Le détachement de travailleurs salariés déchaîne les passions. Mais il a mauvaise réputation. On l’associe aux salariés low cost ou encore au dumping social. Il illustre les difficultés de l’intégration européenne liées aux derniers élargissements de l’Union européenne. Question politique majeure depuis la multiplication des pratiques de concurrence déloyale, voire des fraudes[1], le détachement de salariés s’inscrit dans un cadre juridique complexe, européen et national, aux champs d’application et aux objectifs distincts.

Ainsi, en matière de protection sociale, afin de favoriser la mobilité des travailleurs, la situation des salariés détachés est régie par deux règlements[2] adoptés sur le fondement du principe de la libre circulation des travailleurs (TFUE, art. 48)[3]. En droit du travail, en revanche, le détachement de salariés est une opération qui s’inscrit dans la libre prestation de services, liberté fondamentale proclamée par l’article 56 du traité. Elle consiste pour une entreprise établie dans un État membre de l’Union européenne à fournir une prestation, à titre temporaire, dans un autre État membre, accompagnée de ses salariés.

En principe, s’agissant d’une mobilité internationale, la relation contractuelle entre l’employeur et le salarié détaché relève, en application des règles de conflits de lois[4], de la loi du pays dans lequel le travailleur accomplit habituellement son travail – c’est-à-dire du pays d’origine –, sauf stipulations contractuelles contraires. Ainsi, un salarié belge détaché sur un chantier en France par son employeur belge reste rémunéré au niveau du salaire belge et non français.

Ce dispositif n’a, pendant longtemps, soulevé aucune difficulté. Les premières critiques – mises en exergue par l’arrêt Rush Portuguesa de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE)[5] – sont nées au moment de l’adhésion de l’Espagne et du Portugal en 1986. Elles ont conduit à l’adoption de la directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services. Destiné à protéger à la fois les travailleurs détachés et les marchés de la concurrence des États dont le coût de la main d’œuvre est moins élevé, ce texte spécial déroge aux règles classiques de conflits de lois. Il permet aux États membres d’imposer aux entreprises qui officient sur leur territoire le respect d’une liste limitative – dite « noyau dur » – de règles impératives de protection minimale du travailleur (cons. 14), parmi lesquelles le taux de salaire minimal, les périodes maximales de travail, les périodes minimales de repos ou encore la durée minimale des congés payés (art. 3). Ainsi, les salariés portugais effectuant une prestation sur un chantier en France sont désormais rémunérés au taux du SMIC.

Plutôt bien accueillie dans une Europe homogène lors de son adoption, la directive de 1996 a, par la suite, multiplié les critiques. Les raisons sont connues. L’entrée dans l’Union européenne, à partir de 2004, des pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est aux législations sociales lacunaires a entraîné une explosion du nombre de salariés détachés et, avec elle, la naissance du spectre du « plombier polonais ». Ainsi, en France, on a compté 517.000 salariés détachés en 2017[6] contre 7.500 en 2000. Ce mouvement s’est accompagné d’abus et de comportements frauduleux, consistant, par une sorte d’effet de miroir, pour les entreprises à s’établir dans les États aux coûts salariaux les plus bas et à détacher leurs salariés dans leur État d’origine[7]. Selon une étude récente, en effet, le coût d’un salarié varie de 1 (4,90€ en Bulgarie) à 10 (43,60€ au Danemark). Il est de 36,60€ en France[8]. Ce phénomène est facilité par l’application des dispositions du règlement de coordination des régimes de sécurité sociale, selon lesquelles le salarié détaché est affilié à la législation de sécurité sociale du pays du siège de l’entreprise qui l’emploie[9]. A cette fin, un certificat à la force probante redoutable lui est délivré par les institutions de sécurité sociale attestant du maintien de son affiliation au régime de sécurité sociale de son État d’origine.

Toutes ces raisons ont conduit à une première modification de la directive 96/71 par la directive 2014/67 du 15 mai 2014[10]. Toutefois, d’objet limité, cette dernière vise seulement à améliorer l’exécution de la directive de 1996 et, principalement, à lutter contre le dumping social, en renforçant la coopération et l’information entre États membres et en exigeant des entreprises qui procèdent au détachement qu’elles exercent des activités économiques substantielles, autres que de pure gestion interne ou administrative, simples « boîtes aux lettres » ou « coquilles vides ». Mais, à peine le texte de 2014 était-il entré en vigueur que la volonté d’une révision en profondeur de la directive de 1996 était amorcée. La tâche s’est néanmoins révélée cette fois plus ardue, révélatrice des tensions entre deux blocs, le premier, réunissant les pays d’Europe occidentale, partisans de la réforme, le second, les pays de l’Europe de l’Est défenseurs du statu quo, soucieux de conserver l’avantage compétitif d’une main d’œuvre bon marché et allant, pour cela, jusqu’à brandir la procédure du « carton jaune » à l’encontre de la proposition de la Commission[11].

Finalement, laissant de côté le secteur du transport routier qui constituait un important point de blocage[12], la révision est opérée par la directive 2018/957 du 28 juin 2018. Véritable texte de compromis, le texte interroge sur sa cohérence comme en témoignent l’analyse de ses principales dispositions et de sa portée.

 

  1. Analyse

Droit applicable aux salariés détachés. La directive de 2018 renforce, en premier lieu, le noyau dur des règles impératives que l’État d’accueil peut imposer aux salariés détachés. Ce renforcement s’opère, d’abord, par un changement de philosophie. En effet, les dispositions du noyau dur ne sont plus appréciées comme un socle minimal à respecter, mais sur la base de l’égalité de traitement entre les salariés nationaux et les salariés détachés sur le modèle du principe « à travail égal, salaire égal sur un même lieu »[13].

Sur le fond, ensuite, le nouveau texte ajoute au noyau dur existant le respect des « conditions d’hébergement » lorsque l’employeur propose un lieu de travail éloigné du lieu de travail habituel, ainsi que le remboursement des « dépenses de voyage, de logement et de nourriture » engagées par le travailleur sur le lieu de sa mission. Enfin, la directive substitue au « taux de salaire minimal » la notion plus large de « rémunération »[14] englobant – comme c’est déjà le cas de l’article L. 1262-4 du Code du travail –, outre les sommes versées en contrepartie du travail, toutes celles qui sont rendues obligatoires, telles les primes de treizième mois ou les primes de risque, déduction faite des remboursements de frais liés au détachement, comme par exemple les indemnités de détachement. Cet élargissement du noyau dur devrait, en principe, mettre fin à la concurrence liée au bas salaire, mais il n’empêchera nullement le dumping lié aux différences de cotisations et de charges sociales entre États membres.

La directive 2018/957 modifie, en second lieu, les conditions d’opposabilité du noyau dur. S’appliquent, de manière inchangée, les dispositions législatives, réglementaires et administratives de l’État d’accueil, ainsi que les conventions collectives d’application générale – équivalent en France des accords nationaux interprofessionnels (ANI) et des conventions collectives nationales de branche étendues – mais ce, désormais, dans tous les secteurs professionnels et non dans le seul secteur de la construction, comme sous l’empire de la directive 96/71. A cette première extension, s’ajoute la faculté pour les États de décider de rendre obligatoires – même en présence d’une convention collective d’application générale – les conventions collectives de branche non étendues et les conventions collectives de branche territoriales. Mais, ne sont pas visés, en revanche, les conventions et accords collectifs d’entreprise. Rien n’imposera, en conséquence, à l’employeur de verser la prime prévue par l’accord d’entreprise aux salariés détachés. Cet écueil pourrait, en outre, être vecteur de différences de traitement en France entre les salariés nationaux et les salariés détachés, depuis la nouvelle architecture du droit conventionnel[15]. Dans certaines matières, parmi lesquelles les matières relevant du noyau dur – le taux de majoration des heures supplémentaires ou la durée maximale du travail par exemple – l’accord d’entreprise peut, en effet, désormais, comporter des dispositions moins favorables que celles de l’accord de branche[16]. Les salariés permanents de l’entreprise pourraient ainsi être les seuls à se voir opposer les dispositions moins favorables de l’accord d’entreprise.

Enfin, de manière plus générale, les États devront publier sur un site internet national officiel unique les informations exactes et à jour sur les conditions de travail et d’emploi, y compris la rémunération, applicables aux salariés détachés. La directive impose aux autorités nationales de contrôle de tenir compte du respect de cette formalité dans la sanction infligée en cas de violation par le prestataire des dispositions nationales du noyau dur (cons. 21).

 

Durée du détachement[17]. Outre les apports en matière de droit applicable aux salariés détachés, la directive nouvelle précise également son champ d’application. Elle fixe, en effet, pour la première fois en droit du travail la durée du détachement à douze mois, avec une prolongation de six mois supplémentaires, sur notification motivée de l’employeur – sur laquelle on ignore la marge d’appréciation laissée à l’État d’accueil. En outre, pour éviter la fraude résultant de détachements en cascade, les périodes de détachement accomplies par chacun des salariés détachés d’un même employeur effectuant la même tâche au même endroit[18] seront additionnées.

Souvent présenté comme l’un des principaux apports du texte, ce nouveau dispositif est quelque peu trompeur et appelle plusieurs observations. D’abord, ce plafond de dix-huit mois ne concernera, en pratique, qu’une minorité de situations, car la durée des opérations de détachement s’établit plutôt à une moyenne de quatre mois[19]. Il convient, ensuite, de relever l’absence d’harmonisation de la durée de douze mois, et le cas échéant, de dix-huit mois, avec la durée de vingt-quatre mois du détachement au sens de la coordination des régimes nationaux de sécurité sociale. Enfin et surtout, la durée de dix-huit mois ne s’entend pas d’une durée maximale au-delà de laquelle les règles du détachement cesseront de s’appliquer. De manière inédite, la directive de 2018 ne prévoit pas la disqualification du détachement, mais simplement l’application d’un noyau dur élargi des règles de l’État membre sur le territoire duquel le travail est exécuté, à l’exception notable des procédures, formalités et conditions régissant la conclusion et la fin du contrat de travail, y compris les clauses de non-concurrence, ainsi que les régimes complémentaires de retraite professionnels. La directive maintient, à cet égard, le principe que les règles de protection du travailleur ne sauraient porter atteinte au droit des entreprises détachant des salariés d’invoquer la libre prestation de services, y compris dans le cas où le détachement est supérieur à douze mois, ou le cas échéant, à dix-huit mois (cons. 10).

Rien n’est dit, en revanche, de la sanction applicable à la fraude tenant, par exemple, à l’envoi de salariés par des entreprises boîtes aux lettres ou coquilles vides. Faudra-t-il se référer à la directive d’exécution de 2014 qui prévoyait l’application des règles de conflit de lois (cons. 11)[20] ? Sauf stipulation contractuelle contraire, on rappellera que, dans ce cas, le règlement de Rome désigne la loi du pays dans lequel le travailleur accomplit habituellement son travail, lequel n’est pas réputé changer lorsque le travailleur l’accomplit de façon temporaire dans un autre pays (art. 8. 2). Où est la cohérence ?

 

  1. Portée

Les États ont jusqu’au 30 juillet 2020 pour transposer la directive du 28 juin 2018. On aurait pu penser que le législateur français assure cette transposition dans le chapitre III de la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018[21], consacré au détachement, mais il a préféré reporter cette mise en conformité à un délai de six mois[22]. C’est finalement une ordonnance du 20 février 2019 – dont l’entrée en application est fixée au 30 juillet 2020 – qui assure cette transposition[23]. Caractérisé par un véritable mille-feuilles législatif[24], le dispositif français est par contre très exhaustif. Ainsi, outre le renforcement des pouvoirs des agents de contrôle[25], les nouveaux textes durcissent les sanctions. L’amende administrative infligée en l’absence de déclaration des salariés détachés ou en l’absence de désignation de représentant sur le territoire national[26], et désormais, en cas de non-respect par l’employeur de l’obligation de déclaration motivée de la prorogation du détachement au-delà de douze mois[27], est doublée. Elle passe de 2.000€ à 4.000€[28] par salarié concerné par la violation. L’absence de paiement de l’amende expose, en outre, l’employeur à une interdiction de prestation de services pour une durée passant d’un à deux mois[29].

Le Code du travail prévoit, par ailleurs, un dispositif de lutte contre les détachements fictifs. Cette réglementation demeure inchangée. Elle résulte de l’article L. 1262-3 du Code du travail qui prévoit, en substance, que l’employeur ne peut se prévaloir des dispositions applicables au détachement lorsqu’il exerce dans l’État dans lequel il est établi des activités de pure gestion interne ou administrative ou lorsque son activité en France est habituelle, stable et continue. Dans ce cas, s’écartant des règles de conflit de lois, le Code du travail impose le respect par l’employeur de toutes les dispositions du Code du travail, comme s’il était établi sur le territoire national. La loi du 5 septembre 2018 complète ce dispositif par des sanctions pénales. Elle ajoute un 3° à l’article L. 8221-3 du Code du travail. Ainsi, désormais, l’employeur qui s’est illégalement prévalu des dispositions applicables au détachement de salariés se rend coupable de travail dissimulé. Il encourt une amende de 45.000€ et une peine d’emprisonnement de 3 ans.

* * *

On ne peut nier l’importance de l’arsenal législatif européen et national en matière de détachement. Mais, il est complexe et manque souvent de cohérence. En outre, il reste limité au droit du travail. En matière de protection sociale, le salarié détaché demeure affilié au régime de sécurité sociale de l’État du siège de son employeur. La saga du salarié détaché n’est donc sans doute pas achevée. D’autant que, le 20 novembre 2018, le Parlement européen a adopté deux rapports, l’un porte sur la révision des règlements de coordination des régimes nationaux de sécurité sociale, l’autre prévoit la création d’une Autorité européenne du travail chargée de contrôler la fraude à la législation sociale européenne[30]. Restera aux nouveaux euro-députés à s’en emparer !

 

[1] V. encore récemment, C. des comptes, Rapp. public annuel 2019, 6 févr. 2019, p. 57 et s.

[2] Règlement de base 883/2004 du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, complété par le règlement d’exécution 987/2009 du 16 sept. 2009, remplaçant le règlement 1408/71 du 14 juin 1971 applicable aux travailleurs qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté européenne.

[3] Selon l’article 12 du règlement de 2004, la personne qui exerce une activité salariée dans un État membre pour le compte d’un employeur y exerçant normalement ses activités, et que cet employeur détache pour effectuer un travail pour son compte dans un autre État membre, demeure soumise à la législation du premier État membre (…).

[4] V. Règlement de Rome 593/2008, 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles.

[5] CJCE 27 mars 1990, aff. C-113/89. L’affaire, qui concernait une entreprise portugaise qui réalisait une prestation de services sur les chantiers de construction du TGV Atlantique accompagnée de ses salariés, fut la première à poser la question de la conciliation entre les règles de protection des travailleurs et du marché du travail national et la libre prestation de services.

[6] V. C. des comptes, Rapp. préc., p. 57.

[7] V. C. des comptes, Rapp. préc., spéc. p. 67.

[8] Eurostat, 2018.

[9] Règlement 883/2004, 29 avr. 2004, art. 12.

[10] Directive 2014/67 du 15 mai 2014 relative à l’exécution de la directive 96/71/CE.

[11] Cette procédure, issue du Traité de Lisbonne (Protocole, art. 7), permet aux États membres de rédiger des avis motivés lorsqu’ils estiment qu’un projet d’actes législatifs n’est pas conforme au principe de subsidiarité.

[12] Le nouveau texte ne s’appliquera au secteur routier qu’à partir de la date d’entrée en vigueur de l’acte législatif modifiant la directive 2006/22/CE établissant des règles spécifiques pour le détachement des conducteurs dans le secteur du transport routier. Dans l’attende de l’adoption du « paquet mobilité », la directive 96/71 reste applicable.

[13] Ce qui avait précisément été le déclencheur de la procédure du « carton jaune ».

[14] V. sur ce point, J.-Ph. Lhernould, La rémunération du travailleur détaché : les enseignements de la directive n° 2018-957 modifiant la directive 96/71 : Bull. Joly Travail, nov. 2018, p. 217.

[15] V. sur ce point, M. Del Sol, L’opposabilité des sources conventionnelles : apports de la directive n° 2018/957 et effets potentiels : Bull. Joly Travail, nov. 2018, p. 223.

[16] C. trav., art. L. 2253-3.

[17] V. sur ce point, J. Icard, La nouvelle temporalité du détachement : Bull. Joly Travail, nov. 2018, p. 211.

[18] Entendu comme un service ou un travail de même nature à la même adresse (art. 3 § 1 bis).

[19] Selon une étude du Parlement européen publiée le 16 oct. 2017.

[20] V. not. M. Ho-Dac, La directive d’exécution relative au détachement des travailleurs et le droit international privé : une relation à approfondir : RDUE, févr. 2016, n°595, p. 103.

[21] L. n° 2018-771, 5 sept. 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

[22] L. n° 2018-771, 5 sept. 2018, préc., art. 93.

[23] Ord. n° 2019-116, 20 févr. 2019 portant transposition de la directive 2018/957 du Parlement et du Conseil du 28 juin 2018 modifiant la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services : JO 21 févr. 2019.

[24] Codifié aux articles L. 1261-1 et suivants du Code du travail.

[25] C. trav., art. L. 8113-5-1.

[26] C. trav. art. L. 1262-2-1

[27] C. trav., art. L. 1264-1 mod. par l’ordonnance n° 2019-116, préc.

[28] Et de 4.000 à 8.000€ en cas de réitération du comportement dans le délai de 2 ans. V. C. trav., art. L. 1264-3 mod.

[29] C. trav., art. L. 1263-4-2.

[30] Le 14 février 2019, le Conseil et le Parlement sont d’ores et déjà parvenus à un accord provisoire sur un règlement instituant une Autorité européenne. V. Liais. Soc. Europe n° 467, 21 févr. 2019.

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