Décoder l’esprit de la réforme récente du droit du travail n’est pas chose aisée. Après la loi d’habilitation du 15 septembre 2017, ont été adoptées cinq ordonnances, une ordonnance rectificative et une loi de validation, comportant toutes des dispositions particulières – auxquelles s’ajoute une cohorte de décrets – revenant parfois sur des acquis très récents. Il est vrai que depuis 2008, pas une année n’échappe à une réforme de fond. C’est impressionnant. Et difficile à suivre, y compris pour les initiés. En 2017 surtout, tant de choses innovantes ont été instituées : simplification du dialogue social avec l’avènement du comité social et économique (CSE), reforme de la négociation collective branche/entreprise, fin du monopole syndical absolu avec l’apparition du référendum d’entreprise, l’objectivisation du contentieux avec la « barémisation » des indemnités prud’homales, etc.
Alexis Bugada est agrégé des facultés de droit (droit privé et sciences criminelles). Professeur à la Faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille Université, il y dirige le Centre de droit social. Il est l’auteur de nombreuses publications en droit du travail et en droit de la sécurité sociale. Ses domaines de prédilection concernent la justice sociale, le syndicalisme et les organisations professionnelles, le contrat de travail et les accords collectifs de travail. Certains de ses travaux s’inscrivent dans la perspective des politiques sociales contemporaines sensibles aux approches comparatives et pluridisciplinaires (droit, économie, sociologie, science politique, santé, environnement). |
Les ordonnances du 22 septembre 2017, et leur suite, ne sont que l’aboutissement d’une transformation profonde déjà programmée en 2008. Cette année-là, sous l’impulsion de certains partenaires sociaux, deux modifications cruciales, touchant au fonctionnement du marché du travail, ont eu un impact aussi pratique que symbolique. La réforme de la représentativité syndicale a permis d’enclencher la recherche de l’accord collectif majoritaire entré en vigueur, dix années plus tard en 2018, à la date symbolique du 1er mai. Les relations collectives de travail en ont été transfigurées.
Sur le plan des relations individuelles, l’adoption de la rupture conventionnelle du contrat de travail en 2008 a permis de changer de paradigme. Le dogme du rapport déséquilibré, opposant le salarié et l’employeur, a été abrasé en confiant un nouveau rôle à l’inspection du travail (homologation) pour permettre le développement des séparations amiables. Cela a permis de passer du conflit de logiques, consubstantiel à l’esprit du droit du travail du XXe siècle, à une coopération plus assumée, y compris dans la phase de rupture du contrat de travail. Le changement est ici capital sur le plan culturel puisqu’il a ouvert une troisième voie entre le licenciement « dur » et la démission « sèche ». On l’a compris, le changement du modèle social, sans être abouti, était alors sérieusement enclenché en 2008. Car c’est bien d’un changement d’ADN qu’il s’agit, sous couvert du terme technocratique et politique de « flexisécurité » à la française.
On sait que ce modèle recherché s’inspire de systèmes de certains pays d’Europe du Nord, de lignes directrices dessinées par la commission de l’Union Européenne, et mises en application dans d’autres pays du Sud de l’Europe à la suite de la dernière crise financière mondiale. L’idée est pragmatique mais emprunte une voie difficile. Elle consiste à marier les contraires, à se jouer des paradoxes et à favoriser l’adaptation sociale pour lutter contre le chômage structurel en admettant la logique du chômage frictionnel qui nécessite un accompagnement spécifique des politiques d’employabilité. Mais surtout la conception de la « flexisécurité » repose sur une coopération plus qu’une opposition entre le capital et le travail. C’est bien un changement de modèle qui est à l’œuvre. Spécialement s’agissant du pli culturel français qui a toujours laissé une place importance, sur le plan de la sociologie juridique, à la contestation de type révolutionnaire.
Mais désormais, il ne s’agit plus de concevoir le progrès social comme l’expression d’un matérialisme historique infaillible. La négociation d’addition, spécialement collective, a laissé la place à celle d’adaptation. Qu’on en juge ! La théorie des « avantages acquis » cède au profit de la renégociation (le concept même a disparu du code du travail). Les organisations syndicales décrétées représentatives, à la suite des résultats aux élections professionnelles, peuvent réviser un accord auquel elles n’étaient pas parties, ce qui évite les dénonciations unilatérales. L’accord collectif de branche ne prévaut que sous condition, laissant la primauté à l’accord collectif d’entreprise majoritaire, signé par des organisations représentatives ou, en leur absence, conclu par voie référendaire ou par les représentants au CSE.
Tout ou presque est négociable dès lors que l’investissement du champ de la négociation collective respecte les règles d’ordre public : les thèmes de négociation, la méthode de négociation, le rythme des négociations, l’incidence de l’accord d’entreprise sur le contrat de travail (accord de performance collective), le plan de sauvegarde de l’entreprise, le principe et les modalités des ruptures collectives conventionnelles, la mise en place du CSE et des ses commissions interne, les modalités du dialogue social dans l’entreprise, etc. L’avènement de l’accord majoritaire consacre une autonomie entre les niveaux de négociation branche/entreprise, celui de l’entreprise n’étant plus sous tutelle de la branche qui conserve néanmoins un rôle de régulation de la concurrence. L’entreprise peut donc trouver les moyens de s’adapter au regard de ses contraintes sociales et au regard des nécessités du marché sur lequel elle est située. Si ce n’est pas une cogestion à l’allemande qui est consacrée, cela aimerait y ressembler un peu. Une ligne d’horizon est d’ailleurs tracée : il est désormais possible d’instituer par voie d’accord collectif, la mise en place d’un « conseil d’entreprise » (et non d’un CSE), au sein duquel la négociation collective serait davantage possible ainsi que développé le processus de l’avis conforme. C’est une possibilité inscrite dans la loi, mais encore lointaine au regard du pli culturel français encore rétif à une telle pratique. Mais un cap semble dessiné.
Le cœur du changement peut se résumer ainsi : l’entreprise et ses déclinaisons (établissement, groupe) sont placées au cœur des procédures d’adaptations sociales. A ce niveau-là, les partenaires sociaux (et les salariés) sont d’autant plus engagés que l’adaptation du statut social nécessite une saine politique conventionnelle. La difficulté est qu’une telle politique exige une montée en compétence et en savoir-faire (juridique et économique) pour développer un dialogue social performant. Cela nécessite formation, engagement et loyauté de part et d’autre. Un tel projet repose sur une montée en puissance de la coopération sociale plus qu’un culte de la révolution. L’idée n’est donc plus de refuser l’économie de marché mais de l’admettre en la situant dans un espace mondialisé. Bref, vouloir plus de dialogue, plus d’accords, plus d’adaptation, plus de prévisibilité, c’est aussi admettre l’évolution du partenariat social. Du côté patronal, y compris dans les PME, la sensibilité à l’égard du social doit rester au cœur du projet d’entreprise. Du côté syndical, le pragmatisme doit atténuer les dogmes au profit d’un syndicalisme coopératif et moins radical. Il s’agit d’associer plus étroitement les représentants des salariés et des syndicats aux choix de gestion susceptibles de protéger l’emploi et de redistribuer, le cas échéant, de la valeur ajoutée. Pour affronter la logique du marché, l’ingénierie sociale nécessite davantage qu’un rapport de forces mais une intelligence collective mise au service d’un bien commun.
Si l’entreprise est difficilement préhensible pour les juristes, elle demeure essentielle pour l’équilibre micro et macro-économique du pays. Beaucoup de progrès auront été réalisés lorsqu’il sera davantage admis que l’économie de l’entreprise, située dans son environnement macroéconomique, est aussi fragile qu’un bel arbre exposé aux contraintes de son environnement biologique. A cet égard, la question sociale en est la sève qui détermine sa vitalité. C’est le pari fait par la récente réforme du droit du travail. Ses résultats resteront à mesurer, spécialement en terme d’emploi et de qualité de vie au travail. Ils seront décisifs pour éviter des déceptions majeures. Le risque est le suivant. C’est d’alimenter la floraison des populismes « antisystèmes » que l’on constate déjà dans certains pays européens voisins qui tentent de réinventer, de façon quasi-pulsionnelle, les extrémismes et les dogmes du passé.