de Joshua L. Cherniss

Princeton University Press, 2021 (328 pages)

Dans son livre, Liberalism in Dark Times — The Liberal Ethos in the Twentieth Century, Joshua L. Cherniss nous conte la manière dont de grands intellectuels ont réagi aux pensées et aux attitudes totalitaires. Il est particulièrement intéressant d’en faire écho du fait de la violence des débats, des insultes et des menaces qui caractérisent les débats publics dans les démocraties avancées. En France, la radicalisation des socialistes autour de la NUPES à l’Assemblée nationale, la violence verbale lors des débats télévisés autour de la réforme des retraites, l’ostracisme dont sont victimes les tenants d’une posture critique vis-à-vis des positions du GIEC, l’usage inconsidéré de mots disqualifiants comme fasciste ou nazi et l’usage assumé de la violence pour défendre l’écologie politique en sont quelques exemples bien connus. Face à cette violence des ennemis de la liberté et leurs outrances quelle doit être la posture des libéraux ? Telle est la question abordée dans ce livre.

Avant de présenter l’auteur et son livre et de faire quelques commentaires généraux sur la thèse qu’il soutient, il est important de préciser que le terme libéralisme revêt ici un sens particulier. Les libéraux — au sens de Cherniss — sont des intellectuels qui adoptent un éthos libéral, une posture de tolérance, de bienveillance, tout en restant fermes sur leurs valeurs et certains de leurs convictions. Les intellectuels mobilisés pour incarner cette posture ne sont donc pas nécessairement des défenseurs du free market ou de la propriété privée, mais des esprits qui refusent toute pensée systématique et qui n’admettent pas d’être soumis à une forme ou une autre d’orthodoxie. L’éthos libérale est un caractère (Aron), un style de vie (Camus), un esprit (Niebuhr) ou un tempérament (Berlin) (p.198).

L’auteur

Joshua L. Cherniss est, depuis 2014, Professeur assistant à l’Université de Georgetown aux Etats-Unis où il enseigne la théorie politique. En 2013 il a publié un ouvrage sur la pensée du philosophe britannique de la liberté, Isaiah Berlin. Sa recherche porte sur la philosophie de l’histoire chez les penseurs libéraux et la pratique de la résistance politique dans les sociétés autoritaires. Son récent ouvrage, Liberalism in Dark Times, approfondit cette question. Comment combattre les mouvements anti-libéraux de droite comme de gauche qui peuvent utiliser la force sans sacrifier l’efficacité — réaliser un ordre libéral — ou trahir son idéal de tolérance et de liberté ? (p.5)

Le livre

La réponse de Joshua L. Cherniss est la suivante. Les libéraux doivent moralement rester libéraux face à l’illibéralisme. Ils ne peuvent se renier et clamer qu’il ne faut pas de liberté pour les ennemis de la liberté — libéralisme illibéral. Car s’ils utilisent la violence contre les ennemis de la liberté, on aura un libéralisme sans libéraux (p.215). Il y aurait ainsi quelque chose de paradoxal, voire d’autodestructeur, à chercher à défendre la liberté sur un mode illibéral. Défendre le libéralisme ce n’est pas seulement défendre des institutions, mais c’est traiter les hommes de manière libérale. C’est plus défendre un état d’esprit que l’État de droit. Comme l’illibéralisme est une attitude d’intolérance, de surdité au dialogue, de suffisance, de soif de simplicité de certitude et d’absence de toute pitié pour l’adversaire (p.13), l’essence du libéralisme ne réside pas dans les opinions émises, mais dans la manière dont elles sont émises (p.35). Alors que l’idéal illibéral est un idéal de discipline et de dévouement qui pense la tolérance, la douceur et la gentillesse comme des faiblesses (p.35), l’idéal libéral est la figure du gentil. Alors que l’idéal illibéral admire les hommes forts, les brutes et s’illusionne sur leur infaillibilité, l’idéal libéral insiste sur la tempérance. Il n’est ni anticonservateur ni antiprogressiste, il ne se bat pas seulement pour des idées, mais pour un mode de vie, une manière d’être à l’autre, une façon de vivre et d’aimer.

Pour délivrer cette leçon, qu’il ne souhaite pas défendre comme un dogme mais comme un esprit, Joshua Cherniss divise son livre en trois parties. Les chapitres 1 et 2 motivent l’argument en faveur d’un éthos libéral. La partie 2 comprend les chapitres trois à six. Ce sont des mini biographies d’intellectuels et l’histoire de leurs luttes contre les illibéraux : le romancier et intellectuel français Albert Camus (Chapitre 3), le sociologue et philosophe Raymond Aron (Chapitre 4), le théologien américain Reinhold Niebuhr[1] (Chapitre 5), et le philosophe de la liberté négative Isaiah Berlin[2] (Chapitre 6). Le titre de son ouvrage s’inspire vraisemblablement d’un des ouvrages de Reinhold Niebuhr[3], The Children of Light and the Chidren of Darkness. Le théologien y défendait une doctrine du réalisme défensif. Les États sont guidés par la volonté de survivre. Ils peuvent dans certaines circonstances transformer cette volonté de survivre en une volonté de pouvoir. Les forces du mal, les enfants de l’obscurité — children   of darkness — sont à l’époque l’URSS. La démocratie américaine et plus généralement le monde libre devaient face à cette menace se préparer à la guerre et s’opposer radicalement à ces forces du mal.

La partie la plus originale et la plus instructive est probablement la conclusion. Elle s’intitule, Good Character for Good Liberals ? — de bonnes personnes pour un bon libéralisme ? Il s’agit de proposer une reconstruction du libéralisme non sur une éthique ou un savoir mais sur un éthos — ethos and the reconstruction of liberalism.

Toutes les biographies présentées dans les chapitres précédents donnent un chemin, une manière d’être face à la violence. La posture de ces intellectuels doit pouvoir aider les libéraux à réagir à l’intolérance et aux totalitarismes autant par leurs œuvres que par leurs gestes, leurs attitudes face aux socialistes, aux fascistes, aux communistes, aux nationaux socialistes et, aujourd’hui, face aux écologistes radicaux et aux wokistes. L’apport de ces penseurs n’est pas d’avoir théoriser le libéralisme, mais de l’avoir fait vivre. Ils sont comme des icônes. Ce qu’il faut voire c’est leur manière originale d’être au monde. La réponse à l’illibéralisme des temps de crise devrait être l’exemplarité des libéraux. Dans la lutte impitoyable que les idéologies anti-libérales mènent à travers les médias, les partis politiques et les facultés, les libéraux doivent défendre autant une attitude qu’un programme, voire plus une posture qu’une doctrine.

Cette posture morale ne s’exprime pas de façon doctrinale mais en pratique. Elle n’affirme pas nécessairement, contrairement aux économistes et philosophes libéraux, la supériorité des institutions de la liberté, mais son esprit (p.202). i) La tolérance est sa première vertu (p.203). Son optimisme et sa croyance sentimentale dans le progrès définissent sa posture (p.204). Cela explique pourquoi l’éthos libéral ne se veut pas opérationnel (p.206). ii) L’éthos libéral se diffuse, de plus, dans le corps social principalement par une pédagogie de l’exemple — exemplification — plutôt que de l’endoctrinement. Cette pédagogie de l’exemple donne à chacun le pouvoir d’identifier ce qui marche et ce qui ne marche pas, ce qui est admirable et ce qui ne l’est pas (p.210). Comme il s’agit d’exemples, ils excluent la perfection et ouvrent par nature à la discussion, à la pluralité des regards. iii) Berlin, Camus, Aron, et Niebuhr ont le goût de la tolérance et argumentent par l’exemple. Ils privilégient la prudence, la modestie et le scepticisme (p.214). Ils ne dévalorisent pas la politique, mais estime que la politique n’est pas le plus important dans la vie d’un homme (p.217). Ils prennent de la distance grâce à leur éthos vis-à-vis de la nature impitoyable des débats politiques (p.218). Le XX° siècle a été le siècle de la violence et de la radicalité. Le XXI° siècle débute avec les mêmes excès. Il est « à la mode de se réjouir du naufrage du libéralisme » (p.219). On a à nouveau la sensation d’étouffer parmi ceux qui croient avoir absolument raison et qui jouent de l’indignation et de la colère pour imposer leur idéologie d’oppression au nom d’une cause plus haute et qui justifie toutes les formes de coercition (p.219).

Actualité du livre

Ces dernières lignes évidemment donnent une indication sur les raisons du livre : comprendre et réfléchir sur l’attitude à adopter face à l’extrême polarisation de l’opinion publique américaine, sur les questions raciales et environnementales, sur les problématiques du genre et plus généralement celles des inégalités. Il s’agit bien de réagir aux dérives complotistes, à l’irrationalisme, à toutes les formes de populisme, à la prégnance de l’insinuation sur la démonstration, et à l’intolérance de plus en plus grande à l’altérité sous couvert de défense des minorités. Le message est clair : pas de violence contre la violence, pas d’intolérance contre l’intolérance, pas de sectarisme face au sectarisme, pas d’esprit de système face à l’infaillibilité des illibéraux.

Tout cela s’entend, mais la défense d’un simple éthos libéral ne suffit pas, car il ne dit rien sur ce qui va être dit. Il ne donne aucun contenu au discours. Il ne dessine pas les raisons morales, cognitives et scientifiques qui donnent aux libéraux la force de combattre sans violence l’illibéralisme. La posture est importante et le discours du Professeur Friedrich Hayek[4], grand absent de ce livre!, lors de sa remise du prix en l’honneur de Nobel en est un bon exemple. Mais il faut plus.

La posture elle-même suppose d’ailleurs vraisemblablement une bonne connaissance de ce qui est (science) et de ce qui doit être (moralement juste). Ce sont ces évidences morales et scientifiques qui donnent aux libéraux leur capacité à faire face aux insultes, aux violences verbales et aux stratégies d’ostracisme dont ils sont souvent les victimes. L’éthos libérale est probablement la conséquence de leur savoir et de l’éthique de la liberté qu’ils défendent. Le Professeur Hayek incarne probablement parfaitement cette trilogie libérale : un éthos, une éthique, une science. Il ne dit pas « j’ai raison », mais prône l’humilité. Il focalise l’attention sur les limites des sciences et l’inefficience du gouvernement par les chiffres, par l’expertise. L’expert ne peut pas faire mieux qu’un ordre social gouverné par de bonnes règles. Ce message fort, Hayek l’a construit contre des hommes de chairs et d’os, les intellectuels du Cercle de Vienne. Des hommes qui voulaient imposer une définition de la science et une manière de gouverner. Il a élaboré toute sa théorie des échecs du socialisme et de l’interventionnisme sur cette posture d’humilité, sans négliger le travail scientifique, le discours sur ce qui est. Il n’incarne pas seulement comme les intellectuels traités dans ce livre l’éthos libéral. Comme scientifique, il dit ce qui est — les limites de la science —, comme philosophe il dit pourquoi il faut défendre l’éthique de la liberté et cela sans utiliser la violence ou l’intimidation.

Le livre de Joshua L. Cherniss traite donc d’une dimension du libéralisme souvent négligée, l’éthos libéral. Ce qui lui fait prendre le risque de négliger ce qui fait le cœur du libéralisme, la science de la liberté — étude de ses conséquences sociales et de ses causes — et sa moralité.


[1]    Il a étudié les relations entre la foi chrétienne et la réalité politique. Il a soutenu le mouvement pour les droits civiques de Martin Luther King et l’ensemble des mouvements qui luttaient contre les groupuscules comme Ku Klux Klan aux Etats-Unis.

[2]    J.L. Cherniss (2019) “Isaiah Berlin and Reinhold Niebuhr: Cold War Liberalism as an Intellectual Ethos” in Jan-Werner Müller (ed.), Isaiah Berlin’s Cold War Liberalism, Springer Singapore, 11-36.

[3]    On peut consulter l’article de Serge Champeau pour une introduction à la pensée de Karl Paul Reinhold Niebuhr (1892-1971). Serge Champeau (2014) « De la morale à la politique : le réalisme chrétien de Reinhold Niebuhr », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 94 (1) 63-82.

[4]    Friedrich von Hayek. Prize Lecture. Lecture to the memory of Alfred Nobel, December 11, 1974. Lien : http://bit.ly/40xxfh7 (consulté le 03/03/2023).

About Author

François Facchini

François Facchini est Professeur Agrégé des Universités en Sciences Économiques. Il est en poste à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et responsable du Programme Politiques Publiques du Centre d’Économie de la Sorbonne (CES). Il a récemment publié Les dépenses publiques en France, De Boeck Supérieur (2021).

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