« Nous devrions valoriser l’expertise, mais craindre le pouvoir des experts »
Roger Koppl, Expert Failure, 2018.

Convaincus d’être en mesure de régler, sans nécessairement les comprendre, tous les problèmes systémiques affectant nos sociétés, voire de les prévenir avant qu’ils n’apparaissent, nos décideurs publics, reconvertis en gestionnaires de crises en cascade, tendent à s’octroyer des missions de plus en plus vastes, compliquées, intrusives et, au final, impossibles.

L’ingénieur social paternaliste, aidé désormais par des machines intelligentes et apprenantes, est devenu le pivot d’une société en proie à l’illusion que l’interventionnisme permanent, qu’il soit économique, monétaire, social, sanitaire, ou écologique, peut produire un monde lisse et prévisible, juste et égalitaire.

Alors que la complexité de la tâche de ces promoteurs du bien-être social ne cesse de s’accroître, l’expert passe au premier plan. Ce dernier est censé les aider à naviguer dans l’incertitude radicale d’une réalité ravagée par la poly-crise.

La dépendance des protagonistes politiques vis-à-vis des experts n’a jamais été aussi grande. Dans le contexte actuel des big data, ce n’est plus l’accès à l’information qui pose le plus de problèmes. C’est le diagnostic des crises et la formulation de réponses normatives adaptées qui semblent être en crise.

Les décideurs ont besoin de spécialistes pour tout, dans l’urgence et au-delà, même si cela peut parfois impliquer un transfert de leur pouvoir de décision. Comme nous l’a montré l’expérience récente de la pandémie du Covid-19, c’est souvent l’expert qui a le dernier mot.

La figure de l’expert

Le rôle des experts susceptibles de conseiller les décideurs publics est largement étudié en sciences sociales. Un champ de recherche pluridisciplinaire s’est développé notamment aux abords des sciences de l’éducation, visant à cerner les caractéristiques de cette figure dont on attend tant.

L’expert y est défini, de façon large, comme une personne ayant des connaissances, compétences ou aptitudes spécifiquesà un domaine particulier, mais aussi exceptionnelles, c’est-à-dire que d’autres n’ont pas. C’est quelqu’un qui maitrise son sujet à fond, qui est capable de l’aborder sous différents angles, d’en saisir les nuances, tout en ayant la distance nécessaire pour comprendre les questions fondamentales l’entourant.

Ouverture d’esprit, neutralité et indépendance sont d’autres qualités que l’on attribue généralement à ce personnage. Par ailleurs, en tant que consultant des décideurs politiques, l’expert doit être connecté à la réalité. Contrairement à certains chercheurs académiques qui peuvent être, eux aussi, de grands spécialistes dans un champ donné, l’expert ne doit pas rester cloîtré dans sa tour d’ivoire.

En principe, l’expert n’est pas celui qui produit du savoir. C’est celui qui le transmet aux décideurs dans des cas précis. On attend de lui une certaine transdisciplinarité, ou du moins, une capacité de communication au-delà d’un jargon disciplinaire stérile.

On ne naît pas expert. En règle générale, on ne le devient qu’après de longues années de formation, de recherche et de pratique. Il faut avoir fait ses preuves. L’expérience est cruciale. C’est elle qui donne reconnaissance et crédibilité à ces donneurs d’avis, plus qu’un titre ou un diplôme. La notion d’expérience est d’ailleurs étymologiquement liée à celle d’expert. Le mot latin, expertus (participe passé de experiri) signifie : faire l’essai de, expérimenter.

L’expert peut-il se tromper ?

Roger Koppl, professeur de finance à l’Université de Syracuse (dans l’État de New York), a étudié cette question de manière approfondie dans un ouvrage intitulé Expert Failure (Cambridge University Press, 2018). Il étaye son propos notamment par des exemples de mauvaises pratiques criminalistiques. Certains experts judiciaires américains sont, semble-t-il, de telles figures d’autorité dans leurs domaines respectifs que les juges tendent à admettre comme vérité absolue toute hypothèse qu’ils peuvent formuler. Or, l’erreur étant humaine, chaque expert, aussi chevronné soit-il, peut se méprendre. Pire, son évaluation peut, dans certains cas, être partiale.

La notion d’expertise est effectivement indissociable de celle de limite. L’expert doit connaître ses limites. S’il les enfreint, il devient dangereux. Comme le montre Roger Koppl, en criminalistique les erreurs des experts, si elles ne sont pas mises en lumière par des contre-expertises (parfois onéreuses, et à charge de l’accusé), peuvent avoir des conséquences dramatiques. Des innocents peuvent croupir en prison pendant des décennies.

Un autre aspect à considérer est la relation entre l’expert et les décideurs auxquels il porte conseil. L’expert n’est en général pas un électron libre. Il fait partie de systèmes interdépendants et interagissants (communautés scientifiques, gouvernements, entreprises, marchés…).

Hayekian Systems, ouvrage récent de William Butos et Thomas McQuade (Routledge, 2023), est à cet égard une contribution digne de mention. S’appuyant sur la théorie hayekienne de la connaissance, les auteurs (qui, comme Roger Koppl, sont des économistes de l’École autrichienne) proposent un cadre théorique pour analyser les structures d’interaction et d’imbrication complexes des systèmes sociaux imprégnant nos sociétés modernes. Plus spécifiquement, ils mettent en garde contre la pensée, pourtant très répandue, selon laquelle des défauts repérés dans un système peuvent tout simplement être « corrigés » par un autre système (en l’occurrence le gouvernement).

La tendance généralisée des décideurs publics (et, pour les mêmes raisons, de leurs conseillers) à sous-estimer la complexité du monde économique et les conséquences imprévisibles qui en découlent et, en même temps, à surestimer leurs propres capacités de comprendre et de gérer cette complexité, avait été longuement dénoncée par F.A. Hayek dès les années 1940[1].

Mais déjà en 1759, Adam Smith, dans sa célèbre Théorie des Sentiments Moraux, avait dénoncé celui qu’il appelait « l’homme de système » (man of system). Avec les mots de son époque, et de façon quasi caricaturale, il dépeignait un planificateur déplaçant des figurines humaines sur l’échiquier social.

Pour Adam Smith, l’homme de système est dangereux pour deux raisons. D’abord, parce qu’il croit en savoir plus qu’il n’est capable de savoir. Ensuite, parce qu’il pense que, pour le bien de tous, il lui suffirait de « dicter » l’action humaine selon ses plans préconçus ; les individus s’y plieraient aussitôt.

Systèmes expertocratiques

Les experts auxquels nos décideurs publics s’adressent prioritairement en matière d’économie et de finance travaillent souvent dans des instituts de recherche, des ministères ou des organisations internationales. Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE), Fonds Monétaire International (FMI), Banque des Règlements Internationaux (BRI), Banque mondiale, Commission européenne, Banque Centrale Européenne (BCE), Autorité Bancaire Européenne (ABE), Comité Européen du Risque Systémique (CERS), Mécanisme Européen de Stabilité (MES), etc. – la liste est longue.

Chacune de ces institutions apparaît comme un univers complexe en soi. Ensemble, elles forment un vaste réseau d’experts – opaque, puissant, politisé, malgré une neutralité revendiquée. La façon dont ces diverses organisations fonctionnent, les programmes qu’elles défendent, la manière habile avec laquelle certaines d’entre elles cachent leurs véritables agendas derrière un jargon illisible, fait apparaitre une facette ambiguë de la figure de l’expert.

En général, les dizaines de milliers d’employés travaillant dans les centres d’études et de recherche de ces grandes institutions intergouvernementales sont d’office qualifiés d’experts, quel que soit leur degré d’expérience. Beaucoup ont des savoirs hautement spécialisés, acquis dans les meilleures universités du monde. Ils passent aisément d’une institution à l’autre, par un système de revolving doors. Plus que des chercheurs, ces experts aux carrières confortables sont cependant des technocrates qui, dans leurs recommandations aux décideurs publics, appliquent avec force et conviction les programmes de leurs employeurs respectifs.

Par exemple, le slogan paternaliste « Des politiques meilleures pour une vie meilleure » que l’OCDE met en avant dans sa communication avec le public, sert de paravent pour justifier l’ingérence d’une organisation technocratique supranationale dans les décisions de gouvernements, parfois au détriment du concept de souveraineté.  

Ainsi, le cadre fiscal international que les experts de l’OCDE ont élaboré au cours des dernières années (et qui, semble-t-il, est d’une complexité telle que même les spécialistes aguerris s’y perdent), reflète une vision quasi idéologique d’un ordre mondial que l’organisation tente d’imposer à tous ses pays-membres, et même au-delà.

Les technocrates-experts de l’OCDE parcourent le monde, jusqu’aux États insulaires les plus reculés ou d’autres territoires figurant sur des listes noires ou grises de paradis fiscaux. Tels des missionnaires, ils propagent une vision fiscale aux traits hégémoniques, qui est en fait celle d’une poignée de puissantes nations occidentales, celles précisément qui tiennent les rênes de l’OCDE. Sous la pression, la plupart des petits gouvernements incriminés cèdent et consentent à appliquer les recommandations requises, qu’elles soient ou non dans l’intérêt de leurs populations, souvent pauvres ou très pauvres.

La promotion d’une transparence financière totale, passant notamment par une lutte globale contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, est devenue l’objectif premier de ce programme supra-politique, dont les bonnes intentions ne peuvent être niées. Or, finalement, l’influence de l’OCDE risque d’aboutir à plus de surveillance et moins de liberté pour les citoyens des pays qui ont le malheur de se trouver dans son viseur.

Au cours de la dernière décennie, les technocrates de la « vie meilleure » ont acquis un pouvoir non négligeable sur la gouvernance des systèmes économiques et sociaux mondiaux, ce qui n’est pas sans poser d’autres problèmes. Il est bien connu par exemple que des nations autocratiques puissantes tentent d’infiltrer les grandes institutions internationales jusqu’à leurs sommets hiérarchiques, en captant, d’une manière ou d’une autre, des agents y occupant des postes stratégiques.

On pense notamment à un scandale impliquant la Banque Mondiale. En 2021, celle-ci avait admis avoir manipulé, notamment en 2018, les données de son Doing Business Report pour avantager la Chine. Il s’agit là d’un document de référence pour les investisseurs du monde entier.

L’ancienne numéro deux de la Banque Mondiale, Kristalina Georgieva, accusée par les médias[2] d’avoir succombé à l’influence du géant asiatique, n’a pas été inquiétée. Lorsque l’affaire éclatait au grand jour, l’ancienne commissaire européenne était déjà passée à la tête du FMI qui lui a aussitôt renouvelé sa confiance.

L’exemple de la Banque Mondiale montre que de tels dysfonctionnements échappent généralement à toute possibilité de sanction, y compris par le processus démocratique. L’intouchabilité est le propre de systèmes technocratiques profondément enchevêtrés, aux structures de gouvernance insondables et aux ramifications politiques tentaculaires. 

Créateurs de nouvelles réalités…

Il n’est pas rare de voir des experts cesser d’être de simples conseillers pour devenir de véritables décideurs politiques de l’ombre. Cela arrive surtout en temps de crise majeure.

Un exemple. Entre 2010 et 2012, une crise des dettes souveraines menaçait la survie de la zone euro et de sa monnaie unique. Un consortium d’experts nommé Troïka, formé par le FMI, la BCE et la Commission européenne, avait alors pris les choses en main. En contrepartie d’un plan de sauvetage financé par l’Union Européenne (un bailout qui ne disait pas son nom), ces experts, agissant comme leaders politiques d’un genre nouveau, imposaient des mesures d’austérité inédites aux populations des pays les plus endettés de l’Europe du Sud.

Assainir les dépenses publiques, faire des économies à tous les niveaux, lutter contre le gaspillage et la fraude, l’idée donne sens. Mais penser que l’austérité allait stimuler l’investissement productif et la croissance économique dans ces pays en grande détresse était illusoire. Le plan anti-crise de la toute-puissante Troïka s’est soldé par un échec catastrophique, poussant certaines nations européennes, notamment la Grèce, au bord d’une véritable crise humanitaire.

Les têtes pensantes de la Troïka étaient parmi les premiers à reconnaitre que des erreurs aux proportions historiques avaient été commises dans la gestion de la crise de la dette souveraine.

En 2013, l’un d’entre eux, Olivier Blanchard, professeur au Massachusetts Institute of Technology et, à l’époque, économiste en chef du FMI, publiait un document de travail d’apparence assez technique[3] que l’on pourrait interpréter comme un mea culpa[4].

L’austérité comme politique anti-crise y est ouvertement remise en question. Par la suite, Monsieur Blanchard, toujours aussi écouté en tant que trusted advisor des gouvernements et des banques centrales du monde entier, préconisera exactement son contraire : la relance monétaire et budgétaire à grande échelle.

Rapidement, d’autres économistes prestigieux allaient se joindre à son ambitieux projet de refonte de la macroéconomie postkeynésienne. Toujours en 2013, lors d’une conférence du FMI[5], Lawrence Summers, professeur à l’Université de Harvard, conseiller économique sous la Présidence Obama, ancien chief economist de la Banque Mondiale, et co-auteur régulier d’Olivier Blanchard, présentait pour la première fois l’ébauche d’une théorie dite de la « stagnation séculaire » qui allait rapidement connaître un succès fulgurant auprès des décideurs publics du monde entier.

L’idée centrale peut se résumer ainsi. Dans nos économies avancées, la baisse des taux d’intérêt à long terme est inexorable, non pas à cause des politiques monétaires accommodantes des banques centrales, mais à cause d’une tendance séculaire, notamment démographique, qui fait que nos sociétés vieillissent et donc deviennent de plus en plus improductives.

Croissance médiocre, demande globale insuffisante, excès d’épargne sur l’investissement, forces déflationnistes : selon cette vision d’un monde résolument low-for-long, le futur de nos économies s’annonce morose, alors même que les marges de manœuvre des politiques (notamment monétaires) se réduisent comme peau de chagrin.

Dans le contexte d’une crise de la demande perçue comme chronique, Olivier Blanchard va redonner espoir à des décideurs politiques de plus en plus désorientés.  Tant que les taux de croissance (g) dépassent les taux d’intérêt (r), les gouvernements peuvent accumuler autant de dette qu’ils le souhaitent, démontre-t-il dans un article scientifique de haut niveau, paru dans la prestigieuse American Economic Review[6] en 2019.

En bref, si r < g, il suffirait de faire « rouler » la dette. Celle-ci pourrait tout simplement être reportée sur les générations futures, sans que l’on ait à redouter, au fil du temps, une perte de bien-être social résultant notamment d’une hausse des impôts.

En revanche, si r > g, ce serait une tout autre histoire. Mais là encore, Monsieur Blanchard rassurait les décideurs politiques, expliquant qu’une telle situation serait hautement improbable dans nos économies avancées, frappées par la stagnation séculaire.

En dépit des centaines de milliards d’euros injectés par la BCE dans la zone euro durant les années post-crise, l’inflation ne décollait pas en Europe. Au contraire, la déflation était considérée par les autorités monétaires européennes comme un risque à surveiller de près (comme en atteste encore la dernière évaluation stratégique de la BCE, publiée en été 2021). 

L’inflation semblait tout simplement avoir disparu de la réalité, comme par magie.

Mais, au fond, cette étrange disparition arrangeait tout le monde. Tant que la situation perdurait, les taux d’intérêt n’allaient plus pouvoir augmenter. Décideurs, experts et citoyens, tous avaient envie de croire en l’avenir du cheap credit et d’imaginer que le free lunch existe bel et bien.

Durant des années, en effet, les taux d’intérêt nominaux stagnaient autour de zéro, notamment dans la zone euro. La répression financière – une politique consistant non seulement à priver les épargnants d’une rémunération digne de ce nom sur leur épargne, mais aussi à mettre en place une réglementation contraignante du secteur bancaire et, parfois même, un contrôle des capitaux – était devenue un moyen pratique pour liquider une partie de la dette publique, comme le préconisaient d’ailleurs depuis longtemps les experts du FMI[7].

Dès 2014, la BCE adoptait des taux légèrement négatifs sur la rémunération des dépôts. Dans de telles conditions, une croissance même très médiocre permettrait d’alourdir la dette publique sans risque, selon l’optique de Monsieur Blanchard. Pas étonnant que cet argument ait vite séduit les gouvernements les plus dépensiers de l’Europe.

Mieux encore, d’autres chercheurs du FMI[8] suggéraient qu’en cas de récession particulièrement sévère, il suffirait de mettre en place une politique de taux d’intérêt fortement négatifs. Des taux qui devraient être inférieurs au taux de croissance, afin de rendre possible la continuation d’un endettement public massif. Or, comme le déplorent ces experts, une politique dite de deep negative rates ne pourrait être mise en œuvre tant qu’il subsiste du cash dans l’économie. C’est d’ailleurs un argument utilisé par de nombreux protagonistes pour promouvoir la disparition de l’argent liquide au profit de monnaies numériques émises par les banques centrales.

… Rattrapés par la réalité

Monetisation: Do not panic. Tel était le titre d’un article[9] publié en avril 2020 par Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry, alors que les gouvernements venaient tout juste d’arrêter la machine économique et de confiner les populations pour tenter de minimiser la propagation du coronavirus. Un message rassurant pour les décideurs publics obligés de naviguer en eaux inconnues. Face à ce qui s’annonçait comme une catastrophe économique inédite, la parole des experts de confiance était perçue par bon nombre de gouvernements comme un permis de dépenser sans compter. Feu vert pour des folies budgétaires sans limites.

Parmi les rares à s’en inquiéter à l’époque était l’un des experts-vedettes eux-mêmes. Dès janvier 2021, alors que l’administration Biden commençait à distribuer des chèques Covid à hauteur de 1,9 trillions de dollars, et annonçait que d’autres trillions allaient bientôt suivre, Lawrence Summers, pourtant adepte d’un stimulus monétaire et budgétaire massif en cas de crise, criait au loup : une économie en surchauffe… le démon de l’inflation va se réveiller… on va droit dans le mur…

Cette fois, les avertissements de l’économiste américain tombaient dans l’oreille d’un sourd, d’autant que nombre de ses collègues continuaient à dire, du moins pendant quelques mois encore, que la probabilité d’inflation élevée et durable était faible, voire très faible.

Dans un premier temps, la Réserve fédérale américaine (le Fed) minimisait elle aussi les risques inflationnistes, avant de réagir par des premières hausses de taux d’intérêt. Mais les dégâts étaient faits. La BCE, quant à elle, restait ferme dans son déni d’une inflation structurellement élevée en Europe. Face à des taux d’inflation à deux chiffres, renouant avec ceux des années 1980, elle insistait que ce n’était là qu’un phénomène « passager », « transitoire », lié à la reprise post-Covid et à la crise énergétique suite à l’invasion russe de l’Ukraine. Ce n’est qu’en juillet 2022 qu’elle changeait de cap. Trop peu, trop tard, disaient à présent les experts.

Mauvaise nouvelle pour les gouvernements surendettés. Après dix hausses consécutives des taux directeurs de la BCE en l’espace d’une seule année (aux Etats-Unis, à ce jour, il y en a eu onze), la dette fait mal.

La récession est au bout du chemin. La plupart des pays de la zone euro se trouvent désormais dans la situation préoccupante du r > g, dans laquelle, comme le prédisait Monsieur Blanchard, la dette publique deviendra un boulet inacceptable pour les générations futures.

En finir avec la vision tubulaire

En 2016, en plein règne du paradigme du low-for-long (donc bien avant la pandémie, la crise énergétique liée à la guerre de l’Ukraine, et le retour de l’inflation élevée), l’économiste britannique Charles Goodhart[10], ancien conseiller de la Banque d’Angleterre et professeur à la London School of Economics, présenta à la BRI les résultats d’une vaste étude empirique qui montrait que notre futur serait inflationniste, et non pas déflationniste, comme le prétendaient la plupart des grands experts de l’époque.

Le vieillissement des populations occidentales et, depuis peu, de la population chinoise, en serait la cause. La main-d’œuvre bon marché, absolument colossale, qui avait permis l’essor commercial de la Chine depuis les années 1970, ne serait en effet plus remplacée, principalement du fait de la politique de l’enfant unique. Dès que la Chine aura cessé d’inonder les marchés mondiaux de produits bon marché, l’inflation fera un comeback massif chez nous, expliquait Monsieur Goodhart à un public de spécialistes peu enthousiaste à l’entendre.

L’étude en question fut donc largement ignorée par les décideurs en charge des politiques macroéconomiques. The Great Demographic Reversal: Ageing Societies, Waning Inequality, and an Inflation Revival (Palgrave MacMillan, 2020) – livre que l’expert, désormais âgé de 87 ans, publiera ultérieurement sur ce sujet – connut le même sort.

En fin de compte, la question n’est pas qui a tort ou qui a raison. La théorie du revirement des mégatendances démographiques et macroéconomiques adopte une perspective globale de très long terme, quasi historique, alors que celle du low-for-long s’inscrit dans une logique résolument keynésienne ou postkeynésienne.

Sans doute, les décideurs publics, notamment en temps de crise, gagneraient à s’ouvrir davantage à des approches ou perspectives différentes, voire antagoniques. D’un côté, croiser les points de vue complexifierait les processus de décision. Mais de l’autre, des logiques opposées peuvent se nourrir entre elles et, de ce fait, enrichir la réflexion.

Le fait d’intégrer la contradiction dans l’interprétation des phénomènes économiques permettrait aux décideurs d’élargir leur champ de vision et, surtout, de se réapproprier le pouvoir décisionnel que, par facilité, ils avaient largement délégué à un groupe d’experts issus d’un seul et même bord (postkeynésien, en l’occurrence), et qu’ils avaient pris l’habitude d’écouter comme on écoute un oracle.


[1]    https://www.econlib.org/library/Essays/hykKnw.html

[2]    https://www.nytimes.com/2021/09/16/business/world-bank-Kristalina-Georgieva.html

[3]    https://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2013/wp1301.pdf

[4]    https://www.washingtonpost.com/news/wonk/wp/2013/01/03/an-amazing-mea-culpa-from-the-imfs-chief-economist-on-austerity/

[5]    https://www.youtube.com/watch?v=KYpVzBbQIX0

[6]    https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/aer.109.4.1197

[7]    https://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2015/wp1507.pdf

[8]    https://bit.ly/3EWdsPg

[9]    https://cepr.org/voxeu/columns/monetisation-do-not-panic 

[10]   https://www.bis.org/publ/work656.pdf

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Elisabeth Krecké

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