1. Le marché des idées[1]

Dans une affaire portée devant la Cour suprême, Abrams v. États-Unis (1919)[2], l’opinion dissidente d’Oliver Wendell Holmes a explicitement formulé pour la première fois le concept de « marché des idées ».

[D]ès lors que les hommes ont réalisé que le temps a bouleversé de nombreuses croyances qui étaient en conflit, ils peuvent en venir à croire, plus encore qu’ils ne croient aux fondements mêmes de leur propre conduite, que le bien ultime souhaité sera mieux servi en permettant le libre-échange des idées ; que le meilleur test de la vérité d’une pensée est sa capacité à se faire accepter dans la concurrence du marché, et que cette vérité est le seul terrain sur lequel leurs souhaits peuvent être réalisés en toute sécurité. C’est en tout cas la théorie de notre Constitution. C’est une expérience, comme toute vie est une expérience. Chaque année, sinon chaque jour, nous devons risquer notre salut sur une prophétie basée sur une connaissance imparfaite. Bien que cette expérience fasse partie de notre système, je pense que nous devrions être éternellement vigilants contre les tentatives visant à contrôler l’expression d’opinions que nous estimons détestables et fatales, à moins qu’elles ne représentent la menace imminente d’une ingérence immédiate dans les objectifs légitimes et urgents de la loi qu’un contrôle immédiat est nécessaire pour sauver le pays.

Pour libérer nos esprits, aurait convenu John Stuart Mill, nous avons besoin d’un climat d’opinion où l’unanimité est ostensiblement absente. Sur les campus universitaires, nous voulons que les étudiants soient confrontés à un front non uni. Nous savons, par la recherche sur les phénomènes d’ancrage et d’ajustement, que si un professeur demande implicitement à des étudiants de justifier un écart par rapport à une norme, il faut souhaiter que d’autres professeurs demandent aux étudiants de justifier d’autres écarts relatifs à des normes assez différentes de la première. Nous tirons à nous nos étudiants ; pour un enseignant, c’est ainsi qu’il marque son territoire. Ce pouvoir d’attraction peut, lui aussi, être sain, tant que les professeurs tirent dans des directions différentes.

Nous devons en même temps résister à toute tentation que nous (ou nos étudiants) pourrions avoir de réagir à des opinions contraires en bottant en touche : en concluant que toutes les opinions sont de simples opinions, et qu’il n’y a pas de vérité. Comme Mill l’aurait souligné, nous devons assumer la responsabilité de mettre les idées sous une forme testable du mieux que nous le pouvons, et accepter la simple leçon de l’expérience que toutes les opinions ne se valent pas. Une société libre permet à Copernic d’être en désaccord avec Ptolémée, mais une société libre ne s’arrête pas là. Cela laisse également le reste d’entre nous libres de déterminer – ou plutôt, responsable de déterminer – qui a raison.

Pour assumer correctement cette responsabilité il nous faut étreindre non pas le relativisme mais l’humilité. Dans la vie intellectuelle et personnelle, ne pas avoir besoin de gagner est une liberté massivement sous-estimée. Les gens qui ne traitent pas les discussions comme des combats de gladiateurs dont ils sortiront gagnants ou perdants sont des gens qui grandissent encore. Nous parlons trop de concurrence implicite sur le marché et trop peu de la coopération sous-jacente. L’espoir que nous portons en nous tournant vers le marché n’est pas tant l’espoir de gagner que celui de pouvoir échanger. Il est fondamental pour le marché des idées que nous nous y rendions dans l’espoir de partager.

Mill aurait peut-être convenu qu’à trop vouloir être innovant et provocateur ont fini bien souvent par produire de la camelote. Les penseurs véritablement originaux sont ceux qui essaient de dire la vérité, pas ceux qui essaient d’être originaux. Certaines idées sont meilleures que d’autres pour nous orienter vers la vérité. Et, parfois, la meilleure idée est aussi une idée originale. C’est pourquoi nous avons cette devise selon laquelle notre travail n’est pas d’enseigner quoi penser, mais comment penser. Implicitement, il y a des façons de penser et certaines sont meilleures que d’autres. Et quelque part dans notre classe se trouve assis un élève qui peut nous dépasser. Cela fait partie de la raison d’être de l’enseignant.

Que recouvre l’idée de la liberté de pensée ? Cela implique-t-il la liberté de parler ? Cela implique-t-il un droit d’être écouté ? Selon l’interprétation qu’en propose Dan Jacobson, John Stuart Mill estimait qu’aucune opinion ne peut légitimement être censurée en raison de sa fausseté, de son immoralité, voire de sa nocivité[3]. Un droit à la liberté de pensée ne peut être qu’absolu.

Une réponse générale : Mill était un utilitariste, il a donc sûrement dû considérer les droits de l’homme comme des règles de base, c’est-à-dire, comme des stratégies généralement efficaces pour promouvoir le plus grand bonheur du plus grand nombre. Mais cette réplique recèle deux affirmations empiriques. Premièrement, que le droit à la liberté de pensée est, après tout, utile. Mais, deuxièmement, que considérer ce droit comme moins qu’absolu ne serait pas utile. La liberté de pensée a son utilité précisément parce qu’elle est une question de droit absolu et un fondement de la dignité humaine individuelle. Cette dignité fondamentale ne peut être sacrifiée sous peine d’être considérée comme quelque chose de dangereusement inférieure à une dignité fondamentale. Nous pouvons, bien sûr, nous lancer dans des exercices de pensée philosophique et nous demander si nous pourrions accepter une journée de censure afin d’éviter que l’univers n’explose. Cependant, nous ne pouvons pas considérer de telles exercices de réflexion comme pouvant justifier de confier le pouvoir de censure à un gouvernement qui en viendrait inévitablement à considérer les journalistes d’investigation comme un risque pour la sécurité. Si nous considérons le droit comme quelque chose à sacrifier en cas de crise, nous confondons la proposition que x est utile avec la proposition que nous pouvons mettre x de côté chaque fois qu’autre chose offre plus. La première n’implique pas la seconde – c’est un euphémisme. L’exemple aujourd’hui classique consiste à imaginer un chirurgien qui songerait à sacrifier un patient pour en sauver cinq. Mill a bien compris que dans le monde réel, il ne sert à rien de penser que les chirurgiens puissent avoir le droit de sacrifier ce patient. Certes, vous pouvez stipuler que les chirurgiens sont certains que leurs actions n’ont aucune conséquence imprévue mais, dans le monde réel, ce que les chirurgiens savent réellement est exactement le contraire. Or, Mill voulait théoriser sur la moralité dans le monde réel. Ainsi, Mill savait que les conséquences pèsent éventuellement en faveur de simples absolus qui nous permettent de savoir à quoi nous attendre de la part des uns et des autres, et en particulier, nous permettent de faire confiance à notre chirurgien pour être à nos côtés lorsqu’il ou elle prend son scalpel.

La liberté d’expression et la liberté de pensée ne sont pas la même chose, et la liberté d’expression pourrait mieux être considérée comme un moyen d’encourager la libre de pensée. Pour Andy Koppelman, être obligé de garder ses pensées pour soi entraîne l’atrophie de la pensée[4]. Considérez la solitude du personnage de Winston Smith telle qu’elle est décrite dans le 1984 de Orwell. Dans ce roman, même les expressions faciales pouvaient être punies comme preuve de pensées non conformes ; les gens devaient donc apprendre à éviter les pensées qui pourraient être trahies par des expressions faciales. Pour survivre, Winston Smith a dû apprendre à n’avoir aucune perspective propre. La situation de Smith était bien pire que l’isolement cellulaire. Il n’avait aucune compagnie humaine pour se consoler, pas même la sienne.

Faire taire et « dé-plateformer » sont des façons d’étouffer la pensée en étouffant la parole. Mais bien entendu, cela ne nous dit pas comment savoir s’il faut dire tout ce qui nous vient à l’esprit. L’argument de Mill contre la censure n’est en aucun cas un argument pour laisser échapper tout ce qui vous passe par la tête dans un flux de conscience incontrôlé. La liberté présuppose la confiance que les gens l’utiliseront de manière responsable et pratiqueront les vertus de la dignité, de la diplomatie, de la compassion et de la discrétion. Des mots irréfléchis peuvent blesser, c’est pourquoi être un peu lent à parler est une caractéristique de l’âge adulte. Bien que nous puissions célébrer la liberté d’exprimer des pensées dérangeantes, le fait demeure que le mauvais discours au mauvais moment peut être effrayant ; pas juste dérangeant. Si nous accordons de la valeur à la conversation et ne voulons pas l’arrêter par inadvertance, l’autocensure fait partie du tableau lorsque nous évaluons la valeur et la vertu de la libre pensée. Pourtant, ce n’est pas ce qui se passe dans des conditions semblables à celles décrites dans 1984. Mill le savait bien : même la tyrannie du sourcil levé est un danger. On peut soutenir que l’autodiscipline n’est pas quelque chose dont une communauté peut être fière, à moins que ce ne soit d’abord quelque chose dont les individus peuvent être fiers. Elle doit commencer « à l’intérieur ». L’autodiscipline ne sera pas un accomplissement politique à moins qu’il ne s’agisse d’abord d’un accomplissement moral. Si, intimidés par la pression sociale, nous nous forçons à ne rien dire pour un temps suffisamment long, viendra inéluctablement le moment où nous n’aurons plus rien à dire. Tant que nous ne nous sentirons pas libres de parler de ce que nous pensons, nous ne nous sentirons finalement pas libres de penser ce que nous pensons non plus. Nous nous serons transformés en Winston Smith.

Ainsi, l’autocensure motivée par la pression plutôt que par la dignité et la grâce diplomatique peut être un terrible maître. Considérons ce casse-tête de base : publier un travail c’est écrire dans un vocabulaire qui n’est plus conforme à la dernière mode (car les modes de vocabulaire peuvent changer dans le temps qui sépare la rédaction d’un article de sa parution sur papier — du moins lorsqu’il s’agit d’une publication académique car les délais de publication y sont très longs). Imaginez utiliser aujourd’hui l’adjectif « coloré » plutôt que l’expression actuellement correcte de « personne de couleur ». Vous savez bien qu’il ne faut pas utiliser l’adjectif obsolète, sauf dans le contexte accepté de référence à la NAACP[5]. Pourtant, vous n’avez probablement aucune idée de la raison pour laquelle un terme serait plus correct qu’un autre, mis à part le fait qu’un terme a une histoire dont l’autre est dépourvu. Pour être honnête, je peux moi aussi sentir qu’il y a en quelque sorte une réelle différence entre ces deux expressions, et j’ai l’impression que nous envoyons des signaux différents en utilisant l’un plutôt que l’autre. Je veux simplement souligner ici que, même lorsqu’il n’y a rien à redire sur l’utilisation d’un terme plutôt qu’un autre, nous sommes toujours confrontés au fait que les termes exigés par les personnes sensibles aujourd’hui peuvent être rejetés par eux demain. Nous ne verrons pas la transition venir, et nous ne sommes pas censés la voir venir.

Dans une certaine mesure, la dérive de la mode est intrinsèquement imprévisible. Cependant, il est aussi vrai que l’arbitraire peut devenir une arme, utilisée comme outil d’ostracisme capricieux qui laisse tout écrivain sans défense fiable autre que de se recroqueviller. Le seul fait de mentionner un mot tel que je viens de le mentionner, sans même l’utiliser réellement, est risqué. De nombreux lecteurs auront marqué une pause pour se demander si ma référence à ce qui est maintenant un mot démodé sera utilisée contre moi.

C’est l’idée Orwellienne d’un changement de vocabulaire mis en place afin que les gens soient intimidés de manière chronique, sachant que s’ils s’avèrent de parler, ils utiliseront sans doute un vocabulaire qui peut être utilisé pour les ranger parmi les étrangers et donc faire d’eux des cibles faciles pour l’intimidation. (J’ai choisi d’utiliser des pronoms pluriels dans la phrase précédente parce que les pronoms pluriels ne sont pas sexués et sont donc de nos jours politiquement corrects. L’inconvénient est que les pronoms pluriels obscurcissent la nature solitaire de la terreur. Il arrive, bien sûr, que tout un groupe soit intimidé, mais il n’y a pas de plus grande solitude que celle d’être personnellement marqué comme une cible facile.)

Certes, il y a différentes saveurs d’autocensure. Certaines sont des aboutissements et font partie d’un processus de maturation. En revanche, une autocensure de la peur peut dégrader le moi ; elle peut représenter la capitulation plutôt que la maturation. Une partie de la raison pour laquelle nous sommes réticents à politiser la censure, et à utiliser un État policier pour la faire respecter, est que nous croyons en nos concitoyens. Lorsque nous cessons de croire, que nous arrêtons de faire confiance en la capacité de nos concitoyens de faire montre de diplomatie et de décence, notre résolution à atteindre nous-mêmes des normes élevées de diplomatie et de décence s’émousse ; et nous sommes en conséquence moins horrifiés – ou plus soucieux de cacher que nous sommes horrifiés – par le fait que l’on utilise la « diversité » comme un arme au service d’une orthodoxie qui, elle, est tout sauf intellectuellement diverse.

Est-ce qu’au prétexte de faire du campus un espace sûr, nous ne transformons pas ce campus en un lieu qui est tout sauf un lieu sûr pour quiconque aspire à dire la vérité ? Existe-t-il un moyen efficace et proactif de rétablir le campus en tant qu’espace sécurisé pour l’expression de pensées inconfortablement nouvelles ? Mill aurait pu dire que ces questions ne sont pas juste d’un ordre rhétorique. Dans la mesure où nous embrassons ces aspirations libérales implicites, nous nous engageons en conséquence à vouloir des réponses empiriques sur l’efficacité des différentes manières de les promouvoir. Nous devons apprendre par l’expérience ce qui encourage les étudiants à ne pas avoir peur de parler, à ne pas avoir peur d’écouter.

Theresa Bejan propose un équilibre de bon sens lorsqu’elle identifie une raison importante pour « rejeter les plateformes » et explique pourquoi la controverse n’est pas juste une affaire de préférence entre la liberté réelle et une liberté purement formelle[6]. Elle interroge : les campus sont-ils censés être des « espaces sûrs » ou sont-ils censés être des lieux d’apprentissage perturbateurs et parfois inconfortables ? Quelle est exactement la différence ? Sommes-nous obligés de protéger les élèves des idées qui représentent un défi pour eux ? Bien sûr que non. Pour autant, nous voulons en quelque sorte reconnaître que les espaces sûrs sont des espaces où les idées ne sont pas prises trop personnellement. Les gens ne sont pas prompts à s’offusquer, mais ils sont en même temps attentifs à ne pas offenser autrui. Koppelman et Fred Schauer notent que l’intimidation préoccupe[7]. Le point de Bejan est que pour combattre efficacement les efforts d’intimidation il faut savoir être nuancé. Si vous défendez un camp contre un autre, vous pouvez être certain que l’autre camp pensera que vous défendez le camp qui a tiré le premier coup, et il vous sera difficile de prouver qu’il n’y a pas un grain de vérité dans leur ressentiment. Le point troublant demeure : tout engagement en faveur de la liberté d’expression qui ne reconnaît pas que la liberté d’expression de certains a le potentiel de faire taire d’autres n’est pas sérieux dans son désir de garantir la liberté d’expression[8].

McGrath observe que les personnes qui souffrent peuvent être durablement affectées par leur expérience. La souffrance n’est pas toujours un pas vers la maturité. Cela peut nous amener à développer l’empathie et la compassion. A l’inverse, cela peut aussi conduire à penser que l’autre n’a aucune idée de ce que c’est que souffrir. Bien entendu, cette dernière hypothèse sera factuellement incorrecte. Vous avez peut-être été visé personnellement, mais ce n’était pas seulement vous qui étiez visé, et penser le contraire serait nier notre humanité commune. Nous sortons tous de l’utérus avec la peur d’être « ostracisé ». Puis nous passons notre enfance à être réellement traité comme un cas à part. Ainsi, quiconque a déjà été un enfant sait à quoi ressemble la marginalisation. En même temps, l’âge adulte consiste à accepter gracieusement une sorte de marginalisation, car comprendre que les autres ont leur propre vécu est un processus qui revient à voir le monde d’un point de vue qui n’est plus centré sur notre lutte personnelle.

Selon Molly McGrath, quand (ce qu’elle appelle) une personne « polluée » viole le sacré en prononçant des mots interdits ou en soutenant une politique ou un politicien interdit, elle s’expose à tout une série de répercussions : condamnation publique, perte d’opportunités professionnelles, ostracisme social, démission forcée, licenciement, suppression de l’accès aux plateformes, calomnie, exposition de données personnelles ou refus de service[9]. C’est ainsi que quelqu’un comme Charles Murray finit par être classé dans le rang des profanes, voire des blasphémateurs, et donc quelqu’un à chasser des plateformes ; car sa réponse au sacré est clinique plutôt que révérencieuse. Même lorsque Murray a raison, le fait même d’essayer de corriger les faits fait de lui un blasphémateur[10].

Il est normal et sain, voire mature, de vouloir éviter d’être offensant. Comment devons-nous gérer le spectacle qui se produit lorsqu’un collègue offense les personnes les plus avides de l’être sur le campus ? Murmurons-nous à l’oreille de notre collègue que nous sommes du côté des offenseurs, avouant par là-même que nous aimerions avoir le courage de prendre position ? Justin Tosi et Brandon Warmke s’inquiètent du caractère intrinsèquement offensant de ceux qui consciemment font leur autopromotion en se présentant comme champions des opprimés[11]. Ils s’inquiètent de (et sont peut-être offensés par) l’attitude de ceux qui se lèvent pour défendre une cause tout en regardant par-dessus leur épaule pour s’assurer que leur discours recueille l’approbation. « Idéologie » est le nom que l’on donne à ce phénomène par lequel des idées deviennent une source de notre sentiment d’identité. Et bien sûr, lorsque notre sens de l’identité est enveloppé dans les couleurs de l’équipe que nous portons, alors débattre des idées devient un sport d’équipe où nous huons les idées portées par les visiteurs et encourageons les idées portées par les locaux ; et évaluer les mérites respectifs de ces positions est une chose quasiment impensable.

2. Quand le marché adopte le e-commerce

Internet a-t-il transformé le marché des idées ? Si l’on peut dire que les idées sont concurrentes, alors la transformation de l’arène a-t-elle également transformé ce qu’il faut pour être une idée gagnante ?

Richard Sorabji s’inquiète de la façon dont l’essor des médias sur Internet conduit à réinventer et exacerber les inquiétudes concernant une influence subliminale[12]. Nous sommes corrompus par des flux d’actualités qui sont conçus pour se conformer à nos biais de confirmation ; biais qui se manifestent à travers les données que nous avons accumulées par le passé parce qu’elles ont su attirer et retenir notre attention de surfeur. Les algorithmes de recherche renforcent des préférences que nous n’avons pas approuvées et que nous ne sommes pas en mesure d’approuver.

Y a-t-il une quelconque responsabilité dans une société libre à laquelle il nous faut être sensible lorsqu’une source n’est pas vraiment une source, même si cette source dit précisément ce que nous voulons entendre ? Vraisemblablement, mais la psychologie contemporaine suggère que la tâche est plus difficile qu’il n’y paraît. Le processus par lequel nous explorons l’espace surabondant des signaux disponibles est ciblé plutôt qu’aléatoire, guidé par le biais de confirmation bien normal chez les humains, c’est-à-dire, le fait que nous nous intéressons davantage aux informations qui correspondent à ce que nous recherchons. (Nous n’aimons la surprise qu’à la marge. Nous aimons les informations qui prolongent ou ajoutent du crédit à ce que nous voulons croire, mais nous n’aimons pas les informations porteuses de confusion.)

Jane Bambauer, Saura Masconale et Simone Sepe soupçonnent que, si les moteurs de recherche sur Internet aggravent ce problème, ils ne l’ont pas inventé[13]. Le problème est plus ancien. En fait, il est ancré dans notre nature d’animaux sociaux dont l’épanouissement a toujours été tributaire de notre capacité à nous construire une place dans des communautés d’accord mutuel. Lorsque nous sommes d’accord les uns avec les autres, c’est peut-être en partie parce que nous comprenons le poids des preuves présentées, mais c’est également, au moins en partie, parce que nous voulons être d’accord, de peur que nous ne devenions « l’autre », celui qui est à l’extérieur de la communauté.

Comme le notent encore Bambauer, Masconale et Sepe, de nos jours même les médias traditionnels ont pris l’habitude de présenter des points de vue sous la forme d’un panel, où un point de vue à contre-courant est toujours proposé, que ce dernier ait ou non un quelconque mérite. Et, le plus souvent, le panel se substitue de la sorte à une enquête approfondie plus qu’il n’y invite. Si Bambauer, Masconale et Sepe ont raison, la conclusion décourageante serait que nous avons pris le grand conflit d’opinions ouvert dans lequel Mill voyait le moteur du progrès libéral et l’avons réduit à un simple exercice d’info-divertissement.

Ajoutons qu’un trait élémentaire de notre nature est que, quel que soit notre degré de sophistication, nous verrons dans les découvertes sur les biais cognitifs un soutien en faveur de notre scepticisme à l’égard des personnes qui voient le monde différemment de nous. Nous ne pouvons nous empêcher de le voir ainsi — c’est du moins ce que prédit la théorie. Nous ne saurons pas nous regarder dans le miroir. Et même si nous prenons le temps d’un instant la leçon à cœur, nous aurons tôt fait de l’oublier.

La dépendance de sentier des informations entrantes signifie que l’ordre dans lequel nous recevons des informations affectera nos conclusions. Pour apprécier à quel point cela devrait être dérangeant, imaginez que deux clones identiques reçoivent une même série d’informations. Le biais de confirmation implique que ces clones atteindraient des conclusions différentes si ces informations identiques leurs sont présentées dans des ordres différents. Les premières informations, provisoirement acceptées comme vraies, deviennent des obstacles à notre acceptation d’informations nouvelles qui contrebalanceraient des informations déjà acceptées. Mais ces informations nouvelles, que nous rejetons maintenant au motif que les preuves ne sont pas suffisamment convaincantes pour justifier le rejet d’éléments d’information déjà acceptés, auraient été acceptées si elles avaient été reçues en premier. Aucun des clones ne fait d’erreur évidente, mais les deux clones parviennent néanmoins à des conclusions différentes. Le problème est qu’ils ne sont que des humains, et être humain implique d’être localisé dans le temps, c’est-à-dire, de traiter l’information au fur et à mesure qu’elle nous parvient. Leur seule erreur évidente se produit lorsque, constatant que certains tirent des conclusions différentes à partir des mêmes informations qu’ils ont eux aussi reçues, ils en concluent, pleins de frustration, que seule une personne trompée ou malhonnête pourrait tirer de telles conclusions.

Si nous prenons la liste de nos amis sur Facebook comme principale source d’information, alors le reste du monde sera forcément suffisamment différent de ce cercle étroit pour créer un écart flagrant. Nous protestons contre l’émergence de chambres d’écho rivales. Mais nous ne pouvons pas espérer que cela suffira à nous donner envie de nous regarder dans le miroir, de saisir l’allusion et de chercher quelque chose de mieux que la chambre d’écho que constitue notre propre équipe.

3. Conclusion

Ces réflexions sur la liberté de pensée s’inscrivent dans un travail plus large qui porte sur ce que sont devenues les sciences morales sous l’influence des Lumières écossaises : étudier, en s’appuyant sur l’observation, ce que les membres d’une communauté trouvent utile et agréable[14]. L’observation suggère que nous sommes une sorte d’animal social qui a besoin de coopérer pour survivre, et une sorte d’animal politique qui a d’abord besoin de négocier les termes de la coopération pour pouvoir coopérer. C’est dans cette mesure que nous devons être capables d’être sur la même longueur d’onde, ni plus, ni moins. Ainsi, la théorie politique contemporaine semble souvent surestimer le consensus (sans parler des silences recroquevillés que les intimidateurs appellent consensus).

La diversité des opinions est ancrée dans la condition humaine. Négocier, s’adapter et apprendre des gens qui voient les choses différemment est un mécanisme de survie propre à l’humain. La diversité est un trait de la condition humaine, pas une anomalie. Accepter cette réalité est un idéal politique, pas un compromis moral.


[1] Cet article est adapté de Social Philosophy & Policy, 37 (2021), 249-256.

[2] Abrams v. United States, 250 U.S. 616 (1919).

[3] Daniel Jacobson, “A defense of Mill’s argument for the ‘practical inseparability’ of the liberties of conscience (and the absolutism it entails),” Social Philosophy & Policy, 37 (2021) 257-278.

[4] Andrew Koppelman, “In Praise of Evil Thoughts,” Social Philosophy & Policy, 37 (2021) 300-319.

[5] The National Association for the Advancement of Colored People. 

[6] Theresa M. Bejan, “Free Expression or Equal Speech?”, Social Philosophy & Policy, 37 (2021) 401-417.

[7] Frederick Schauer, “Freedom of Thought?”, Social Philosophy & Policy, 37 (2021) 320-337.

[8] Je remercie Adam Kissel pour cette pensée. Voir Catherine MacKinnon, Only Words (Cambridge, MA : Harvard University Press, 1993) pour une discussion sur la pornographie d’où émerge l’idée générale.

[9] Molly Brigid McGrath, “The Authority of the Sacred Victim,” Social Philosophy & Policy, 37 (2021) 380-400.

[10] Dans son livre Losing Ground (New York : Basic Books, 1984) Charles Murray cherchait à évaluer l’efficacité de plusieurs politiques sociales. Les critiques l’ont diabolisé pour le simple fait d’avoir osé remettre en question ces politiques.

[11] Justin Tosi et Brandon Warmke, “Moral Grandstanding as a Threat to Free Expression,” Social Philosophy & Policy, 37 (2021) 418-437.

[12] Richard Sorabji, “Free speech on social media: how to protect our freedoms from those social media that are funded by trade in our personal data,” Social Philosophy & Policy, 37 (2021) 457-484.

[13] Jane R. Bambauer, Saura Masconale, et Simone M. Sepe, “The Nonrandom Walk of Knowledge,” Social Philosophy & Policy, 37 (2021) 497-512.

[14] David Schmidtz, Living Together: Reinventing Moral Science (New York: Oxford University Press, 2022).

About Author

Journal des Libertés

Laisser un commentaire