Ces dernières années, l’expression « libéral-libertaire » est venue de plus en plus souvent sous la plume ou dans la bouche des commentateurs politiques, surtout quand ils appartiennent à la droite classique, particulièrement la droite catholique. La thèse sous-entendue par l’expression est qu’on ne peut être libéral sans être libertaire et réciproquement. Pour ces commentateurs, il est donc légitime de ranger dans la même catégorie les partisans du libéralisme classique et ceux de l’avortement, du mariage pour tous, de la PMA et de la GPA, des familles monoparentales et recomposées, de la théorie du genre ou de l’abolition complète des frontières. Ils oublient curieusement que ni Mme Taubira ni Mme Najat Vallaud-Belkacem, grandes libertaires puisque violemment hostiles aux valeurs traditionnelles qu’elles qualifient de « stéréotypes », n’étaient partisanes, que l’on sache, de la baisse des impôts, de la liberté du travail et de l’entreprise, et encore moins de la liberté de l’enseignement, et sont donc rien moins que libérales. Elles se sont d’ailleurs montrées favorables à toutes sortes de lois restreignant les libertés, par exemple celles qui punissent d’amendes et de prison l’expression du moindre doute au sujet de l’excellence psychologique ou sociale de l’homosexualité, ou de l’immigration de masse. Alors que cette contradiction devrait sauter aux yeux des commentateurs, ils persistent dans leur aveuglement. Étant donné que de nombreux Français votant à droite détestent, tout à la fois, le libéralisme (Dieu sait pourquoi !) et les thèses libertaires destructrices des mœurs, ils trouvent tout naturel de réunir leurs deux types d’adversaires dans un même Satan.

C’est là un grave contresens philosophique, et aussi une marque de l’abyssale ignorance des Français au sujet des doctrines libérales. Il importe d’autant plus d’y remédier que de jeunes étourdis – je songe à Génération Libre – qui se disent libéraux se laissent prendre au piège de ce faux concept. Pour dédouaner le libéralisme de tout reproche de conservatisme, ils croient devoir en rajouter dans l’approbation bruyante des réformes sociétales portées par l’extrême-gauche. Mais ils commettent là une bévue symétrique de celle de la vieille droite. Qu’on associe libéralisme et libertarisme pour les condamner en bloc ou, au contraire, pour les approuver en bloc, on fait le même contresens.

 

I – Libéralisme et valeurs

Pour comprendre en quoi celui-ci consiste, rappelons d’abord ce que sont les fondements du libéralisme.

 

  1. Il ne peut exister de société libre sans normes et valeurs

Les libéraux défendent une société d’hommes libres, à la fois parce qu’ils pensent que la liberté fait partie de la nature humaine et qu’il ne peut y avoir de société humaniste sans liberté, et parce qu’ils estiment que le polycentrisme social que la liberté permet favorise l’intérêt général sur les plans intellectuel, politique et économique. Mais une société pluraliste pourrait être anarchique. Il ne peut donc y avoir de société libre que si les relations sociales sont protégées des blocages et des conflits. Les auteurs des doctrines du libéralisme classique ont donc posé en thèse qu’une société libre ne peut fonctionner que si ses membres, dans toutes leurs interactions sociales, observent certaines « règles de juste conduite » permettant que personne n’empiète sur les prérogatives d’autrui. Ces règles sont soit morales (et sanctionnées par le crédit ou le discrédit de ceux qui les observent ou les violent), soit juridiques (pour celles d’entre elles qui sont si cruciales pour la sauvegarde de l’ordre public qu’elles doivent être érigées en lois). Si les citoyens les observent, les relations interindividuelles seront pacifiques et efficientes, une société de liberté pourra exister. Sinon, non.

Les mêmes auteurs ont pensé que lesdites règles avaient pour base la morale et le droit naturels, complétés et précisés, en ce qui concerne la morale, par les apports judéo-chrétiens, et, en ce qui concerne le droit, par la patiente élaboration de droits positifs complexes, tels le droit romain (antique et médiéval), la Common law anglaise ou les Code civils des pays occidentaux modernes. Mais, quelles que soient les parts respectives qu’ils ont attribuées à la nature et à la culture dans leur genèse, ils sont tombés d’accord sur le fait que morale et droit ne peuvent être modifiés à volonté. Dans les deux cas, en effet, il y a une limite épistémologique qui consiste en ce que le modus operandi des règles est largement inconnaissable. On ne peut connaître et gérer une société comme un ingénieur connaît et peut modifier à son gré une machine dont il possède des plans. Étant donné la complexité des grandes sociétés peuplées de millions d’individus, on ne peut mettre au jour toute la chaîne de causes et d’effets qui lie tel ensemble de règles à tel ordre social concret, donc assurer que, si l’on édicte certaines règles, un certain ordre social précis en résultera, et tel autre si l’on en édicte d’autres. En effet, les règles sont extrêmement nombreuses et, en outre, en grande partie implicites. De sorte que ceux qui les changent agissent largement à l’aveugle. Ne pouvant embrasser du regard toutes les conséquences des changements qu’ils envisagent, ils ont de bonnes chances de provoquer des « effets pervers » de nature à empirer la situation sociale au lieu de l’améliorer.

Le seul guide sûr en matière de règles est l’expérience acquise par les siècles qui a sélectionné, par essais et erreurs, les types de comportements les plus propices à une cohabitation harmonieuse et éliminé les autres. On ne sait pas précisément pourquoi les uns sont bénéfiques et les autres néfastes, puisqu’on ne discerne pas dans le détail leur manière d’opérer et leurs articulations mutuelles ; mais l’expérience montre qu’ils sont tels. On doit donc accepter tels quels ces enseignements de l’expérience. On peut sans doute, et parfois il faut, modifier certaines règles qui provoquent des litiges. Mais on doit alors procéder avec la plus grande prudence, de façon toujours partielle et limitée (Karl Popper a parlé de piecemeal social engineering) et en laissant à la société le temps de valider ou non les innovations qu’on a faites avant d’en mettre d’autres en chantier. Pour le reste, les règles doivent être respectées même si on ne peut les justifier par a + b. On les respectera simplement parce qu’ « on a toujours fait ainsi », parce qu’il « faut » le faire. Même si, pour la société prise dans son ensemble, les règles sont, pour parler comme Kant, des « impératifs hypothétiques », puisqu’elles servent la vie et sont donc certainement, à long terme, évolutives et amendables selon les effets sociaux favorables ou néfastes qu’elles provoquent, elles sont en revanche, pour une génération donnée, des « impératifs catégoriques » qu’on doit observer quoi qu’il arrive. C’est ce qu’on appelle les « normes » ou les « valeurs ».

Nier leur validité du seul fait qu’elles ne sont pas intégralement transparentes à la raison cartésienne est dommageable pour la raison précise que cela revient à effacer, de façon imprudente, les informations que des siècles d’essais et erreurs y avaient lentement incorporées. L’élimination systématique des règles (des « stéréotypes », des « tabous ») doit être analysée comme étant essentiellement un appauvrissement cognitif. Loin de faire progresser les sociétés, elle risque de les faire retomber en enfance. Elle est de nature à provoquer des effets pervers ou même des catastrophes sociales de grande ampleur, comme le montre l’histoire de tant de révolutions où l’on a voulu faire « table rase du passé » et qui se sont terminées en chaos social. On sait que ce problème a été discerné et exposé par Edmund Burke dès la fin du XVIIIe siècle dans ses Réflexions sur la Révolution française, où il polémiquait contre les Jacobins. Mais il sera reformulé par Friedrich August Hayek dans le langage des sciences sociales modernes, avec une clarté exemplaire.

Nous comprenons déjà, à ce stade de notre réflexion, que, si l’on veut être libéral, il est plus que problématique de vouloir être aussi libertaire, puisque la démarche du libertaire consistant à remettre en cause systématiquement les valeurs et institutions sociales héritées du passé, à « transgresser tous les tabous », risque d’aboutir à la destruction des conditions mêmes de possibilité de tout libéralisme.

 

  1. Libéralisme et valeurs vs socialisme et nihilisme

La vision selon laquelle il serait souhaitable d’éradiquer toutes les normes est fondée sur une incompréhension du rôle social de celles-ci. Les libertaires les jugent contraires aux libertés individuelles par le seul fait que ce sont en général des prohibitions. Il est vrai que la plupart sont négatives ; elles disent non ce qu’il faut faire, mais ce qu’il ne faut pas faire si l’on ne veut pas compromettre la paix sociale (l’exemple-type en étant les Dix Commandements : tu ne tueras pas, tu ne voleras pas…). Il est donc exact qu’une règle de juste conduite limite notre liberté. Mais ceci n’a rien d’oppressif si, précisément, le fait que tout le monde tienne compte des mêmes prohibitions permet que les libertés individuelles deviennent mutuellement compatibles et que s’instaure un ordre social stable permettant à chacun de poursuivre librement ses buts. En ce sens, loin de restreindre le champ des libertés, les prohibitions impliquées par les règles de juste conduite l’élargissent. D’autre part, dans la mesure où, grâce au respect général des règles, la coopération avec autrui permet une interaction « horizontale » harmonieuse entre les citoyens, il n’est plus besoin d’une autorité « verticale » pour maintenir l’ordre social. Dès lors que la société s’auto-organise, elle n’a pas besoin d’être hétéro-organisée de l’extérieur par quelque Léviathan. Donc les règles de juste conduite ont pour vertu essentielle de tenir à distance cet oppresseur virtuel qu’est l’État. Derechef, en ce second sens, tout au contraire d’opprimer, elles libèrent.

En résumé, loin d’être incompatibles avec le libéralisme, les normes et valeurs sont intrinsèquement liées à son concept. Un libéralisme sans normes ni valeurs est strictement impensable. Inversement, la « déconstruction » libertaire des règles risque d’altérer les mécanismes sociaux permettant l’auto-organisation de la société et de déboucher sur une anarchie qui elle-même justifiera, par réaction, une reprise de contrôle de la société par l’État. En d’autres termes, le résultat inévitable de la critique des règles par les libertaires au nom de la liberté individuelle est d’instaurer le contraire d’une société de liberté, c’est-à-dire le socialisme.

Hayek nous en avait avertis. Dans la Route de la servitude, il montre le lien qui existe entre, d’une part, société libérale et valeurs, et, d’autre part, socialisme et nihilisme. Né en 1899, il avait été contemporain de la montée et de l’arrivée au pouvoir des deux totalitarismes communiste et fasciste-nazi. Dans les deux régimes, observe-t-il, l’idéologie a considéré que les règles morales et juridiques étaient non seulement des « superstructures » (comme dit Marx) sans valeur intrinsèque, mais de véritables obstacles à l’action des partis révolutionnaires. La mise en œuvre par ces partis des prétendues « lois de l’Histoire » ou « de la Nature » implique en effet violence et arbitraire à l’encontre des individus et catégories sociales présentés comme des ennemis. Or les règles normales de la morale ou du droit prohibent ces comportements. Les partis révolutionnaires ont donc besoin que les gens ne se comportent pas les uns vis-à-vis des autres selon ces règles. Moyennant quoi ils cherchent à les éradiquer par tous les moyens, ils les violent ouvertement, les couvrent de mépris et de dérision dans le discours public en les qualifiant de « réactionnaires » et « bourgeoises », déconsidèrent et persécutent les religions qui les prônent, interdisent qu’on les transmette par l’éducation. En ce sens, communisme et nazisme ont été les régimes les plus « libertaires » qu’ait connus l’Histoire. Ceci n’est pas sans lien avec le fait que ce furent aussi les plus despotiques et les plus inhumains.

 

II – Libéralisme et famille

Illustrons ces thèses par l’exemple de la famille, où la ligne de partage entre libéralisme et libertarisme se donne aisément à lire.

  1. « Déconstruire » la famille, un cas d’école

Depuis plus d’un siècle, la famille est la cible de tous les genres de révolutionnaires, de Fourier ou Marx à la franc-maçonnerie de gauche (mais on peut remonter aux utopies des XVIe – XVIIIe siècles et à leurs prémices médiévales et antiques). Elle est désormais la cible des libertaires qui attaquent ce qu’ils appellent le « patriarcalisme », le « genre » et tous les rôles familiaux classiques (époux, épouse, père, mère, fils, fille…), censés n’être que des « stéréotypes » aliénants. Ils veulent donc généraliser a contrario l’union libre hétéro ou homosexuelle rapidement nouée et dénouée et rendre inutile ou dérisoire le mariage auquel récemment, sous l’influence de ces idéologies, on a tenté de substituer le PACS (on l’a d’ailleurs d’ores et déjà aligné sur ce dernier, puisqu’il peut désormais être dissous par la seule décision unilatérale d’un des époux ; on a voulu, en outre, avec une grande agressivité, le dénaturer en instituant un « mariage homosexuel » contraire à la nature des choses). Les mêmes adversaires de la famille veulent maintenant autoriser la PMA pour tous ainsi que la GPA, donc la naissance erratique d’enfants dont ils se soucient pas qu’ils n’aient pas de filiation déterminée et connue, dont ils ne se demandent pas quel effet aura sur leur personnalité le fait que, alors qu’ils seront garçons ou filles (n’en déplaise aux enragées du « genre »), ils seront privés des pôles d’identification de deux parents de sexe opposé, et dont, enfin, il ne leur importe pas qu’ils ne puissent probablement pas bénéficier d’un environnement humain stable tout au long de leur enfance et de leur adolescence. Tout ceci au nom du « désir d’enfant », donc, pensent les libertaires et certains libéraux influencés par ces derniers, de la liberté individuelle.

C’est pourtant un cas d’école illustrant les problèmes épistémologiques évoqués plus haut. Car envisager de « déconstruire » une des institutions sociales les plus anciennes, la famille, ayant existé (sous mille formes, certes) dans toutes les sociétés connues, au profit de modes d’union entre personnes et de prise en charge des enfants ne pouvant se réclamer d’aucun précédent historique (sauf quelques très rares exceptions qui confirment la règle, et qui sont restées sans lendemain) relève d’une étonnante imprudence et d’une grande naïveté philosophique. Les libéraux ne peuvent avoir, sur ce sujet, la même légèreté d’esprit que les libertaires. En toute hypothèse, ils ne sauraient adhérer à une conception de la liberté aussi individualiste au très mauvais sens de ce terme, c’est-à-dire s’affranchissant de toute responsabilité sociale.

 

  1. Que doit penser de la famille un libéral classique ?

Il est vrai que les libéraux classiques ont promu les libertés individuelles, donc critiqué certaines structures sociales traditionnelles paralysantes dont la famille-souche ou la famille-clan. Ils n’ont guère non plus été partisans de ces « communautés naturelles » régionales ou professionnelles vantées par les auteurs de la droite contre-révolutionnaire, les Maistre, Bonald ou La Tour du Pin. Dès le XVIIIe siècle, ils ont critiqué tant les communautés féodales que les corporations et ils ont approuvé les mesures juridiques visant à libérer les individus des liens coutumiers et juridiques les attachant à ces types de communautés. Ils ont accepté la suppression de l’autorité paternelle sur les enfants majeurs et celle du droit d’aînesse. Ils ont fait ou approuvé ces réformes parce qu’ils pensaient que cela servirait l’intérêt général. Les réflexions des économistes montraient en effet que la liberté du travail et la liberté d’entreprendre, la liberté du commerce, celle de changer de métier sans tenir compte des traditions familiales, celle d’acheter et de vendre des biens immobiliers sans les restrictions que comportait le vieux droit féodal, etc., permettaient le développement d’une économie d’innovation beaucoup plus efficiente que les économies traditionnelles. La révolution industrielle et l’augmentation continue du niveau de vie depuis deux cent cinquante ans leur ont donné raison.

Cependant, il est notable que cette critique des anciennes institutions par les libéraux se soit toujours arrêtée chez eux à une limite. Ils ont certes voulu détricoter les liens enfermant les individus dans les familles patriarcales d’Ancien Régime. Mais ils n’ont jamais, que je sache, remis en cause la famille dite nucléaire, composée d’un époux, d’une épouse et des enfants mineurs. Ils n’ont pas éprouvé le besoin de s’expliquer en détail à ce sujet parce qu’à leur époque ce modèle n’était pas encore sérieusement attaqué. Mais nous pouvons tenter, nous, de reconstituer la logique du conservatisme relatif dont ils ont fait preuve en la matière.

Ils ont sans doute pensé que, pour faire exister et vivre une société libre, il faut des hommes libres. Qu’il ne sert à rien qu’il y ait un État de droit, des lois justes, des libertés intellectuelles, politiques et économiques juridiquement garanties, s’il n’y a pas de citoyens capables d’utiliser ces outils à bon escient, c’est-à-dire des hommes rationnels et moralement responsables. Qu’il faut en outre et surtout que ces hommes aiment et respectent la liberté, ce qui n’est possible que s’ils sont persuadés de la valeur incomparable de chaque personne humaine. On accordera que ce type d’homme ne sort pas tout constitué des mains de la nature. Il doit être produit par une certaine éducation, qui est donnée pour l’essentiel dans les familles. Certes, l’école joue également un rôle-clef puisque c’est là qu’on délivre l’instruction en général et l’instruction civique en particulier. Mais l’essentiel de la formation morale est donné dans le cadre familial. C’est là surtout qu’est instillé dans l’âme de chaque enfant le sens de la valeur incomparable de la personne et donc de l’importance cruciale qu’elle soit libre.

 

  1. La famille est le creuset des personnalités

Pourquoi en est-il ainsi ? Dans le contexte de cet article, je ne peux qu’effleurer ce sujet difficile. Je dirai que seule la famille, groupe humain stable et composé d’un petit nombre de membres, permet à chacun de voir sa personnalité reconnue, aimée, respectée, donc peu à peu affermie depuis l’enfance où elle est en germe, et fragile, jusqu’à l’âge adulte où elle se parachève. Parce que les enfants vivent avec leurs parents et sous leur tutelle pendant de longues années, le père et la mère peuvent être pour eux des modèles et des pôles d’identification. Réciproquement, aux yeux des parents, les enfants ne sont jamais des anonymes. Ils sont « Pierre » ou « Paul », c’est-à-dire des personnes absolument uniques, ne ressemblant à nulle autre, ayant leur caractère et leurs qualités propres, et aussi, le cas échéant, leurs défauts qui, au sein de la famille, seront envisagés avec une bienveillance de principe alors qu’ils sont susceptibles d’être sévèrement sanctionnés à l’extérieur. La même reconnaissance de la singularité et de la valeur absolue de chaque personne s’établit à différents degrés entre tous les membres proches et lointains de la famille, entre grands-parents et petits-enfants, frères et sœurs, cousins et cousines, etc.

Dans un livre très éclairant pour notre sujet, des psychologues spécialistes de la famille ont proposé des éléments d’explication des processus ici à l’œuvre. Ils montrent que tout acte de communication entre êtres humains joue à deux niveaux, le « contenu » et la « relation ». Quand je dis quelque chose à quelqu’un, je lui dis certes ce quelque chose (le « contenu »), mais, en même temps, par la manière et le ton dont je lui parle, je me pose implicitement vis-à-vis de lui dans une certaine « relation ». Par exemple, je lui parle comme un fils à sa mère, comme un professeur à son élève, comme un subordonné à son chef, comme un amoureux à son amoureuse, etc. La question est de savoir si l’interlocuteur va accepter cette relation et le rôle, donc l’identité, qu’elle implique pour lui ou elle. S’il me répond comme une mère répond à son fils, un élève à son professeur, un chef à son subordonné, une amoureuse à son amoureux, etc., la communication se poursuivra normalement selon cette modalité et n’aura pas besoin d’être explicitée. Les deux interlocuteurs verront tacitement confirmée l’identité qui est la leur, qu’ils acceptent, et cette reconnaissance mutuelle, souvent réitérée, jouera un rôle essentiel dans la construction de la personnalité de chacun. Mais il arrive que l’interlocuteur n’accepte pas la relation proposée (« Pour qui me prenez-vous ? »), ce qui l’amène à l’expliciter pour mieux pouvoir la remettre en cause (il « méta-communique »). La communication est alors soit rétablie sur la base d’une relation plus appropriée, soit interrompue. Il est d’ailleurs normal que les communications humaines se rectifient ainsi de temps à autre, puisque cela permet que les identités et les personnalités elles-mêmes évoluent à la faveur d’une lente construction qui peut durer toute une vie. La pathologie commence lorsque la relation est remise en cause à tout moment et à tout propos.

On peut appliquer ce schéma à la famille, puisqu’entre les membres de celle-ci d’innombrables actes de communication se pratiquent quotidiennement. Mais il faut noter que la famille présente à cet égard une différence de principe par rapport à tout autre groupe social. Cette différence tient à ce que, dans la famille, chacun a, dès le départ, une place institutionnellement marquée. Chacun est époux, épouse, père, mère, enfant aîné, enfant puîné, etc., et aussi frère, sœur, oncle, tante, cousin, cousine… Par conséquent, la pathologie consistant à remettre radicalement en cause à tout moment la nature des relations est en principe, dans la famille, impossible ou improbable. La relation que chaque membre de la famille entretient avec chacun des autres pourra être nuancée selon le caractère propre de chacun, mais elle a toutes chances de se poursuivre sans accrocs majeurs sur la longue durée, permettant ainsi que les identités se confirment mutuellement au fil du temps. Il est vrai que tout processus de croissance, surtout aussi long qu’une vie allant de la naissance à l’âge adulte, comporte bien des étapes et peut avoir à traverser bien des crises. Mais, précisément, alors que ces discontinuités risqueraient de faire éclater ou de brouiller irrémédiablement la personnalité du jeune s’il était jeté dans un milieu humain ouvert sans structures, le fait qu’elles aient lieu dans le cadre familial permet que ces déséquilibres soient assumés et corrigés au fur et à mesure. Ainsi les crises mêmes contribueront-elles à forger et à consolider en chaque membre de la famille des personnalités éventuellement complexes, mais qui demeureront cohérentes. Le fruit de cette construction est qu’alors que, pour la société extérieure, l’individu est virtuellement n’importe qui, il est et sera toujours, à l’intérieur de sa famille, ce « Pierre » ou ce « Paul » qu’il était dès sa naissance. Et chaque membre de la famille proche ou éloignée continuera à reconnaître le même « Pierre » et le même « Paul » dans les figures successives qu’il se forgera, dans les peaux nouvelles que chacune de ses mues révélera. Lui-même pourra s’appuyer sur les images de lui que ses proches lui renvoient pour confirmer à ses propres yeux son identité profonde.

Il est vrai que, selon les sociologues, les personnalités se construisent aussi à la faveur d’autres formes de socialisation. Parallèlement à leur vie familiale, et à mesure qu’ils grandissent, les jeunes participent à d’autres groupes sociaux, la classe scolaire, le club sportif ou culturel, la bande de jeunes… Mais il faut bien comprendre que, dans la construction des personnalités, ces groupes ne peuvent jouer le même rôle que la famille. En effet, dans ces « groupes de pairs », tout le monde est a priori l’égal de tous, sans rôle institutionnellement déterminé. Un individu peut donc devenir n’importe qui selon les aléas des événements qui feront émerger spontanément des rôles et des identités plus ou moins imprévisibles : leader, second, suiveur, bon camarade, donneur de conseils, boute-en-train, contestataire, souffre-douleur… Dans la « bande de jeunes », en particulier, il y a constamment rivalité et combat pour l’acquisition des divers rôles, donc insécurité et déni toujours possible de leur exercice. En outre, ces groupes sont essentiellement temporaires. Les classes scolaires changent d’année en année, les autres groupes peuvent durer des mois, mais aussi quelques semaines ou quelques jours, de sorte que le jeune, amené à prendre part à un grand nombre de tels groupes, devra revêtir à chaque fois, à nouveaux frais, un nouveau personnage, c’est-à-dire en réalité un nouveau masque, puisqu’il ne pourra s’identifier en profondeur à aucun d’eux. Cette circulation entre des groupes divers peut certes être formatrice pour lui si, simultanément, il continue à vivre au sein d’une famille stable où il est connu et aimé de tous, port où il peut revenir s’amarrer après chaque tempête vécue à l’extérieur. Mais, dans une société où la famille serait disloquée et où les êtres humains devraient vivre le plus souvent dans les groupes du type évoqué ci-dessus, plus ou moins informels et instables, les individus auraient peine à trouver un point d’appui pour construire une personnalité cohérente au fil du temps. Ils seraient un tel pour les uns, quelqu’un d’autre pour les autres, quelqu’un d’autre encore pour des tiers, et eux-mêmes, dans ces conditions, ne sauraient jamais vraiment qui ils sont.

J’ajoute un point que je sais sensible. Je pense que le processus de construction des identités est décisivement favorisé lorsqu’il se produit au sein d’une famille naturelle où les père et mère sont les parents biologiques des enfants. Car ce type de famille a pour caractéristique spécifique – que n’ont pas les « familles recomposées », et qu’auront encore moins les groupes où les enfants qui naîtront par PMA et GPA et passeront de main en main au gré des compagnonnages successifs de leurs tuteurs légaux – que les rapports n’y ont, par définition, rien de contractuel et sont transcendants aux volontés contingentes de leurs membres. Je ne suis pas le fils de mon père, le frère de mon frère, le père de ma fille, etc., parce que je les ai choisis, ou parce qu’ils me plaisent, ou parce que nous avons conclu un deal, mais parce qu’ils sont mon père, mon frère, ma fille. C’est ce lien inconditionnel qui, même s’il comporte par définition des contraintes qui pourront, dans certains cas pathologiques, être l’occasion de conflits inexpiables (comme la littérature récente s’est complu à nous en décrire), confère à la famille naturelle une solidité de principe qui lui permet de résister, mieux que d’autres types de communautés, à la série de difficultés et de crises que connaît toute vie d’un groupe sur une longue période.

Au-delà de la psychologie, la famille, comme l’a superbement montré Tocqueville, a une culture et une histoire propres. Quel que soit le milieu social, elle a toujours quelque forme de patrimoine matériel et spirituel qui perdure et se transmet en son sein : une maison, un coin de terre, des meubles et des objets, une entreprise, un métier exercé sur plusieurs générations, des idées et des goûts partagés, des engagements religieux, sociaux ou politiques, et enfin une histoire ou « légende » familiale qui peut comporter ses secrets et ses zones d’ombre, ses héros et ses anti-héros, mais qui est toujours pleine de substance et qui est absolument propre, précisément, à chaque famille, faisant d’elle un univers qualitativement distinct des autres milieux familiaux. L’être humain qui parvient à l’âge adulte après avoir passé toute son enfance et son adolescence au sein d’une famille hérite donc de cette culture, fait sien ce patrimoine, s’approprie cette histoire. Ainsi la famille confère-t-elle à ses membres une personnalité spirituelle et morale pleinement originale qui s’ajoute à leur personnalité psychologique et l’enrichit décisivement. Elle les marque pour la vie.

Des êtres ainsi rendus qualitativement différents de leurs concitoyens ne pourront jamais, par définition, vivre comme de simples clones substituables à d’autres, ils résisteront obstinément à une telle réduction ontologique. C’est sans doute la raison de la haine instinctive que la famille inspire depuis toujours aux idéologues du socialisme, qui sentent bien qu’avec des hommes élevés dans des familles jusqu’à l’âge adulte, ils auront le plus grand mal à constituer ce « groupe en fusion » auquel tout socialisme aspire, où tous les individus pensent à peu près les mêmes choses, marchent du même pas et se contentent du même sort. C’est là aussi la raison profonde de la volonté de nombreux théoriciens socialistes – formulée aujourd’hui encore dans leurs think tanks – d’abolir l’héritage. L’héritage, en effet, incorpore l’histoire de la famille et donne à celle-ci les moyens matériels et spirituels de l’autonomie sociale et économique. Il permet donc que la famille et ses membres subsistent dans leur particularité à travers les générations, bloquant indéfiniment l’avènement du collectivisme. Pour assurer le triomphe de celui-ci, il faut donc supprimer l’héritage, ce qui effacera les histoires familiales et rendra impossible tout projet d’autonomie. Alors seulement pourront naître des êtres à la fois identiques les uns aux autres et économiquement dépendants, c’est-à-dire la matière première humaine même dont le socialisme a absolument besoin pour atteindre ses buts.

Si la famille est, comme on vient de le voir, une défense naturelle contre le collectivisme, il est clair que les libéraux ne doivent certes pas prendre rang parmi ses ennemis. Ils doivent au contraire la protéger comme un élément essentiel de toute société libre et affirmer que sa défense raisonnée fait partie intégrante de la doctrine libérale.

 

  1. Pour que les marges puissent vivre, la famille doit rester la norme

On objectera que, d’ores et déjà, le modèle familial a cessé d’être unique et hégémonique. Les statistiques nous disent que tant le nombre des mariages que celui des mariages stables est en recul, du moins jusqu’à une date récente. Mais la question est de savoir si cela témoigne d’une évolution inéluctable de la société contre laquelle il n’y aurait pas sens à lutter et que devraient enregistrer purement et simplement le droit et les institutions, ou si ce n’est pas, bien plutôt, l’effet contingent des idéologies qui se sont répandues en quelques dizaines d’années sous l’effet d’une certaine propagande partisane, marée qui a monté ces dernières années, mais qui pourrait fort bien redescendre quand l’opinion publique aura constaté les erreurs desdites idéologies. Cette seconde hypothèse me paraît la plus probable. Ce ne sera pas la première fois qu’une société, prise un certain temps dans une sorte de délire dû à des idées sans fondement objectif, mais dont tout le monde se persuade à la faveur d’un processus d’imitation mutuelle – ce processus qu’on peut appeler mythopoïèse –, se réveillera sous les coups du réel. Ainsi les Allemands ont-ils été pris pendant une quinzaine d’années par le délire du nazisme, auquel il faut bien dire qu’ils ont presque tous cru à l’exception d’une très petite poignée de résistants. Mais Hannah Arendt, voyageant en Allemagne quelques mois à peine après la défaite de 1945, a constaté avec surprise qu’elle ne pouvait y rencontrer presqu’aucun nazi convaincu, comme si tous les habitants du pays venaient de se réveiller d’un cauchemar. Les théories de la  « déconstruction » de la famille et, en particulier, la théorie du genre, sont à mes yeux un délire collectif de ce type, dont les pays qui s’y sont provisoirement laissés prendre se réveilleront un jour ou l’autre, sans doute plus tôt qu’on ne le croit.

En attendant, il est vrai que nombre d’hommes et de femmes vivent aujourd’hui dans d’autres contextes que celui d’une famille nucléaire classique. Leur famille peut avoir été détruite, ou ne pas avoir été construite, suite à toutes sortes d’ « accidents de la vie ». Un enfant peut être orphelin de père ou de mère, ou des deux. Il peut naître alors que ses parents ne sont pas mariés, il peut ne pas connaître ses parents, subir leur divorce, grandir dans une famille « monoparentale », être élevé dans une « famille recomposée », etc. Qu’il soit bien clair que, dans tous ces cas, comme le montrent mille histoires que nous connaissons tous parmi nos proches et connaissances, il n’y a aucune impossibilité de principe à ce que l’enfant soit parfaitement bien éduqué et trouve son équilibre. Pour cela, il faut et il suffit qu’il soit aimé vraiment et durablement par ceux qui se trouvent avoir charge de lui. Mais il faut être de mauvaise foi pour ne pas voir que cette dernière condition est d’autant plus difficile à réaliser qu’on s’éloigne plus, objectivement, des conditions de vie d’une famille nucléaire classique – et ceci pour des raisons évidentes, matérielles, pratiques, psychologiques, sociales. Si donc il est vrai qu’en cas d’accidents de la vie, par définition involontaires, il faut approuver et favoriser tous les types de liens de substitution susceptibles de donner aux enfants le cadre affectif et éducatif dont ils ont besoin, il est paradoxal, irresponsable et, pour tout dire, cynique d’envisager, comme le font les libertaires, de créer et multiplier délibérément de telles situations.

La nécessité sociétale du maintien de la famille résulte d’autres considérations. Nombre d’enfants qui ne sont pas élevés par leurs deux parents au sein d’une famille nucléaire le sont souvent aujourd’hui avec l’aide de la famille qui leur est le plus proche : leurs grands-parents, leurs oncles, leurs tantes, leurs cousins, leurs cousines. Encore faut-il qu’ils en aient! Ce qui n’est possible que si le modèle familial classique demeure la norme pour le plus grand nombre et que les cas marginaux restent marginaux. Si, au contraire, dans les prochaines années, la norme sociale devait être que toutes les familles, ou la plupart, soient déstructurées ou non-structurées, que tous les enfants, ou la plupart, naissent de l’union libre de leurs géniteurs, supportent tous leurs changements de partenaires, donc, pour eux, de tuteurs, et a fortiori si un nombre croissant d’êtres humains devaient avoir pour parents des couples homosexuels ne permettant pas, par définition, une identification du fils au père et de la fille à la mère, ou naître par PMA et GPA, sans pouvoir connaître leur vraie filiation, la situation sociétale serait gravement altérée. Car des individus sans filiation définie ne peuvent avoir de vrais frères et sœurs, de vrais grands-parents, de vrais oncles et tantes, de vrais cousins et cousines. Donc, non seulement ils n’auront plus de famille, mais ils n’auront pas non plus de famille proche pouvant s’y substituer. Quand existe une norme, on peut gérer les marges ; on ne le peut plus quand il n’existe que des marges. Quand il y a des bateaux qui flottent, ils peuvent prendre à leur bord ceux qui ont des difficultés à nager. Mais que fait-on quand tout le monde a été jeté à la mer ?

 

  1. La déconstruction de la famille conduit à la collectivisation

Montrons maintenant que ce processus conduira tout droit au collectivisme et à la ruine des libertés.

Quand ce type de société adviendra, en effet, les individus, privés d’attaches solides à un groupe de parenté défini, deviendront des « électrons libres ». Or c’est un fait avéré que nul être humain ne peut vivre seul, ni psychologiquement, ni socialement, ni économiquement. Ces isolés seront donc, par nécessité, voués à s’agréger aux structures collectivistes que l’État-Providence s’empressera de mettre en place pour les accueillir et les formater à sa façon.

Le scénario de ce qui se passera alors est aisément discernable. Élever des enfants est une tâche qui occupe à plein temps, et au-delà, un père et une mère. Ils cumulent leurs ressources économiques et leurs efforts, s’aident de leur mieux et se complètent, le père laissant la mère jouer son rôle de mère, la mère laissant le père jouer son rôle de père, le jugement de chacun étant éclairé, tempéré ou corrigé par celui de l’autre quand il s’agit de prendre des décisions importantes, chacun étant relayé et soutenu par l’autre quand il est fatigué, malade ou découragé. On n’est pas trop de deux ! D’où l’on peut déduire que, lorsqu’il n’y aura plus de vrais couples durables, les êtres humains engendrant des enfants (il y en aura encore, espérons-le) ne pourront assumer que la moitié de leur tâche. Ils auront donc impérativement besoin d’une aide extérieure. Comme ils ne pourront plus la demander à une famille proche qui n’existera plus, ils la demanderont à la collectivité.

Dès à présent, on sait qu’une des grandes causes de l’augmentation de la pauvreté en France est la croissance du nombre de familles monoparentales. Il a fallu consentir à ces familles des dépenses sociales toujours plus onéreuses, se substituant à un second salaire qui ne vient plus. Ces situations ne pourront que se multiplier et même se généraliser si l’on poursuit la dissolution de la famille par l’application des mesures idéologiques évoquées. Il deviendra indispensable pour les parents isolés, qu’ils travaillent ou non, de bénéficier de toutes sortes d’aides et de subsides, allocation de parent isolé, prime de Noël, prime d’activité, RSA, etc. Au-delà de l’aspect financier, ils auront un besoin absolument vital de crèches, d’aides familiales et ménagères, d’écoles, de clubs de loisir et de vacances, de logements sociaux, bref de tout ce qui pourra les aider à accomplir leurs tâches de parents. On leur accordera toutes ces formes d’aides, car pauvreté et manque de soins sont particulièrement insupportables quand ce sont des enfants qui en sont victimes. Ce sera donc un motif pour augmenter à nouveau et sans limite les dépenses publiques et donc les prélèvements obligatoires, jusqu’à cette quasi-absorption de la société civile par l’État qui est le paradigme fondateur de la social-démocratie. Rien n’arrêtera ce processus qui, même, ne pourra que s’auto-accélérer.

Il faut bien comprendre que la dissolution de la famille n’aura pas de conséquences au seul plan socio-économique, mais aussi au plan psychologique et moral. Elle fera apparaître, en effet, un nouveau type d’être humain. Les enfants devront, on l’a dit, être intégrés dès le plus jeune âge à des institutions collectives, crèches, écoles, clubs de sport, colonies de vacances, etc., et l’être presque toute la journée. Or ces institutions ne pourront les éduquer au sens vrai du terme, pour la raison bien simple que les institutions de ce type sont par définition prises en charge par des personnes anonymes pouvant être administrativement remplacées à tout moment par d’autres. Quelle que soit leur qualité humaine personnelle, ces personnes ne peuvent ni ne veulent traiter les enfants qui leur sont confiés comme leurs propres enfants, c’est-à-dire comme des êtres absolument uniques auxquels elles sont liées par un lien inconditionnel. Du coup, l’enfant ainsi élevé, percevant bien qu’il n’est qu’un numéro auquel un autre peut être substitué à tout moment, se vivra lui-même, avec fatalité et tristesse, comme un être sans valeur – c’est le syndrome des orphelinats bien décrit dans la littérature psychologique. Faute d’un contact natif avec des personnes l’aimant inconditionnellement, il ne pourra jamais acquérir le sens de l’unicité et de la valeur incomparable de chaque personne humaine qu’un enfant acquiert normalement au sein de sa famille.

Et alors adieu l’homme libre ! La seule raison d’être de la liberté, en effet, est de permettre à une personne singulière d’écrire sa propre histoire, différente de celle de toute autre personne humaine. Comment l’amour de la liberté pourrait-il donc germer en un être à qui l’on n’a pas donné le sens de la valeur incomparable de la personne, ni la sienne, ni celle d’autrui ? Et comment, un être qui n’a pas intériorisé et compris la raison d’être de la liberté individuelle, pourrait-il avoir le sens de la propriété privée, qui n’a elle-même d’autre sens que de permettre à la liberté de s’exercer ? Et s’il n’a pas le sens de la propriété, et s’il pense d’ailleurs que personne ne l’a, comment pourra-t-il s’engager dans des relations contractuelles sincères et confiantes avec autrui ? Et donc, en définitive, comment sera-t-il cet individu libre et responsable qui, selon les doctrines libérales classiques, est l’élément fondamental sans lequel il ne saurait exister une société libre ?

En un mot, la déconstruction de la famille conduira à la généralisation de l’assistanat, à une collectivisation toujours croissante de la vie sociale et à une profonde dégradation morale de l’être humain.

Beaucoup de gens de gauche attendent avec gourmandise l’avènement de cette nouvelle société qui à nous, humanistes amis de la liberté, fait horreur.

 

* * *

 

J’ai développé un peu longuement cet exemple crucial de la famille. Mais il est bien d’autres domaines où il est manifeste que libéraux et libertaires ont des modes de pensée radicalement distincts. Par exemple la question des frontières et du mondialisme : les libertaires ne voient pas du tout pourquoi il devrait subsister des frontières ; les libéraux pensent que, le libre-échange requérant le respect de certaines règles de juste conduite, il ne peut sans doute s’étendre au même degré et au même rythme dans tous les pays et toutes les cultures et que la notion de frontière conserve une légitimité. Ou la question du relativisme culturel : les libertaires sont sceptiques, nominalistes et relativistes, puisque tout ce qui est culturel n’est pour eux que « stéréotype » arbitraire ; alors que, si les libéraux sont antidogmatiques et adeptes du rationalisme critique dans la tradition de Milton, Kant, J.-S. Mill ou Karl Popper, ils croient en la vérité et en la science, et ne sont partisans d’une totale liberté intellectuelle que parce que celle-ci seule, précisément, permet à la vérité et à la science d’émerger.

La discussion approfondie de ces exemples requerrait d’autres travaux. Mais le cas de la famille suffit déjà, je pense, pour prouver la thèse principale de cet article. Nous avons vu que la confusion entre libéralisme et libertarisme était le fait tant de certains hommes de droite que de certains libéraux. Il faut que les uns et les autres comprennent que, soit qu’ils jettent le bébé du libéralisme avec l’eau du bain libertaire, soit qu’ils s’abstiennent de jeter l’eau du bain libertaire pour mieux conserver le bébé du libéralisme, ils travaillent tous, le sachant ou non, à un irréparable recul des libertés.

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Journal des Libertés

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    […] de Philippe Nemo « Libéral ou libertaire » paru dans le Journal des […]

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