La presse et les médias se sont faits les échos de l’idée développée par certains experts (Blanchart 2019[1]) suivant laquelle la hausse de la dette n’était pas un problème. De fait, si le poids de la dette publique a augmenté dans tous les pays développés, le coût du service de la dette a dans le même temps baissé. Plus les États s’endettent et plus les taux d’intérêt de long terme auxquels se financent les États baissent (Figure 1). La conséquence pour un pays comme la France est un recul du poids des intérêts dans la dépense publique. En 2018, la part des intérêts représentait 3,1% des dépenses publiques totales contre 6,6% en 1996[2]. Dans ces conditions, conclut l’économiste du FMI, il n’est pas nécessaire de réduire les déficits et de prendre le risque de freiner la croissance en réduisant la demande. Le gouvernement doit au contraire dépenser plus en éducation, en formation professionnelle et en santé.
L’objectif de cet article est de montrer que cette position voit l’évidence, la baisse des coûts du service de la dette, mais ne voit pas que derrière cette baisse se cachent d’autres coûts économiques substantiels. Pourquoi les prêteurs n’exigent-ils pas des États des intérêts plus élevés alors que le ratio dette publique sur PIB et la probabilité d’une crise de la dette souveraine augmentent ? La principale raison est que l’État n’est pas un débiteur ordinaire. Il détient le monopole de la coercition et c’est pourquoi la solvabilité de l’État ne répond pas aux lois du marché. Un État n’est pas solvable parce que son projet de production répond aux attentes des consommateurs et dégage suffisamment de marges pour attirer les capitaux des épargnants. Il est solvable parce qu’il est suffisamment fort pour rendre sa dette solvable. La solvabilité de l’État est indissociable de son pouvoir de contrainte (sanctions) et de la possibilité que le droit lui offre de distribuer des privilèges (récompenses). L’État n’est pas solvable parce qu’il gère bien les deniers publics, mais parce qu’il peut renforcer à tous moments si nécessaire ses pouvoirs fiscaux, réglementaires et monétaires. Mais, et c’est ce que semblent ignorer les partisans d’un endettement toujours plus élevé, cette solvabilité forcée n’est pas sans coût.
Figure 1
Rendements des titres publics et dette publique (France 1959-2019)
L’économie politique a, dès ses origines, listé ces coûts. Montesquieu (1758[3]) développe dans De l’esprit des lois quatre arguments contre la dette :
- La dette publique appauvrit le pays car elle favorise une fuite des revenus de la nation vers les étrangers[4].
- Elle fait tort aux ouvriers, car les impôts levés pour là payer rendent la main de l’ouvrier plus chère.
- Cette dette n’est pas de plus sans effet sur le taux de change. « Une nation perpétuellement débitrice est une nation où le change devrait être très bas. »
- Elle crée enfin les conditions de la formation d’une classe de rentiers de la dette publique. Elle ôte les revenus « véritables de l’État à ceux qui ont de l’activité ou de l’industrie, pour les transporter aux gens oisifs ; c’est-à-dire qu’on donne des commodités pour travailler à ceux qui ne travaillent point, et des difficultés pour travailler à ceux qui travaillent ». La dette publique favorise ainsi la formation d’inégalités entre ceux qui peuvent bénéficier des revenus de la dette et ceux qui paient via l’impôt les intérêts de cette dette.
Adam Smith, dans la Richesse des Nations[5], complète ces arguments en notant que, contrairement à l’impôt, la dette exige le paiement d’intérêt. Elle augmente ainsi le coût de financement de la dépense publique (Smith 1976, p.414). Elle enrichit les prêteurs et appauvrit les travailleurs. Elle déplace la richesse des productifs vers les rentiers et fait progressivement des capitalistes des rentiers qui ne cherchent qu’à s’enrichir grâce à leurs avances. La dette publique détruit l’esprit du capitalisme en transformant ces derniers en rentiers de l’État. Jean-Baptiste Say (1803[6]) précise cet argument en soutenant que « l’État se trouve affaibli en ce que le capital prêté au gouvernement, ayant été détruit par la consommation que le gouvernement en a faite, ne donnera plus à personne le profit, ou, si l’on veut, l’intérêt qu’il pouvait rapporter en sa qualité de fonds productifs » (Say 1803, p.548). Il assimile ainsi les dépenses publiques à des dépenses moins productives que les dépenses privées. Cela conduit Say à poser un principe de bonne gestion des dépenses : « l’État doit toujours s’assurer que l’avantage qui doit naître pour le public d’un besoin satisfait, surpasse l’étendue du sacrifice que le public a dû faire pour cela » (Say 1803, p.486). Il attire ainsi notre attention, non seulement sur ce que les économistes contemporains désignent par l’effet d’éviction, mais aussi sur l’effet durable de la dette publique sur la structure du capital. La dette évince un investissement privé plus productif que l’investissement public. Ce n’est pas « un de perdu pour le privé contre un de gagné pour le public » car 10 investis dans le public rapportent en général moins que 10 investis dans le privé.
Les tenants de la finance publique fonctionnelle de Lerner (1943[7]) et des positions néo-keynésiennes qui en sont issues (Blanchard 2019) peuvent juger que de tels arguments ne sont plus d’actualité, notamment parce que le taux d’intérêt n’augmente pas. Il n’y a donc pas d’effet d’éviction. Mais aussi parce que l’intérêt de la dette est quasi nul. Ce qui annule l’effet des intérêts sur l’impôt. De plus, l’existence des banques centrales permet aujourd’hui à la politique monétaire de gérer les effets de la dette publique sur le taux de change et de minimiser l’effet décrit par Montesquieu. Ils arrivent ainsi à la conclusion que l’on peut négliger ces effets indirects néfastes de l’endettement.
Avant de montrer en quoi ils ont tort, soulignons tout de même que, si en effet le coût direct du service de la dette a baissé, il représente toujours 42,2 milliards d’euros en 2019. Par comparaison, le budget de l’éducation nationale et de la recherche est de 100,9 milliards[8] d’euros (2019) ; décomposé de la manière suivante 28,1 milliards pour l’enseignement supérieur et la recherche d’un côté et 78,8 milliards pour les missions d’enseignement. Le service de la dette n’est pas en ce sens une anecdote dans un pays qui a tant besoin de moderniser ses services publics (université, hôpitaux, prison, etc.) et de financer l’innovation.
Tous les coûts de la dette décrits par l’économie politique de la dette n’ont pourtant pas disparu avec les pouvoirs accrus de l’État. L’État a certes renforcé ses pouvoirs fiscaux, réglementaires et monétaires, mais il n’a pas les moyens d’empêcher la dette de générer de tels coûts :
- La part de la dette publique française détenue par des non-résidents représente environ 50% de la dette publique totale. Il y a donc bien une fuite de revenu.
- Si l’effet d’éviction par les taux d’intérêt est probablement moins fort, il n’a pas disparu pour autant et a été renforcé par un effet d’éviction plus insidieux mais tout aussi puissant qui passe par la réglementation et les jeux d’influence entre la haute administration et les agents financiers (Section 1).
- La baisse de la part des intérêts dans les dépenses publiques n’annule pas le montant des intérêts payés (Section 2). L’augmentation de la dette publique a jusqu’à maintenant enrichi les rentiers de l’État et appauvri les contribuables et les entrepreneurs via une augmentation de la pression fiscale. Ce transfert de richesse ne va probablement pas durer car de faibles taux peuvent encore attirer quelques épargnants, mais des taux négatifs ne peuvent que favoriser un désintérêt pour les titres publics. C’est là que, malgré tous ses pouvoirs, l’État peut être mis en difficulté.
- Le relâchement de la contrainte budgétaire qu’induit la baisse du coût du service de la dette publique accélère l’effet décrit par J.B. Say. L’affectation de l’épargne va toujours à des dépenses improductives et se détourne des fonds productifs (Section 3).
- Le dernier constat porte sur les coûts de la politique monétaire. Pour réduire le coût des services de la dette, la banque centrale est placée dans l’obligation de baisser ses taux de refinancement des banques. Pour pallier le désintérêt des épargnants pour des créances publiques à taux négatif, la banque centrale est obligée de monétiser la dette de l’État et de prendre à terme le risque d’un retour de l’inflation (Section 4).
L’effet de composition de tous ces coûts est de fragiliser le système économique et de l’exposer à une crise de grande ampleur.
1. Effet d’éviction par la réglementation
L’effet d’éviction par la hausse des taux d’intérêt a très tôt été décrit par l’économie politique de la dette et est fort bien documenté (Cebula 2013[9]). La dette favorise une hausse des taux d’intérêt qui déplace l’épargne du secteur privé vers le secteur public. La baisse continue des taux d’intérêt pourrait faire croire qu’un tel effet n’existe pas dans le contexte actuel. Le déplacement de l’épargne vers le secteur public ne passe plus pas le taux d’intérêt, mais par la réglementation macro-prudentielle et la grande porosité qui existe entre le Trésor et les agents financiers.
A la suite de la crise de 2008, les États de l’Union Européenne ont renforcé les contraintes pesant sur les banques. Ces règles macro-prudentielles traitent cependant les titres publics comme sans risque (Antonin Levasseur et Touzé 2017[10]). L’État utilise ainsi son monopole de la force pour fixer a priori ce qui est risqué et ce qui ne l’est pas. Une telle pratique incite les banques à acheter une grande quantité de titres publics, ce qui réduit à la fois le coût d’emprunt du gouvernement et les risques de faillite des États (D’Erasmo et al. 2019[11]). Mais clairement, les banques n’acquièrent pas ces titres publics parce qu’elles y trouvent un intérêt économique, mais pour satisfaire une contrainte réglementaire. Pour ces établissements de crédit, la règle « prudentielle » rend ainsi la détention de créances privées plus risquée et coûteuse que la détention de titres publics. Il y a éviction non par les taux d’intérêt mais par la réglementation.
L’autre moyen utilisé par le ministère de l’économie et des finances pour forcer les établissements financiers à détenir des titres publics est la mobilisation de son réseau d’influence. Jusqu’au début des années quatre-vingt, la grande partie du financement non fiscal des dépenses publiques était réalisée grâce à des mécanismes réglementaires qui obligeaient un certain nombre d’acteurs économiques à placer leurs avoirs dans un compte du Trésor. Le coût financier pour l’État était très faible (Tiano 1958[12]). Les réformes financières de 1985 ont démantelé le circuit du Trésor et conduit l’État à se financer sur les marchés, comme les autres acteurs de la vie économique. Pour des raisons qui ont été expliquées dans le rapport Marjolin-Sadrin-Wormser (1969[13]), le Ministère de l’économie et des finances et le directeur du Trésor ont soutenu le démantèlement de ce circuit. Les circuits du Trésor ont été démantelés formellement mais sont restés puissants de fait, car les liens entre la haute administration et les établissements financiers restent très forts du fait de la pratique du pantouflage (Rouban 2010[14]). L’agence REUTERS donne pour l’année 2011 la liste des principales entreprises détentrices de titres publics français. Elle permet d’identifier les compagnies d’assurance et les banques qui détiennent le plus de créances publiques. Ces établissements financiers (établissements de crédit (Banque), compagnies d’assurances et caisses de retraite) sont les principaux détenteurs de la dette française et sont majoritairement dirigés par d’anciens hauts fonctionnaires. C’est comme si la dette publique s’écoulait à l’intérieur d’un même réseau social aux intérêts communs : la protection d’un régime financier favorable aux élites financières et administratives du pays (Tableau 1). L’affaire du Crédit Lyonnais a sans doute été l’un des exemples les plus fameux des risques d’une telle porosité (Blic 2000[15]).
Tableau 1
La porosité entre le secteur financier et la haute administration en France
Investisseur | Administrateur Directeur Général | Investisseur | Administrateur Directeur Général |
AXA Investment | Henri de Castries 2000-2016, HEC/ENA | MATMUT | Daniel Havis, Institut de l’Assurance |
MMA Finance | Thierry Derez Avocat | GROUPAMA | M. Agache-Durand Docteur Physique |
CM-CIC AM | Nicolas Thery, ENA | NATIXIS | François Riahi ENA |
BNP-Paribas AM | Thierry Varène, École Polytechnique | LYSOR ASSET | Lionel Paquin, École Polytechnique |
CNP Assurances | Antoine Lissowski ENA | MONCEAU ASS | Gilles Dupin, Ecole Polytechnique |
AMUNDI Finance | Yves Perrier, ESSEC | Banque Postale | Philippe Wahl, ENA |
Source : Agence Reuters, Lien : https://bit.ly/3egdjXY (consulté le 23 avril 2020) et les sites des grandes compagnies financières
2. La classe des rentiers de l’État et la dette publique
La fixation de taux d’intérêt négatif pour les OTA à dix ans (Figure 1) pourrait faire croire que l’emprunt est gratuit. Ce n’est pas le cas. Si on reprend la série de l’INSEE qui décompose les recettes et les dépenses des administrations publiques de 1959 à 2018 on peut effectivement constater que la part de l’intérêt dans la dépense publique baisse et que cela explique en grande partie la baisse des déficits publics (Figure 2). Cette part, cela a été rappelé, n’est pas égale à zéro. Le coût du service de la dette baisse mais n’est pas nul. Les intérêts sont bien payés par les contribuables (Smith-Say) et enrichissent les détenteurs des titres publics (Montesquieu). Cet enrichissement par l’impôt est typique de l’enrichissement par la rente improductive décrit par l’école des choix publics, ce qui permet de rappeler que ce qui importe dans les inégalités n’est pas tant leur niveau (élevé ou faible) mais leur origine (productive ou improductive)[16].
La stratégie des taux d’intérêt négatifs n’est cependant pas pérenne. Malgré sa force, l’État ne peut pas obliger les épargnants à perdre de l’argent. Les établissements financiers sont captifs, mais ils sont aussi influents. Ils peuvent progressivement se désengager. C’est là que le risque de crise de la dette souveraine augmente. Ce risque est loin d’être nul, contrairement à ce que laisse entendre la règle selon laquelle détenir une créance publique est sans risque. Rogoff et Reinhart (2009[17]) dénombrent pas moins de 71 crises de défauts souverains entre 1978 et 2006.
Figure 2
Inflation (en %), Intérêt (en mds) et Soldes publics (1959-2020)
Qu’est-ce qui permet de penser que les établissements se retirent malgré la contrainte du financement de l’État ? Sur la base des chiffres donnés par la Banque de France le seul groupe qui voit sa part de détention de titres publics augmenter est le groupe « autre ». Dans cette catégorie se trouve la Banque de France. La Banque de France rachète la dette française aux sociétés d’assurance qui aujourd’hui ne possèdent plus que 10% des titres publics, contre 24% en 2016. Cette monétisation de la dette publique n’est possible évidemment que parce que la banque centrale européenne a engagé une politique dite non conventionnelle de rachat de titres publics, politique sur laquelle nous reviendrons dans la section 4. C’est là encore un bon exemple du caractère totalement artificiel de la solvabilité des États.
3. Baisse du coût du service de la dette et absence de réforme du secteur public
La baisse du coût du service de la dette publique a un autre effet. Elle relâche la contrainte budgétaire de l’État lui permettant de faire face à ses dépenses sans lever l’impôt ni s’interroger sur l’utilité de ces dernières. Des taux d’intérêt négatifs pour l’État incitent ce dernier à ne jamais se réformer, autrement dit, à ne jamais réduire les dépenses improductives et la pression fiscale excessive qui pourtant freine le progrès économique d’une nation comme la France.
Dans le cadre de la courbe de Laffer de la dette (Krugman 1988[19]), la première justification de la politique des taux bas est d’accompagner les États vers un retour au respect des critères de convergence du Traité de Maastricht sans qu’il soit besoin d’augmenter les impôts et de réduire ainsi leur croissance. La seconde justification de cette politique est d’éviter une crise de la dette publique. L’État n’a rien fait de cela et s’il a pour l’instant éviter la faillite, la politique monétaire qu’il impose à la banque centrale crée un risque d’inflation. L’enchaînement est connu : inflation, crise de la dette souveraine et, in fine, crise économique. Parallèlement, l’État n’a engagé aucune réforme de son périmètre d’intervention. Il se contente d’utiliser ces facilités de paiement pour transférer la gestion des problèmes sur les futurs gouvernements et gagner les prochaines élections. Alors que sur le marché la dette permet d’investir l’épargne, de favoriser l’accroissement de la productivité du travail et finalement d’augmenter les salaires et de baisser les prix, ce qui soutient la demande des entreprises (Mises 1985, p.893[20]), la dette publique est utilisée pour payer les dépenses publiques courantes. Ce faisant, elle bloque ce processus vertueux de l’épargne, de l’investissement et de la hausse du pouvoir d’achat (Mises 1985, p.897).
4. Monétisation de la dette publique et risque de faillite de la banque centrale ?
Le dernier coût bien identifié par l’économie politique de la dette est l’inflation. La réduction des coûts du service de la dette est la conséquence de la politique de bas taux de la banque centrale européenne et de sa politique de monétisation de la dette publique appelée aussi politique non conventionnelle (Quantitative easing, QE). Les coûts des politiques monétaires sont multiples (Salin 2020[21]).
- La politique monétaire a un coût d’opportunité. Elle empêche de saisir les gains de la déflation ; la hausse du pouvoir d’achat de la monnaie.
- Elle a un coût de coordination, car elle modifie provisoirement et artificiellement l’ensemble de la structure productive. Elle crée une distorsion dans l’ensemble de la hiérarchie des prix relatifs et oriente la production dans de mauvaises directions. Elle fait croire que les individus demandent des biens alimentaires alors qu’ils souhaitent consommer des services touristiques.
- La politique monétaire empêche enfin durablement l’ajustement des offres et des demandes dans le temps parce qu’elle manipule le niveau des taux d’intérêt monétaire qui est l’une des variables permettant aux entrepreneurs de savoir la part de ce qu’ils doivent affecter à la consommation de demain. C’est là que la politique du QE est particulièrement nocive.
La politique des taux négatifs[22] rend la BCE dépendante de facto de la politique budgétaire des États membres de la zone euro. Cette politique est justifiée par l’argument keynésien traditionnel : La baisse des taux d’intérêt réel serait un moyen, en l’absence de trappe monétaire, de stimuler l’activité et de relancer les anticipations inflationnistes. Force est de constater, pourtant, que cette solution a été utilisée en 2008 et qu’elle a provoqué la stagnation séculaire, autrement dit une croissance faible durant plus de dix ans. L’échec de ces politiques est donc patent, si l’on garde à l’esprit que les taux de croissance de la zone euro sont parmi les plus faibles du monde.
La politique monétaire n’est pas au service de la croissance économique, mais de la solvabilité de la dette publique. Cela confirme, ce qui a été observé par les historiens des banques centrales (Goodhart 1988[23]). La Banque centrale ne sert pas à ajuster l’offre à la demande de monnaie, mais à faciliter le refinancement des États sur les marchés financiers (Gentier 2019[24]). L’État utilise sa force pour imposer un monopole monétaire qui a, comme tout monopole légal, pour conséquence de baisser la qualité du bien produit, ici la monnaie.
Il est indéniable que la banque centrale a permis aux États de baisser le coût du service de la dette publique, mais il est difficile de nier que dans le même temps cette baisse a i) évincé l’investissement privé, ii) orienté l’épargne vers des usages moins productifs, iii) bloqué la réforme du secteur public et iv) créé une classe de rentiers.
A ces coûts, il faut ajouter un risque. Ce risque est le risque de faillite des banques centrales. Pourquoi une banque centrale pourrait-elle faire faillite ? La question peut paraître curieuse. Elle a pourtant déjà fait l’objet de nombreux débats entre les économistes du Fonds Monétaire International (Stella 1997[25]), de la Banque des Règlements Internationaux (Archer et Moser-Boehm 2013[26]) et de la Banque Centrale Européenne (Bunea et al. 2016[27]).
Buena et al. (2016, p.14 note 7[28]) soutiennent que les banques centrales peuvent avoir des fonds propres négatifs. Pourquoi ? Parce qu’elles ont la capacité de créer de la monnaie et n’ont donc aucune raison d’être insolvables. Ainsi, contrairement aux banques commerciales, les banques qui participent au Système Européen des Banques Centrales (SEBC) et qui rachètent les titres publics pourraient annuler la dette publique des États.
Cette position est logique, mais elle ne doit pas cependant faire oublier l’existence dans les années récentes de trois faillites de banques centrales. Les banques centrales du Zimbabwe (Reserve Bank of Zimbabwe), et du Tajikistan (National Bank of Tajikistan) ont par exemple fait faillite après une période d’hyperinflation pour l’une d’elles et de non-sincérité de la dette publique pour l’autre (Buiter 2008[29]). Le troisième exemple est l’insolvabilité de la banque nationale d’Islande en 2008.
Cette position montre aussi clairement que seule la coercition rend la banque centrale solvable. La banque centrale, comme l’État, est un être éternel parce qu’elle peut forcer les individus à utiliser la monnaie qu’elle émet. Elle acte le fait que l’indépendance des banques centrales est de droit (de jure), mais pas de fait. En dernier ressort, le seul à pouvoir soutenir les banques centrales de la faillite c’est l’État et ses privilèges fiscaux.
La stabilité financière du système repose donc uniquement sur la force ; la menace qu’impose l’État aux usagers de sa monnaie. i) Il y a tout d’abord tous les fonctionnaires qui sont payés en euro et qui ne peuvent pas faire autrement. Une perte de confiance de l’euro serait catastrophique pour tous ces agents. ii) Il y a, ensuite, l’obligation pour tous les contribuables de payer leurs impôts en euro. Cela représente 45% du PIB. iii) Il y a enfin tous les titres détenus par les épargnants qui sont possédés en euro. Le monopole ici joue tout son rôle. Il permet à l’euro de tenir, mais avec une très forte détérioration de sa qualité ; comme le monopole religieux conduit bien souvent à une baisse de la pratique religieuse, le monopole monétaire provoque presque mécaniquement une baisse de la qualité de la monnaie. Il bloque, au moins pour un temps, l’usage des monnaies privées alternatives ; monnaies qui dans un tel contexte deviennent malgré tout de plus en plus attractives (Janson 2019[30]).
Cette position entérine enfin sur le temps long l’existence de taux d’intérêt négatifs ; ce qui ne sera pas sans conséquence sur le taux d’épargne et finalement la croissance de la production et hypothèque les choix budgétaires futurs. Normalement, les titres publics rachetés par la BCE doivent servir en période d’expansion à racheter des liquidités pour contenir les tensions inflationnistes. La vente des titres publics permettrait d’augmenter la hausse des taux d’intérêt et de limiter ainsi les tensions inflationnistes. Mais si les banques centrales annulent les créances des États, elles rendent impossible ce type de politique monétaire.
6. Conclusion
Le rendement des titres publics ne répond donc à aucune logique économique. Cela ne fait que refléter la capacité des États à rendre une situation insolvable solvable par la force : i) des réglementations favorables aux titres publics, ii) des réseaux d’influence qui mélangent l’intérêt des élites administratives et des élites financières, iii) des privilèges pour les administrations fiscales hors du droit commun et iv) un monopole de l’offre de monnaie au service des finances publiques qui peut menacer la robustesse du système économique.
La robustesse est la propriété d’un système complexe qui lui permet de continuer à fonctionner convenablement face à des évènements imprévus qui proviennent soit de son environnement, soit de son milieu intérieur (Boettke & P.T. Leeson 2004[31] ; Wagner 2006[32]). L’économie de marché est un système complexe et comme tout système complexe, il est robuste. Cela signifie que malgré l’action des États il continue de fonctionner, même si son fonctionnement n’est pas optimal. La chance des gouvernements est donc que le système de marché est robuste. Il est le plus souvent capable de fonctionner malgré les effets déstabilisateurs des choix financiers de l’État. Les entreprises sont comme les conducteurs d’une automobile à qui l’on a enlevé une roue et qui continue malgré tout leur chemin. La solvabilité forcée des États expose les entrepreneurs à des risques économiques qui pourraient les conduire à la faillite, mais leur prudence et la pluralité des expériences de politique économique les amènent à trouver des parades et, comme le conducteur de l’automobile endommagée, de redresser leur trajectoire. Cette robustesse de l’économie de marché s’explique par son caractère polycentrique. Elle ne réagit jamais d’un seul bloc La solvabilité forcée crée des aléas que seul un système décentralisé est capable de gérer, car il est par nature construit pour gérer la complexité, et agir dans l’incertain. On comprend ainsi pourquoi l’économie de marché réussit le plus souvent à trouver des solutions aux incohérences et aux inefficiences politiques et pourquoi l’État n’est jamais vraiment tenu pour responsable des maux qu’il fait supporter aux acteurs. Il s’en sort parce qu’il agit dans un ordre robuste. On peut cependant proposer quelques mesures simples pour limiter la fragilité du système et éviter les grandes crises qui marquent finalement les moments où le système n’a pas pu contrecarrer les effets du monopole que s’est arrogé l’État sur la monnaie, l’affection de l’impôt et les revenus (via l’impôt). i) L’interdiction du pantouflage pour éviter la collusion entre la haute administration et la haute finance. ii) La modification de la règle macro-prudentielle qui consiste à définir la créance publique comme non risquée. iii) Le retour à une forme de bouclier fiscal pour placer le gouvernement dans l’obligation de réformer son périmètre d’intervention. iv) Des mesures pour intensifier la concurrence entre les monnaies.
[1] Blanchard, O., 2019. “Public debt and low interest rates,” American Economic Review, 109 (4), 1197-1229.
[2] Pour faire ce calcul il suffit de reprendre les données de l’INSEE, Recettes et dépenses des administrations publiques, série chronologique et faire le rapport entre le poste intérêt et les dépenses totales Lien : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4131414?sommaire=4131436 (consulté le 25 avril 2020).
[3] Montesquieu ou Charles de Secondat (1668-1755) écrit dans le Livre XXI, Chapitre XVII sur la dette publique. L’esprit des lois, disponible en version numérique : https://bit.ly/2UWNFQi
[4] « Si les étrangers possèdent beaucoup de papiers qui représentent une dette, ils tirent, tous les ans, de la nation, une somme considérable pour les intérêts […] », Montesquieu, Livre XXI, Chapitre XVII.
[5] Smith, A. 1776, 1976. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Les grands thèmes, idées Gallimard. Voir en particulier Chapitre 3, « Des dettes publiques », Livre V, « Du revenu du souverain ou de la république ».
[6] Say, J.B. 1803. Traité d’économie politique, 5° édition, 1826, réédition Calmann-Lévy 1972.
[7] Lerner A., 1943, “Functional Finance and the Federal Debt,” Social Research, 10:1/4, pp. 38-51.
[8] Source: https://bit.ly/2CmiS9p
[9] Cebula,R., 2013. “Budget Deficits, Economic Freedom, and Economic Growth in OECD Nations: P2SLS Fixed-Effects Estimates, 2003-2008.” The Journal of Private Enterprise, 28(2), 75–96.
[10] « Les deux premières années de l’Union bancaire », Céline Antonin, Sandrine Levasseur et Vincent Touzé, in L’Economie Européenne 2017, (sous la direction de J. Creel), Paris : Editions La Découverte, 2017
[11] D’Erasmo, P., Livshits, I., and Schoors, K., 2019. “Banking Regulation with Risk of Sovereign Default,” Working Papers Research Department, WP 19-15.
[12] Tiano, A., 1958. « Le rôle du Trésor public sur le marché monétaire », Revue Economique, 9-5, 815-842.
[13] Ce rapport visait à l’atténuation des privilèges du Trésor en matière de drainage de l’épargne. Il ne prônait pas la libéralisation puisqu’il donnait un rôle extrêmement important au conseil national du crédit et au plan. Il s’inquiétait cependant du rôle du circuit du trésor dans les risques d’inflation et de creusement des déficits.
[14] Rouban, L., 2010. « L’inspection générale des finances, 1958-2008, pantouflage et renouveau des stratégies élitaires », Sociologies pratiques, 21 (1), 19-34.
[15] Le Crédit Lyonnais ajoutait à son rôle de prêteur une fonction d’actionnaire. Il s’agissait d’être à la fois banquier et industriel. L’incendie de son siège a sans doute été criminel. La Banque était publique et avait créé une menace de crise systémique. Blic, D., 2000, « Le scandale financier du siècle, ça ne vous intéresse pas? Difficiles mobilisations autour du Crédit Lyonnais », Politix, 52 (13) 157-181.
[16] Facchini, F., 2019. « Une réévaluation de la relation inégalité croissance à travers la théorie de la recherche de rente », in Agresti, J.Ph. (eds), Un universitaire entre droit et économie. Mélanges offerts à Serge Schweitzer, Aix en Provence, Presse Universitaire d’Aix-Marseille.
[17] Reinhart, C. and Rogoff, K. 2009. This Time is Different – Eight Centuries of Financial Folly, Princeton University Press.
[18] L’INSEE pour l’année 2020 estime que la croissance française sera de – 6% et le déficit public aux alentours des 3,9%. Cela conduit à ce chiffre de 90 Milliards d’euros (Cf. INSEE, recettes et dépenses des administrations publiques de 1959 à 2015). Pour actualiser la série on a utilisé les Comptes des administrations publiques pour chaque année manquante jusqu’en 2018 (numéro de 2020). Pour l’année 2019 voir le rapport de la cour des Comptes qui donne des chiffres en milliards d’euros qui permettent d’avoir un chiffre approximatif. Pour le taux d’inflation on a utilisé les données de la Bank of Saint-Louis Lien : https://bit.ly/37EPPcy (consulté le 25 avril 2020).
[19] Krugman, P., 1988. “Financing vs Forgiving a Debt Overhang,” Journal of Development Economics, 29 (3), 253-268.
[20] Mises, L., 1985. L’action humaine, Collection Libre échange, Paris : PUF.
[21] Salin, P., 2020. « Retour de la BCE au ‘quantitative easing’ », Journal des Libertés, n°8 (printemps), 65-82.
[22] On peut consulter la série disponible sur le site de la Banque Centrale Européenne pour s’en assurer. Lien : https://bit.ly/3ecRpFe (consulté le 25 avril 2020).
[23] Goodhart, C. 1988. The Origin of Central Banks, The MIT Press.
[24] Gentier, A., 2019. « De Mario Draghi à Christine Lagarde : l’essence du monopole d’émission restera inchangée », Journal des Libertés, n°7 (hiver), 67-88.
[25] Stella, P., 1997. “Do central banks need capital?”, International Monetary Fund, WP/97/83.
[26] Archer, D., et Moser-Boehm, P., 2013. « Les finances des banques centrales », Bis Papers n°71, Banque des Réglements Internationaux.
[27] Bunea, D., P., Karakitsos, N., Merriman and W., Studener 2016. “Profit distribution and loss coverage rules for central banks,” Occasional Paper Series n°169/ april, European Central Bank, EuroSystem.
[28] “Central banks are protected from insolvency due to their ability to create money and can therefore operate with negative equity” (Buena et al. 2017, p.14 note 7). Buiter, W., 2008. “Can Central Banks go broke?” CEPR, Discussion Papers, 6827.
[29] Buiter, W., op. cit.
[30] Janson, N., 2019. « LIBRA, Bitcoin : vers le pluralisme monétaire ? », Journal des Libertés, n°7 (hiver), 59-66
[31] Boettke, P.J., and P.T. Leeson 2004. “Liberalism, socialism and robust political economy,” Journal of Markets and Morality, 7, 99-111.
[32] Wagner, R.E., 2006. “Retrogressive regime drift within a theory of emergent order,” Review of Austrian Economics, 19, 113-123.
François Facchini est Professeur Agrégé des Universités en Sciences Economiques. Il est en poste à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et responsable du Programme Politiques Publiques du Centre d’Economie de la Sorbonne (CES).