A propos de

Le libéralisme – Enquête sur une galaxie floue de Pierre Zaoui (textes) et Romain Dutreix (dessins) [Bruxelles, Le Lombard, 2018]

et de

Libérale attitude de Pluttark [Fluide Glacial, 2010]

Notre attention a été récemment attirée dans le Figaro Store sur un petit ouvrage, qui n’est autre qu’une bande dessinée, intitulée Le Libéralisme. Nous pensions le livre récemment sorti, mais en réalité il date de 2018[1]. C’est l’occasion de faire le point sur les rapports entre le libéralisme et la bande dessinée en France.

Le Libéralisme

Le fait de trouver en 2022 Le Libéralisme dans la boutique officielle en ligne du Figaro avait quelque chose de vaguement engageant, mais notre enthousiasme a rapidement été déçu. D’abord, par les noms de ses auteurs, Pierre Zaoui pour les textes et Romain Dutreix pour les dessins. Celui-ci est dessinateur au Canard Enchaîné, celui-là philosophe de « gauche », membre de la défunte revue Vacarme. Pierre Zaoui n’a pas d’œuvre académique sur le libéralisme, mais il a écrit un bref ouvrage Le Libéralisme est-il une sauvagerie ? en 2007, qui est un grand moment et qui mérite quelques observations préalables[2].

Le fil conducteur du livre de 2007, dont l’objet est de peser la valeur du libéralisme, est que ce dernier constitue un ensemble de tendances contradictoires et un tissu de contradictions. Ainsi, « il n’y a pas de sens en vérité, comme on le fait trop souvent aujourd’hui, à opposer libéralisme et souverainisme, ou libéralisme et autoritarisme. Le libéralisme porte en fait en lui-même l’ensemble de ces tendances contradictoires » (p. 97). Il est impossible de relever toutes les perles de l’auteur mais, parmi d’autres, nous lirons que le libéralisme est « formidablement gaspilleur » (p. 114), « mensonger et donc immoral » (p. 116). Alors que Hayek est qualifié de « marquis de Sade de l’économie » (p. 148), « la force de Marx est d’avoir décrit l’horreur des économies libérales du XIXe siècle » (p. 136). Bref, notre auteur est pleinement qualifié pour traiter de son sujet.

Onze ans plus tard, il récidive avec la même idée en toile de fond : ainsi que l’exprime son sous-titre, le libéralisme est une « galaxie floue ». L’avant-propos de David Vendermulen, le directeur de la collection « La petite bédéthèque des savoirs », le signifie dès ses premières phrases : « Le libéralisme est un mot polysémique, un mot fourre-tout, abstrait, aux significations floues. De François Fillon à Emmanuel Macron, en passant par le Parti communiste chinois, on peut désormais dire qu’il est partout » (p. 5). Dommage que le nazisme ait disparu, sinon il aurait pu lui aussi être qualifié de libéral, comme l’avait écrit en son temps avec force profondeur Michel Onfray….

Le Libéralisme se présente comme une bande dessinée animée de manière contemporaine par Montesquieu et David Hume. Pourquoi cette paire d’auteurs ? On ne le sait. Les deux écrivains se rendent dans une librairie à Paris et ils y dénichent l’ouvrage éponyme que lit le Français à son ami.

En introduction, intitulée « Comment peut-on être libéral ? », il est indiqué que si « de loin ils semblent tous pareils », « de près pas un libéral ne ressemble à un autre ». Certains défendent l’égalité réelle, la justice sociale ou encore la démocratie participative (p. 21). « De près, ils s’avèrent les apôtres d’une même pensée unique visant à réduire (…) tous les systèmes de gouvernement à une même technocratie aux ordres des marchés et des multinationales » (p. 23). Un dessin montre alors, avec une colossale finesse, des libéraux qui ôtent leur visage pour présenter des visages uniformes constitués… du sigle du dollar.  Le libéralisme économique peut être ainsi un libéralisme spéculatif, de conquêtes, interventionniste, un « néolibéralisme » défenseur de l’ordre spontané ou au contraire interventionniste (pp. 25-26). Une image montre Keynes apostrophant Friedman : « Mais ! Mon petit Friedman, c’est la loi de la jungle, votre truc ! ». « Exactement », répond le monétariste déguisé en Tarzan…. Quelle subtilité !

De même, les libéraux sont des hommes du centre ou de droite en Europe, mais de gauche ou d’extrême gauche aux Etats-Unis. Il va de soi que le détournement du terme libéral outre-Atlantique n’est pas le moindrement expliqué. La Chine « est parvenue à concilier un libéralisme économique presque sauvage avec un dictateur politique et une planification économique extrêmement active » (p. 30). A vrai dire, on ne voit pas très bien comment un système de planification centralisé pourrait être dénommé libéral, mais peu importe…. Où le lecteur se rend compte que l’auteur prend pour argent comptant ceux qui se disent libéraux, ceux qui qualifient autrui de libéral, fût-ce à titre d’insulte, et sans doute ceux qu’il croit lui-même libéraux du haut de son ignorance encyclopédique.

Le titre du chapitre 1, « Etat de droit ou laisser-faire (sic) » est lui aussi révélateur. Après avoir pris l’exemple de Benjamin Constant, Pierre Zaoui prétend que, « en définissant la liberté par le droit naturel, le libéralisme entre en fait dans une contradiction inextricable » avec l’amour de la loi contre la réduction maximale du règne de la loi (p. 37). L’auteur voit une tension entre les tenants d’un État de droit qui supposerait l’intervention accrue de l’État pour faire respecter les droits de chacun et les tenants du « laisser faire, laisser passer (sic) » qui souhaitent l’abstention de l’État (p. 39). Au-delà du fait que l’exemple de Constant n’est pas des plus opportuns, ne serait-ce que parce que ce dernier ne concevait pas dans la plupart de ses textes la propriété comme un droit, mais seulement sa jouissance, Pierre Zaoui confond coupablement droit et législation sans même qu’il s’en rende compte. Une lecture de Hayek lui eût sans doute fait le plus grand bien, nous allons y revenir.

Le chapitre 2 traite de « Guerre de tous contre tous ou paix perpétuelle ». Il débute par l’idée que la définition du libéralisme par le droit est la manière la plus commune de le concevoir… avec comme illustration le Code civil déclarant : « Le libéralisme, c’est moi ! » (p. 42). Quant à l’interprétation de l’état de nature hobbesien en tant que guerre de tous contre tous « comme une assez bonne description de la société de marché naissante au XVIIe siècle » (p. 51), elle constitue un détournement stupéfiant de la pensée du philosophe de Malmesbury.

Le chapitre 3, « Ordre ou révolution », confirme la bouillie conceptuelle du livre. L’auteur avait déjà qualifié de « premiers libéraux » Locke, Steuart, Hume, Smith, Montesquieu, les physiocrates, Condillac ou encore Kant (p. 42), avec un éclectisme affirmé. Mais il se surpasse ici, « car on trouve des libéraux dans tous les camps » : Colbert comme Turgot, les girondins comme Robespierre, Thiers, les Versaillais comme les communards. Et « même Marx était en un sens libéral (p. 58. V. p. 95), sans parler des keynésiens, comme des monétaristes, Rawls comme Nozik, les soixante-huitards comme les marxistes (p. 58) ! Le « néolibéral (sic) » Hayek reçoit un traitement de choix : « il faut défendre les principes du libéralisme économique quel que soit le coût en termes humains et sociaux ». Le dessin montre un petit Hayek – il  est vrai que celui-ci est un nain de la pensée – proclamant : « Hourra ! Ça y est, le budget est à l’équilibre », face à un homme dépité qui déclare, le sol jonché d’ossements : « Oui, mais tout le monde est mort de faim », ce à quoi Hayek rétorque : « Oh du moment que le budget est à l’équilibre »… (p. 63). L’auteur, qui n’a sans doute jamais lu une ligne de l’humanisme hayékien, parle alors de « conservatisme radicalement cynique » (p. 64).

Le dernier chapitre, « néolibéralisme ou retour aux origines ? » montre le « néolibéralisme » contemporain, favorable au désengagement de l’État, à sa non-intervention, à la primauté du droit privé et à « l’établissement du primat de la rentabilité financière sur toute autre considération en termes de production, d’emplois ou de protection de l’environnement » (pp. 68-69). Les quatre illustrations voient d’ignobles capitalistes avec une promotion de l’École E. Leclerc contre l’École Auchan « moins 70 % sur les diplômes et un kilo de choucroute offert » ; un député s’opposant à l’interdiction des pesticides après la protestation d’un patron brandissant un manque à gagner ; un Code du travail à la poubelle et un employeur demandant à un ouvrier de signer son contrat de travail ou bien de négocier et de prendre la porte ; un autre patron choisissant une tomate polluée produite au bout du monde plutôt qu’une tomate bio produite localement mais à la rentabilité beaucoup plus faible.

En conclusion, Pierre Zaoui conte l’ « apologie du flou ». En effet, il est « impossible de donner une définition univoque et stable du libéralisme » (p. 76). D’un côté, la défense de l’initiative individuelle, la restriction du périmètre de l’État, la croyance envers le progrès, l’amour de la paix, le rejet de la lutte des classes… De l’autre, la pensée d’une nature à jamais méchante et égoïste des hommes, la justification des guerres utiles et rentables, une pensée « qui se nourrit d’une nouvelle lutte des classes » (p. 78). Aussi les libéraux s’acoquinent-ils « sans vergogne avec les despotismes de toutes sortes, les fanatismes religieux, le primat de la force et de l’argent sur le droit, les guerres pour le contrôle des ressources naturelles, les restrictions des libertés publiques au nom de la sécurité » (p. 78).

En substance, depuis des décennies en France, soit le libéralisme est aux abonnés absents dans les librairies, sauf rares exceptions, soit il se trouve éreinté plus ou moins ouvertement, souvent plus que moins, par ses auteurs. La mode actuelle semble plutôt au relativisme assumé : le libéralisme serait « flou ». En fait de flou, c’est surtout la pensée des auteurs qui apparaît nébuleuse, volontairement ou involontairement. Involontairement en vertu d’un manque strident de connaissances ; volontairement lorsque le but est de produire de la confusion dans les esprits pour déconsidérer l’objet. On défiera quiconque à la lecture de cette brève bande dessinée de savoir ce qu’est tangiblement le libéralisme.

En témoigne le glossaire (pp. 86 s.). Sous l’intitulé « droits de l’homme », l’auteur mêle allègrement les déclarations du XVIIIe siècle et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (p. 87). Quant à l’index nomimum (p. 91), en fait une brève présentation des prétendus penseurs libéraux, l’auteur prévient qu’il n’a cité que ces derniers « et non les principaux acteurs du mouvement libéral », tel… Turgot (p. 91) ! Manifestement, l’auteur ne sait pas que Turgot a non seulement été un homme politique de premier plan, mais également l’un des plus grands penseurs libéraux du XVIIIe siècle. Enfonçant toutes les portes ouvertes, il ne manque pas, sous l’intitulé Milton Friedman, de préciser : « Ses « Chicago-boys » seront notamment célèbres pour leur soutien aux dictatures sud-américaines autoritaires politiquement et socialement mais libérales économiquement » (p. 73).

« Pour approfondir les connaissances », Pierre Zaoui recommande parmi trois ouvrages un roman de Russell Banks qui peint de manière saisissante « ceux qui en sont à la fois les victimes et les soutiens de ses plus funestes dérives » (p. 100). Quant au dessinateur Romain Dutreix, il recommande trois films, dont un du très social Frank Capra qui oppose deux principales tendances antinomiques du libéralisme dont « la soif d’argent du grand patron expropriateur et cynique ». Et un documentaire sur l’agonie d’une ancienne ville minière « qui témoigne des conséquences de la vision de la rentabilité néolibérale » (p. 101).

En résumé, Pierre Zaoui voit du libéralisme partout. Pour lui, tout est libéral ou, du moins, tout peut l’être ou tout l’est partiellement. Si bien effectivement que tout est flou. Mais si la « galaxie » libérale est floue, c’est que l’auteur est myope ou qu’il voit du bout de la lorgnette.

En définitive, où veut-il en venir ? La clef est donnée dans son livre Le Libéralisme est-il une sauvagerie ? qui appelle à une vraie réhabilitation de la « deuxième gauche des années 1960 et 1970 » (p. 200) et à « une lutte des classes pragmatique et bien comprise », « en dehors de tout horizon révolutionnaire mais en vue des enjeux écologiques, sociaux et géopolitiques » (p. 202). Un avenir sans doute libéral, voire ultralibéral aux yeux même de l’auteur…

Libérale attitude[3]

En 2010, un illustrateur, dit Pluttark, fait paraître à la suite de la crise économique une bande dessinée intitulée Libérale attitude. Elle se compose en réalité de deux parties entremêlées : trente-trois saynètes où l’absurde côtoie l’absurdité avec un capitalisme autodestructeur et « 100 idées pour vaincre la crise ».

Dans les saynètes, on trouve par exemple un directeur des ressources humaines qui revendique la suppression du smic, l’exonération d’impôts pour les cadres dirigeants et un yacht de fonction et ce, sous menace de licencier dix salariés par heure (p. 3) ; un patron chinois à gros cigare qui excipe des progrès environnementaux de son entreprise à deux fonctionnaires de l’Union européenne : « A chaque fois qu’une ouvrière meurt d’épuisement, ses restes sont recyclés sous forme de compost 100 % biologique » (p. 5) ; un cadre qui explique au patron d’un parc d’attractions qu’il n’est pas possible de réellement fouetter les figurants selon les syndicats (p. 36) ; une personne gravement blessée à la tête qui appelle le service vocal des urgences selon lequel « rentabilité peut rythmer avec efficacité » et dont les temps d’attente sont désespérément longs (p. 21) ; une vieille dame qui apprend que le fond de pension qui gère sa retraite a fait faillite à la suite d’un krach boursier et qui se trouve dans l’obligation de se remettre sur le marché du travail en devenant – hasard – caissière à la place de la travailleuse clandestine qu’elle avait fait licencier (pp. 30-31).

Quant aux « 100 idées pour vaincre la crise », qui étrangement sont en fait limitées à 36 – référence à un excellent millésime social ? –, on trouve entre autres le fait de remodeler la semaine pour augmenter la productivité nationale en travaillant tous les jours (idée n° 3, p. 4), reculer l’âge de la retraite à 98 ans (idée n° 7, p. 9), légaliser le tourisme sexuel local pour sortir les jeunes de banlieue de la spirale du chômage (idée n° 12, p. 11), autoriser la vente d’organes (idée n° 13, p. 22), légaliser le troc pour libérer le pouvoir d’achat avec un panneau « échange fille sept ans contre pneus » (idée n° 19, p. 27), organiser les oscars des ressources humaines avec le trophée du meilleur plan social (idée n° 22, p. 35), abaisser l’âge légal du travail aux enfants pour concurrencer les pays pauvres (idée n° 27, p. 37), mélanger l’ADN des grands patrons du CAC 40 pour donner naissance à une génération de super-managers avec pour slogan « délocaliser » (idée n° 33, p. 42).

Il ressort de cette bande dessinée, dont le lecteur aura compris qu’elle ne fait pas dans la dentelle, que le « capitalisme » est responsable de la crise de 2008, comme des précédentes, avec un cynisme sans égal et ce, sur l’ensemble de la planète. En effet, il n’existe aucune différence entre le capitalisme apatride en France, en Chine ou aux Etats-Unis. La loi de la jungle est de tous les instants. Les capitalistes sont vils et méprisables, esclavagistes, dénués de tout scrupule ; ils s’enrichissent à bon compte sur le reste de la population, pauvre troupeau acculé à la misère et soumis à l’exploitation, particulièrement les salariés interchangeables au gré de la cupidité des patrons à gros cigares et de leurs affidés.

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Pour ceux qui voudraient du texte mais aussi des images, nous recommanderons plutôt aux lecteurs l’amusant Pulp libéralisme qui se situe, lui, dans la veine de l’école autrichienne…[4] Et pour les plus jeunes Les Jumeaux Tuttle étudient la Loi[5]. L’opuscule illustré constitue une version simplifiée de l’essai de Frédéric Bastiat paru en 1850. Deux enfants sont tenus de faire un devoir sur la sagesse. Ils demandent à leur voisin Fred – diminutif de Frédéric…–, une personne qui a grandi en France, de les aider. Celui-ci choisit dans sa bibliothèque La Loi et il peut expliquer aux enfants les droits (pp. 19-20), la responsabilité individuelle (p. 21), l’État (pp. 25 s.), la propriété et la spoliation (p. 40), la solidarité spontanée (pp. 36 s.). La douceur qui émane de ces pages et leur absence de vulgarité contrastent avec le caractère agressif et caricatural des bandes dessinées précédemment citées.

Décidément, même en matière de bande dessinée, seul un village peuplé d’irréductibles libéraux résiste encore et toujours à l’envahisseur étatiste….


[1]   Pierre Zaoui & Romain Dutreix, Le Libéralisme. Enquête sur une galaxie floue, Bruxelles, Le Lombard, 2018, 103 p.

[2]   Pierre Zaoui, Le libéralisme est-il une sauvagerie ? Bayard, 2007, 203 p.

[3] Pluttark, Libérale attitude, Fluide Glacial, 2010, 48 p

[4]   Daniel Tourre, Pulp libéralisme. La tradition libérale pour les débutants, Versailles, Tulys, 2012, 235 p.

[5]   Connor Boyack & Elijah Stanfield, Les Jumeaux Tuttle étudient la Loi, Libertas Press, 2015, trad. Damien Theillier, Institut Coppet, 57 p.

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