de charbon, de pétrole et de gaz : « ces énergies fossiles à qui nous devons deux siècles d’incroyable développement humain sont-elles devenues notre malédiction ? ». Huit ans après l’Accord de Paris, l’humanité persiste dans sa schizophrénie climatique. A qui la faute ? Selon le rapport « la responsabilité réside dans la forte corrélation entre énergie en général, énergies fossiles en particulier et développement humain. Le citoyen OCDE est prêt à s’impliquer pour le climat, mais sans renoncer à son niveau de vie. Le citoyen des pays émergents est prêt à s’impliquer pour le climat, mais souhaite d’abord accroître son niveau de vie ». Le problème n’est pas seulement de baisser nos émissions mais de le faire sans pour autant sacrifier le développement humain. Et là est la quadrature du cercle !

Accord de Paris

Face à cette situation, l’Institut considère que l’Accord de Paris est devenu obsolète :

« [S]atisfaire l’Accord demanderait à chaque terrien de réduire ses émissions à 2 t CO2, soit la valeur actuelle… des pays africains les plus pauvres. Il réclamerait au citoyen Français des actions héroïques (devenir végétarien, ne plus prendre l’avion, ne plus utiliser de voiture thermique, changer sporadiquement de vêtements) ainsi que des investissements individuels (élimination de chaudières thermiques, achat de voiture électrique) et collectifs (décarbonation du tertiaire, de l’industrie, de l’agriculture, du fret, des services publics) démesurés. »

Investissements ruineux couplés à l’arrêt de nombreuses activités économiques non-essentielles (tourisme, construction automobile, transport aérien, activités agro-alimentaires), l’Accord de Paris « plongerait les pays de l’OCDE dans une récession structurelle synonyme de pauvreté et de troubles sociaux ». D’autant que l’évolution géopolitique évolue elle aussi à contresens. La chute de l’Union-Soviétique avait sonné le glas du monde bipolaire de la guerre froide et avait donné l’espoir quant à l’émergence d’un monde multilatéraliste reposant sur le modèle occidental. A la suite d’une cascade d’événements, « cette perspective a progressivement volé en éclat et un nouvel ordre mondial tripolaire BRICS/US/Europe a émergé ».

Inatteignable, l’Accord « démoralise les forces vives et bloque nombre d’actions positives ». Un constat implacable partagé par de nombreux décideurs et implicitement reconnu par la Chine et l’Inde annonçant au mieux une neutralité carbone entre 2060 et 2070.

Adaptation

L’échéance de neutralité carbone 2050 n’étant plus tenable et compte tenu de la trajectoire la plus probable (2,7°) le Think Tank considère que « l’adaptation doit revêtir le même degré de priorité que l’atténuation ». Une position clé ignorée dans la plupart des politiques publiques consacrant plus de 90% de leurs investissements à la transition énergétique :

« [N]otre capacité d’adaptation aux événements météorologiques extrêmes s’est fortement améliorée en un demi-siècle. S’adapter requiert des mesures préventives optimisant aménagement du territoire, gestion des ressources et mesures réactives en cas de crise majeure. Les vagues de chaleur étant la cause principale des décès, nous encourageons la mise en œuvre de climatisation dans les lieux d’hébergement des seniors vulnérables. Même si les économies individuelles d’eau doivent être encouragées, nous considérons que le stress hydrique nécessite une vision globale passant notamment par un grand plan d’assainissement du réseau de distribution responsable de 20% de pertes. Nous combattons par ailleurs toute décision idéologique allant à l’encontre du bon sens comme la promotion systémique de l’agriculture biologique aux rendements catastrophiques, l’interdiction des herbicides et la restriction de terres dédiées aux NGT [Nouvelles Technologies Génomiques]. Nous encourageons enfin le lancement d’un grand plan d’aménagement du territoire avec une désartificialisation massive des sols urbains. »

Atténuation

Sapiens n’ignore pas pour autant l’atténuation (transition énergétique) en révisant les objectifs français gravés par le Président de la République dans son discours de Belfort prononcé le 10 février 2022. Pour le Think Tank :

« Préserver le développement humain dans les pays riches et le déployer dans les pays pauvres repose sur deux piliers : un catalyseur technologique et un aliment énergétique. Toute politique a-technologique et sobriétiste (réduire autoritairement et de façon excessive la consommation d’énergie) se traduira par une régression rapide du niveau de développement confirmant l’impasse de toute tentation décroissantiste. »

Si les pays de l’OCDE ont fait de gros efforts pour réduire leur consommation d’énergie, Sapiens considère qu’il y subsiste des « leviers de réduction technologiques (amélioration de l’efficacité énergétique) et comportementaux (optimisation choisie et non sobriété imposée) dans le bâti, les transports et l’industrie ». Toutefois, l’Institut insiste sur le fait que « la consommation d’énergie ne doit pas être réduite sous contrainte économique mais optimisée en rendant possible une croissance soutenable conjuguée à une réindustrialisation du pays ». Il estime qu’avec une croissance de 1% par an la France pourra réduire sa consommation d’énergie finale de 25% (cible de 1200 TWh) à l’horizon 2050. En revanche il considère que l’objectif RTE (- 40% voire – 45% dans la nouvelle stratégie) est « incompatible avec une croissance post 2040 et une réindustrialisation du pays ».

Dans le bâti le Think Tank encourage une baisse rapide et massive du TOE (Taux d’Occupation Énergétique) dans le tertiaire ainsi qu’une isolation raisonnable des passoires énergétiques en catégorie D. Il promeut aussi le géo-stockage pour améliorer les performances des pompes à chaleur. En matière de mobilité, il remet en cause l’objectif européen d’interdiction de la construction de voitures thermiques neuves après 2035 :

« la mobilité électrique étant loin d’être universelle, la voiture thermique doit être pérennisée au profit des biocarburants et des carburants synthétiques tant qu’une solution hybride électricité/hydrogène n’a pas émergé. Complètement négligée par l’UE, la réduction de la consommation des voitures thermiques doit rester un objectif majeur et leur construction prolongée bien au-delà de 2035.»

Réindustrialiser l’Europe est louable mais ne se fera pas sans effet sur la consommation d’énergie et les émissions. Aussi « faut-il éviter d’associer systématiquement réindustrialisation et décarbonation » conclut le Think-Tank. Pour bénéficier de chaleur fatale gratuite, il encourage la création de pôles industriels en proximité des centrales nucléaires.

A partir d’hypothèses plus conservatrices (par rapport au discours de Belfort) pour l’éolien marin et le solaire, le rapport conduit à l’horizon 2050 à un mix énergétique final 2050 2/3 électrique (800 TWh) et 1/3 chaleur (400 TWh) dont 600 TWh d’électricité décarbonée soit un déficit de 200 TWh par rapport aux 800 TWh nécessaires. En théorie, ce déficit pourrait être satisfait par du nucléaire additionnel (EPR ou SMR) ou par une prolongation à 80 ans des réacteurs actuels. Ainsi, décarboner totalement le mix électrique en 2050 nous demanderait de passer au rythme d’un EPR par an (objectif déjà très ambitieux) à 2,2 EPR/an. Aussi, selon l’Institut :

« la présence significative de gaz naturel dans le mix électrique reste fortement probable et renvoie la décarbonation totale bien au-delà de 2050. Le gaz naturel représentant la variable d’ajustement du mix énergétique futur, Sapiens s’oppose à l’arrêt des investissements dans les énergies fossiles à court/moyen terme promu par la plupart des ONG environnementalistes : en découlerait un asséchement de l’offre, des prix incontrôlés, une situation sociale explosive et des conséquences géopolitiques imprévisibles. »

Le Pacte Vert Européen

La partie la plus intéressante du rapport est sa critique acerbe du Pacte Vert Européen (Green Deal dans sa version anglophone) voulant faire de l’Europe un continent neutre en carbone à l’horizon 2050. Pour ce faire, le Vieux Continent est tenu de réduire d’ici 2030 ses émissions de 55 % par rapport à ses niveaux de 1990. Sapiens a rebaptisé le pacte vert « Pacte des 4 i : irréaliste, injuste, insoutenable et inutile ». Beau slogan en vue des élections européennes.

Le Pacte Vert est irréaliste

La Think Tank qualifie le Pacte Vert « d’incorrigible agenda inversé ». Rappelons que le texte initial de 2019 ciblait 40% mais que l’objectif a été relevé à 55% en 2021. Depuis 1990 les émissions européennes se sont réduites de 30%. Pratiquement stables jusqu’en 2010, leur réduction s’est amorcée à un rythme moyen de 1,5% par an. Prolonger ce rythme jusqu’en 2030 conduirait à une réduction de 40 % en accord avec la cible initiale mais 15 points en dessous de la cible actuelle.  Pour atteindre les 55%, le rythme annuel de réduction devrait passer à 5 %/an. Un objectif considéré par Sapiens comme « totalement irréaliste surtout si l’Europe souhaite se réindustrialiser. L’UE devrait donc rapidement revenir à l’objectif des 40% ».

Le Pacte Vert est injuste

La règle des 55% ignore d’une part la démographie (entre 1990 et 2022 la population Française s’est accrue de 11 Mhab contre 6 pour l’Allemagne et 2 pour l’Italie) mais surtout elle considère de façon quasi homogène les émissions 1990 alors qu’à cette époque le Français, grâce à son nucléaire, émettait déjà deux fois moins que l’Allemand : « on demande au Français de réduire ses émissions individuelles 2030 à 3,5 t CO2/an alors que l’Allemand sera toujours autorisé d’en émettre 6,8. Ce dernier est donc récompensé de ses émissions passées tandis qu’on réclame au Français vertueux d’énormes efforts marginaux de sobriété dans les transports, l’habitat et l’industrie » pointe l’Institut. En conséquence Sapiens réclame une règle plus juste « imposant à chaque membre une cible identique d’émissions moyennes par habitant ».

Le Pacte Vert est insoutenable

Sur base du rapport Pisani-Ferry publié par France Stratégie en juin 2023, le Think Tank confirme l’énorme coût économique et sociétal du Pacte Vert pour la France : 66 milliards d’euros par an supplémentaires par rapport aux budgets déjà engagés soit environ 2,2% de PIB. Des investissements non seulement colossaux mais surtout faiblement productifs dans la mesure où 60 % à 70% des équipements verts seront importés du Sud-Est asiatique notamment de Chine. Le Pacte Vert ne pourra donc se faire qu’au prix d’une forte augmentation de la dette (+25% en 2040), du déficit de la balance commerciale et de l’accroissement de la fiscalité notamment via la mise en œuvre d’une ISF climatique. Le rapport mentionne également une étude récente de I4CE qui alerte quant au coût insoutenable de cette transition forcée pour le citoyen ordinaire : « accéder au graal des 55% coûtera à chaque ménage français plus de 100 000 € soit 2,5 années de revenus d’un ménage situé dans le neuvième décile ». Ce constat débouche sur une conclusion implacable : la transition énergétique demeure trop coûteuse pour les classes populaires et moyennes.

Émissions européenne, françaises et mondiales

(Source des données : Energy Institute)

Le Pacte Vert est inutile

Les émissions de GES et le réchauffement climatique qui en découle étant des phénomènes globaux indépendants du lieu d’émission « des approches nationales voire régionales resteront peu efficaces si elles ne s’intègrent pas dans une politique mondiale ». A l’horizon 2030, les émissions mondiales totales (incluant les émissions industrielles, l’agriculture et la déforestation) devraient frôler les 60 Gt CO2. Accélérer les politiques aujourd’hui engagées pour baisser les émissions européennes de 55% (au lieu de 40%) n’aura qu’une incidence marginale sur le réchauffement : « dans cet océan de CO2 émergeant, la réduction des émissions françaises conséquentes au Pacte Vert se réduit à un filet à peine visible » conclut le rapport.

Justifier le Pacte Vert, nécessite selon Sapiens « de quitter la logique climatique et de transposer le problème sur le terrain moral : montrer l’exemple aux autres en espérant qu’ils nous suivent mais aussi racheter sous forme d’indulgences nos émissions passées en conformité avec la morale kantienne ». En d’autres termes le Pacte Vert est un projet purement moral demandant au Vieux Continent de se suicider sur l’autel de la vertu.

Projets alternatifs

Le gaz restant fortement présent dans le mix Européen (électricité et chaleur résiduelle) au cours des prochaines décennies et l’Europe ne pouvant plus compter sur le gaz Russe, l’Institut Sapiens incite le Vieux Continent « à sécuriser ses approvisionnements gaziers moyen/long terme : par gazoduc en regardant vers l’Est Méditerranéen, en sécurisant son Gaz Naturel Liquéfié en accélérant la construction des terminaux de regazéification ». Il encourage aussi les États Membres « à mutualiser leurs achats et, même si le sujet reste socialement complexe, à relancer la production domestique de gaz ». La France devra aussi planifier la construction de centrales TGV (Turbines Gaz Vapeur) non aujourd’hui intégrées à la planification gouvernementale.

Si la croissance verte donne l’illusion d’une indépendance énergétique retrouvée, elle déplacera notre dépendance pétrolière vers une dépendance minière plus marquée notamment concernant les métaux critiques de la croissance verte concentrés dans 3 à 4 pays dans le monde. Aussi Sapiens est-il en faveur d’une relance de l’activité minière en Europe « une tendance qui s’amorce hélas beaucoup trop timidement ». L’institut prévient toutefois que « la mine étant environnementalement nettement plus pénalisante que l’extraction pétrolière et gazière, il y a un risque certain d’opposition sociétal incitant les Gouvernements à empiler des normes rendant l’extraction non économique par rapport aux pays tiers ». Sans une relance massive de son industrie minière l’Europe augmentera de façon incontrôlée sa dette vis-à-vis des pays du Sud-Est asiatique concentrant presque 100% de la production des équipements verts.

Sapiens se prononce enfin en faveur d’un accroissement massif des investissements dans le développement de petits réacteurs modulaires ainsi que de la relance des réacteurs de 4ème génération à neutrons rapides indispensables pour prendre la relève des EPR tout en assurant l’approvisionnement en combustible et la gestion des déchets nucléaires. Il rappelle également son opposition au 100 % renouvelable « qui conduirait l’Europe à un désastre économique et social ».

Conclusion

Promouvant une troisième voie entre climato-scepticisme et climato-catastrophisme, l’Institut Sapiens se positionne avant tout comme défenseur du développement humain. Convaincu de la nécessité de la décarbonation, il considère que les rythmes imposés aujourd’hui notamment à l’Union Européenne sont beaucoup trop rapides et risquent de mettre en péril nos équilibres économiques et sociaux déjà fortement altérés. Il pointe aussi l’extrême difficulté politique d’une telle démarche « dont les principaux gains se feront au profit des générations futures et non des générations courantes ». Pour au moins deux décennies, une transition énergétique trop rapide serait génératrice de davantage de pauvreté et d’un accroissement significatif de la dette et de la fiscalité.

Sapiens insiste lourdement sur le fait que « les vingt années stupidement perdues dans le nucléaire ne pourront être rattrapées ». Même lancés dans un avenir proche, les nouveaux réacteurs (EPR ou conventionnels) ne seront disponibles qu’à la fin de la prochaine décennie et ne pourront que partiellement participer à la décarbonation du mix 2050. Les petits réacteurs modulaires dont la mise en œuvre repose sur un mode industriel (construction du réacteur en usine) et non plus en mode projet (construction du réacteur sur site) pourraient accélérer cette transition vers l’électricité décarbonée.

Pour autant, décarboner l’économie doit rester un objectif stratégique fondamental pour des raisons climatiques mais aussi en relation avec notre souveraineté énergétique. Tant au niveau européen (Green Deal) qu’au niveau mondial (Accord de Paris), ce n’est pas l’objectif qui est critiquable en soi mais le rythme pour y arriver.


[1]    Ph. Charlez , F. Henimann, P. Coindreau et Vincent Houard (2024),  La transition énergétique est-elle soutenable ? Défis des Accords de Paris et du Pacte Vert Européen,  Editions Sapiens.

About Author

Philippe Charlez

Philippe Charlez est ingénieur des Mines de l'École Polytechnique de Mons (Belgique) et Docteur en Physique de l'Institut de Physique du Globe de Paris. Expert internationalement reconnu en énergie, il est l'auteur de nombreux ouvrages sur la transition énergétique. Il est Directeur de l’Observatoire Energie/Climat de l’Institut Sapiens.

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