« Les vices du protectionnisme »

Le protectionnisme est à la mode. La science économique ayant fait quelques progrès, il est rare qu’on le défende aujourd’hui de manière abrupte. Lui accoler un adjectif permet de rajeunir une vieille doctrine et, de l’extrême droite à l’extrême gauche en passant par toutes les nuances politiques, on n’a de cesse de louer un protectionnisme « altruiste », « intelligent » ou encore « patriotique ». Yves Perez, lui, ne verse pas dans l’hypocrisie : il défend sans fard le protectionnisme dans un ouvrage dont le titre présente le mérite de la limpidité et dont l’objet explicite est de « redonner au protectionnisme ses lettres de noblesse » (p. 14).

Comment le professeur en sciences de gestion à l’Université catholique de l’Ouest défend-il le protectionnisme ? Par la mobilisation de l’histoire de l’économie et de la science économique, en soutenant tout d’abord qu’il a existé une tradition protectionniste en France de la fin du XIXe siècle à 1974, en alléguant ensuite que cette tradition a été bénéfique.

Ce que Yves Perez dénomme improprement la « régulation » du commerce extérieur aurait permis à l’hexagone de traverser les crises depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au terme de la présidence de Georges Pompidou. Selon lui, la croissance provient des ressources naturelles des pays et la France s’est toujours trouvée fort désavantagée à cet égard, si bien que le protectionnisme était et reste la solution idoine. Les leçons du passé permettent de définir la politique de l’avenir : l’intégration de la France toujours plus poussée au sein de l’économie mondiale est une erreur et il convient d’augmenter le degré d’autonomie de l’appareil productif français à l’égard de cette dernière (p. 115). Des solutions pratiques ne sont pas seulement données en conclusion, mais également dans le dernier chapitre et particulièrement dans le paragraphe intitulé de manière parlante « Le protectionnisme, levier d’une stratégie de reconquête de la souveraineté économique et industrielle de la France » (p. 237). L’auteur constate que la France a déjà amorcé un grave déclin au sein d’une « Europe du libre-échange mondialisée ». A cela, une seule solution : le choix protectionniste, qui suppose une « volonté politique claire et déterminée » (pp. 239-240).

La thèse de l’auteur repose sur l’idée que la France aurait été essentiellement protectionniste depuis les premières décennies de la Troisième République et que cette politique aurait été fructueuse. De manière surprenante, il fait l’éloge d’une France étriquée, celle des « petits » : petites exploitations rurales, petites entreprises, qui a caractérisé les débuts de la Troisième République. Historiquement, l’analyse de la politique douanière comme une rupture à la fin du XIXe siècle est plus que discutable, dans la mesure où la politique française s’est toujours caractérisée par une certaine dose – pour ne pas dire une dose certaine – de protectionnisme. Autrement dit, la libéralisation du commerce extérieur français a été beaucoup plus timide qu’on le dit au début de la monarchie de Juillet et sous le Second Empire avec le traité de commerce franco-anglais de 1860. Quant au protectionnisme, il a été beaucoup moins puissant qu’on a bien voulu le dire avec les divers tarifs des années 1880 jusqu’à la Première Guerre mondiale. Pour ce qui a trait au terme de la période, le lecteur a du mal à comprendre la date du « déclin » français donnée par l’auteur : 1974, alors qu’une libéralisation industrielle – mais pas agricole – avait eu lieu avec le traité de Rome. En substance, l’éloge de la France de « Grand papa » apparaît bien suranné.

Au-delà de l’aspect historique, quant aux résultats de la politique protectionniste, l’auteur est bien obligé de reconnaître que la croissance française a souvent été moindre que dans les pays proches, mais il précise qu’il n’entend pas se focaliser sur la maximisation du revenu national, et qu’il privilégie celle de la puissance ou de l’influence dans le monde (p. 97). Avec un critère aussi subjectif, il est difficile pour le lecteur de s’y retrouver…

Les théories laudatrices du protectionnisme sont généralement peu originales et c’est d’ailleurs, peu ou prou, la même argumentation qui se retrouve depuis l’opposition à Turgot en 1776 au moins… On défend qui le travail national qui les producteurs locaux, et cela au détriment du consommateur. Il faut d’ailleurs attendre bien longtemps dans cet ouvrage pour que le terme même de consommateur apparaisse (p. 172) et encore la réflexion est-elle purement utilitariste (p. 176). Mais en réalité, Yves Perez ne se préoccupe pas plus des producteurs. La micro-économie est tout simplement absente de l’ouvrage et le lecteur chercherait en vain des considérations non seulement sur le consommateur, mais encore sur le contribuable. A vrai dire, l’individu n’intéresse nullement l’auteur, la souveraineté individuelle encore moins : seules se trouvent mentionnées, de manière nationaliste et souverainiste, la France, la nation et sa souveraineté. C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau : en l’espèce, c’est la faute à la concurrence internationale, qui provient de pays favorisés par la nature, riches de ressources naturelles dont la France se trouve malheureusement dénuée. Il ne vient pas à l’esprit de l’auteur que les difficultés françaises proviennent des fautes de gestion renouvelées des gouvernants et d’un « marché politique » qui tourne à plein régime.

Le lecteur ne saura pas plus pour quelle raison la France ne cesse de perdre des parts de marchés à l’intérieur de l’Union européenne et dans le monde (p. 187). Pas plus qu’il ne saura pour quelle raison la France se trouve « sur la pente du déclin », si ce n’est à cause de la méchante mondialisation et d’une concurrence inévitablement déloyale. L’analyse de l’auteur selon laquelle la France aurait atteint « les limites de son développement soutenable en économie ouverte » (p. 250), n’est rien moins qu’effarante. Le lecteur ne trouvera aucune donnée – dans un livre qui n’en manque pourtant pas – relativement aux finances publiques ou à la fiscalité, au poids de l’État ou de la Sécurité Sociale, à l’interventionnisme ou à la règlementation foisonnante. En ce sens, cet ouvrage est typiquement français : c’est une vieille tradition hexagonale que de rejeter sur autrui les fautes que l’on commet. Une analyse historique erronée conduit à des solutions erronées. Surtout, il ne vient pas à l’esprit de Yves Perez que le protectionnisme soit purement et simplement une violation des droits de l’homme. Empêcher une personne de commercer avec l’étranger, mettre des barrières à l’exportation ou à l’importation de biens, de capitaux ou de services, tout cela ne semble présenter aucun intérêt aux yeux de l’auteur, rivé à une thématique holiste, nationaliste et souverainiste au terme d’un ouvrage en définitive bien décevant et dont l’argumentation apparaît fréquemment répétitive. A qui veut comprendre le protectionnisme, il sera plutôt conseillé de se (re)plonger dans les œuvres de Frédéric Bastiat, croqueur caustique de l’égoïsme des producteurs mâtinés aux gouvernants pour faire régner à plein un « marché politique » au préjudice des consommateurs.

Jean-Philippe Feldman est professeur agrégé des facultés de droit, Maître de conférences à SciencesPo et avocat à la Cour de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier en date Transformer la France. En finir avec mille ans de mal français, Plon 2018 (avec M. Laine).

 
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Journal des Libertés

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