Dès l’origine de l’intégration européenne il a été admis à juste titre que celle-ci impliquait la liberté des échanges, mais aussi la liberté de mouvement pour les personnes. En ce qui concerne cette dernière on a mis en place, en particulier, ce qu’on appelle l’espace Schengen (dont font d’ailleurs partie quatre pays non-membres de l’union européenne, la Norvège, l’Islande, la Suisse et le Liechtenstein). Pourtant un important débat a eu lieu en Europe depuis longtemps au sujet de ce qu’on appelle les « travailleurs détachés », c’est-à-dire les travailleurs originaires d’un pays de l’Union Européenne qui vont travailler provisoirement dans un autre pays de l’Union Européenne, ce qui pose la question de savoir quelle doit être leur rémunération et quelles sont les règlementations du travail auxquels ils doivent être soumis (alors que ceux qui travaillent durablement dans un autre pays que leur pays d’origine sont assujettis à un fonctionnement du marché du travail qui est exactement celui de tous les travailleurs de ce nouveau pays). Il résulte de l’existence des travailleurs détachés – dans une Europe où les marchés du travail sont, heureusement, très diversifiés – une réglementation complexe dont l’article de Virginie Renaux-Personnic dans le présent numéro du Journal des Libertés donne une idée précise. Mais il est alors nécessaire de se demander pourquoi on souhaite introduire des limitations à la liberté de circulation et dans quelle mesure ces limitations sont justifiées. Pour essayer de voir plus clair au sujet de ce problème complexe il peut être utile de faire un parallèle avec ce qui concerne la liberté des échanges de biens et services.

La liberté des échanges de biens et services repose sur des principes absolument indiscutables car elle est fondée sur une appréciation parfaitement correcte de la nature humaine et une rigueur logique également parfaite. En effet si deux personnes effectuent librement un échange, alors qu’elles ne sont pas obligées de le faire, cela signifie nécessairement que toutes deux font un gain subjectif grâce à cet échange (puisqu’on doit admettre que les êtres humains agissent rationnellement). Par conséquent tout ce qui accroit la liberté des échanges augmente la satisfaction des personnes concernées. Le fait que ces personnes soient situées sur des territoires nationaux différents ne peut évidemment modifier en rien ce principe absolu et c’est pourquoi aucun argument contre la liberté des échanges internationaux n’est recevable.

Pourtant cette liberté est souvent mise en cause, en particulier parce qu’on estime souvent qu’il n’est pas « juste » que des producteurs situés dans des environnements – naturels ou légaux – différents puissent librement entrer en concurrence les uns avec les autres. Ainsi, on dira qu’il n’est pas juste que le producteur d’un pays soit soumis à la concurrence des producteurs étrangers alors que le coût de l’heure de travail y est plus élevé que dans d’autres pays, par exemple parce qu’il existe dans son pays un salaire minimum et/ou des cotisations sociales élevées, ou bien parce que certains salaires (par exemple ceux des travailleurs les moins bien formés) y sont plus faibles. On considère alors que la justice impliquerait d’harmoniser les conditions de la concurrence ou, sinon, d’interdire certains achats à l’étranger.

Or ce raisonnement est totalement faux. Sans entrer dans le détail de la démonstration on doit rappeler que l’un des grands mérites de la concurrence – c’est-à-dire de la liberté des échanges – c’est précisément qu’elle incite des producteurs situés dans des environnements différents à se spécialiser dans les productions pour lesquelles ils ont un avantage relatif (et la théorie du commerce international a fort justement souligné que l’échange international s’explique non pas par des différences de coûts absolus, mais par des différences de coûts relatifs). Si cette liberté existe, il en résulte que les satisfactions des échangistes – qu’ils soient producteurs ou consommateurs (mais tout le monde est à la fois producteur et consommateur) – en sont accrues. Pour qu’elle joue son rôle, profitable à tous, le fonctionnement juste et efficace de la concurrence n’implique en rien « l’harmonisation des conditions de la concurrence ». Ainsi, ce n’est pas parce qu’on a en France un salaire minimum relativement élevé et des cotisations sociales importantes que l’on doit essayer d’imposer aux autres pays d’imiter ces politiques économiques critiquables. Mais, comme on le sait bien, les gouvernements français ont toujours utilisé le prétexte de l’intégration économique européenne pour essayer d’exporter leurs mauvaises politiques.

La théorie du commerce international traditionnelle démontre à juste titre que les échanges de biens et services sont un substitut à la mobilité des facteurs de production lorsque cette mobilité n’est pas possible (pour des raisons physiques ou institutionnelles). Mais, précisément, si la mobilité des facteurs de production existe – ce qui implique en particulier la mobilité des travailleurs – on peut dire qu’il existe un choix, pour obtenir un bien ou un service, entre importer celui-ci directement ou permettre à un producteur étranger de venir le produire sur place. Il est alors tout-à-fait incohérent que les pouvoirs publics interdisent ou limitent cette liberté de choix. Autrement dit, toute l’argumentation que nous avons rappelée à propos de la liberté des échanges de biens et services doit être exactement utilisée pour justifier la libre mobilité des travailleurs. Si, par exemple, un travailleur détaché vient d’un pays où il n’existe pas un salaire minimum et il vient travailler dans un pays où celui-ci existe (mais où on ne l’impose pas au travailleur détaché) il n’y a pas de raison de lui interdire de venir. Cela pourrait par contre être une raison de supprimer le salaire minimum si l’on estime, à juste titre, que celui-ci empêche l’entrée de certaines personnes – par exemple les travailleurs débutants – sur le marché du travail. Ceci constitue une illustration du fait que la concurrence a le mérite, parmi beaucoup d’autres mérites, d’inciter à trouver les meilleures performances. Et si l’on maintient ce salaire minimum il en résulte seulement une certaine structure productive dans le pays. Ainsi, dans le pays où ce salaire minimum existe les producteurs seront incités à se spécialiser dans des productions demandant relativement moins de main-d’œuvre à faible productivité, contrairement aux autres pays.

Autrement dit, les règlementations concernant le marché du travail ont forcément des conséquences sur les structures productives, mais en maintenant la liberté des échanges et la mobilité des facteurs de production on incite les producteurs de chaque pays à se spécialiser dans les productions relativement les plus rentables, compte tenu de leur environnement institutionnel, et tous les habitants des pays concernés en tirent avantage. Il n’est donc pas nécessaire, bien au contraire, d’établir une réglementation, nationale ou européenne, pour limiter la mobilité des facteurs de production, en particulier celle des travailleurs détachés.

La liberté des échanges et la liberté de mouvement sont le fondement de la concurrence et celle-ci a toujours des conséquences positives. Elle permet une évaluation des situations productives en maintenant une éventuelle diversification justifiée, ce que ne ferait évidemment pas une harmonisation arbitraire. C’est ainsi qu’elle apporte un enrichissement harmonieux, comme en témoignent, par exemple, les chiffres suivants[1] : l’évolution du salaire moyen sur la période (2014-2017) a été de 9% en Pologne, de 22% en Roumanie et de 17% en Bulgarie…

 

[1] Nicolas Lecaussin, « Quatre vérités sur les travailleurs détachés, IREF, 30 Octobre à partir de données Eurostat. 2017.  https://bit.ly/2TQWs7o

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