Dans son livre magistral sur les vertus bourgeoises, Deirdre McCloskey défend que le bon fonctionnement d’un ordre social ne dépend pas seulement de la qualité des institutions, mais qu’il dépend de l’éthique et des opinions que les individus ont les uns envers les autres. C’est un peu dans cette filiation que Marian Eabrasu se place lorsqu’il aborde la question des désaccords dans l’entreprise et propose dans son livre Moral Disagreements in Business un cadre conceptuel pour aborder la question des conflits éthiques dans l’entreprise[1].
L’entreprise est un nœud de contrat où il existe, malgré le consentement qu’initie tout contrat, des conflits éthiques ou moraux. On peut citer, notamment, les vives tensions que peuvent provoquer la religion. Le port du voile, d’une croix, d’une kippa, l’absence pour cause de fêtes religieuses, et plus généralement toutes les manifestations de religiosité[2] peuvent provoquer des désaccords et réduire l’harmonie nécessaire à la bonne marche de l’entreprise. Son étude va cependant bien au-delà des questions religieuses. Elle traite des liens entre les affaires. Elle mobilise la philosophie morale et l’économie de l’entreprise pour aborder la question des désaccords moraux dans l’entreprise.
Les décisions économiques dans l’entreprise sont contraintes par des lois et des règlements, le bilan comptable, les attentes des clients et des lois ou des règles morales. Les choix économiques sont irrémédiablement encastrés dans des choix moraux. Respecter la production hallal c’est violer les règles de la pratique kacher. Verdir ses pratiques c’est rompre avec l’idéal productiviste. On imagine mal un chrétien ou un juif travailler dans une boucherie hallal et demander à sa hiérarchie de ne pas respecter les règles d’abattages des animaux de la religion musulmane. Il y a en ce sens un accord moral ex ante lors de la signature du contrat de travail, mais un tel accord ne dit rien sur la possibilité de désaccord ex post (Eabrasu 2019, p.19). Contrairement au contrat social, ce contrat n’est pas fictif mais bien effectif (p.22) et suppose qu’il est inacceptable de nuire aux autres personnes et à leur propriété sans leur consentement (p.23). Les désaccords dans ce cadre contractuel et marchand portent sur la conception que chacun se fait i) d’une personne morale – un esclave est-il une personne – (Chapitre3), ii) de l’étendu de la propriété de la firme sur l’air, les idées des salariés, une partie du corps, etc. (Chapitre 4), iii) d’un préjudice et iv) du consentement (Chapitre 5).
La conception d’un préjudice évolue dans le temps et diffère d’un pays à l’autre, d’un groupe culturel à l’autre. Un nu est très différemment accueilli dans les rues de Téhéran, dans un musée, dans un magazine spécialisé, ou sur un abri bus (Eabrasu 2019, p.85). La définition d’un préjudice, d’une nuisance évolue dans le temps, l’espace, mais aussi le contexte. La firme IKEA a, dans cette perspective, supprimé de ses catalogues toutes ses images de femme afin de répondre aux attentes morales des Saoudiens.
Derrière cette diversité du préjudice se cachent en fait différentes conceptions de ce qu’est une violence. Dans la théorie libertarienne de Murray Rothbard, par exemple, tant que personne ne me menace avec une arme pour m’imposer un choix je suis libre. L’éthique de la liberté est respectée si personne ne m’oblige à faire ce que je ne veux pas faire ; à travailler par exemple pour 5 euros de l’heure. Une telle position exclut toutes les autres formes de violence et notamment la violence économique. Les socialistes, quant à eux, ont une conception bien plus large de la violence. Ils estiment que le marché est violent parce qu’il impose aux pauvres de travailler pour cinq euros alors qu’ils ne l’auraient pas fait s’ils n’étaient pas pauvres. Le moralement acceptable diffère en ce sens en fonction de notre conception de la personne morale – un esclave n’a pas de droit, si les animaux ne sont pas une personne morale ils n’ont pas de droits – mais aussi de notre conception de ce qui constitue un préjudice et de ce que veut dire consentir.
La Figure 1 résume une bonne partie du message de l’auteur. Les individus ont des conceptions plus ou moins larges du consentement et du préjudice.
Sur l’axe horizontal se trouve l’échelle des préjudices ou des nuisances. Si je restreints la définition de la violence à la force physique, je me trouve à droite sur l’échelle des préjudices. Je suis contraint de faire quelque chose uniquement lorsque j’ai une arme à feu sur la tempe. Si j’étends la définition de la violence aux normes sociales je me déplace vers la gauche de la figure. Si j’estime que lorsque quelqu’un met un costume et une cravate il m’agresse en se distinguant de moi et en me montrant qu’il m’est supérieur parce que la cravate est le symbole de la hiérarchie sociale, je me trouve à gauche sur cet axe. Entre les deux il y a toutes les formes de violence non physique intermédiaire. Sur l’axe verticale se trouve l’échelle du consentement. Est-ce que je considère que je suis libre ou non de faire ce que je fais ? En haut de cet axe vertical se placent tous les individus qui estiment qu’ils sont libres. Il développe une éthique du libre arbitre et de la responsabilité. En bas de cet axe vertical se situent, au contraire, tous les individus qui estiment que nos choix sont déterminés socialement. Ils ne sont pas responsables des conséquences de leurs choix car ils n’y ont pas consenti. Ils estiment qu’ils sont placés dans une structure de pouvoir qui leur dicte leurs comportements. Cela permet de distinguer quatre situations polaires.
Figure 1 : Consentement et préjudice
La première est la position libertarienne ; en haut à droite. Elle rassemble tous les individus qui ont une conception restreinte de la violence (la force) et qui croient au libre arbitre. Le travail est l’expression de la créativité de l’homme. Seul la force peut l’entraver et le mettre en esclavage.
La seconde est la position marxiste-socialiste ; en bas à gauche. L’homme obéit à une structure de pouvoir et les normes sociales créent une violence symbolique qui m’agresse et m’impose un préjudice que je n’ai pas consenti. Le travail est le lieu par excellent de la soumission involontaire (subordination). On retrouve ici tous les socialistes.
La troisième conception a une conception large de la violence associée à la croyance que l’homme est libre. Le travail est une nécessité, mais il relève d’un choix. Il est une servitude volontaire. Un salarié est libre de porter un signe religieux mais un tel choix agresse mes conceptions laïques de la vie en entreprise, en société. Cela crée un désaccord.
Le quatrième groupe rassemble tous les individus qui ne croient pas au libre, mais développe une conception restreinte de la violence. Ils ne sont pas responsables de ce qu’ils en arrivent, mais la seule chose qu’ils craignent c’est d’être physiquement agressé.
Sur cette base on comprend que la principale leçon du livre de Marian Eabrasu est qu’une entreprise et plus généralement une organisation peuvent développer deux stratégies pour réduire le nombre des conflits qu’elle devra gérer.
La première est amplement discutée par l’économie de la diversité culturelle. Une organisation, comme une société homogène, est moins conflictuelle qu’une société hétérogène. Si tout le monde a la même conception du préjudice, de la personne morale et du consentement, le nombre des conflits sera faible.
L’autre stratégie est d’embaucher des salariés qui ont une conception restreinte de la violence et large du consentement. Une telle règle est très originale. Elle met en œuvre une forme de discrimination positive en faveur des candidats ayant une éthique de la liberté et renouvelle en profondeur la gestion des ressources humaines et l’origine de l’harmonie dans l’entreprise. Les services des ressources humaines devraient donc se donner les moyens de discriminer à l’embauche sur une base morale afin de constituer une communauté et/ou de panacher des individus aux valeurs très marquées avec des individus aux caractéristiques morales pacificatrices.
Ce livre est donc vivement conseillé pour tous ceux qui souhaitent acquérir un cadre moral solide pour traiter de toutes les situations où l’interaction sociale dans l’entreprise est source de graves « discordes ». L’éthique de la liberté est pacificatrice.
[1] Marian Eabrasu est Professeur Associé à la South Champagne Business School (Troyes, France) et chercheur associé au GRANEM (Université d’Angers, France). Il a obtenu son doctorat en philosophie morale et politique à l’Université Paris VIII Saint-Denis (France), et son Habilitation à Diriger des Recherches en économie et management à l’Université d’Angers (France).
[2] On trouvera une information quantifiable de ce phénomène dans une étude de l’Institut Randstad et de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) (avril-juin 2017).
François Facchini est Professeur Agrégé des Universités en Sciences Economiques. Il est en poste à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et responsable du Programme Politiques Publiques du Centre d’Economie de la Sorbonne (CES).