Les savants des Moyen Age classique et tardif (XIIe-XVIe siècles), communément appelés « scolastiques » parce qu’ils officiaient dans les « écoles » (scolae) médiévales – principalement les grands centres d’étude et d’enseignement conventuels et les universités – développèrent une authentique pensée économique dont on mesure souvent mal la rigueur conceptuelle, la cohérence rationnelle et, partant, l’importance historique.

Sylvain Trifilio est docteur en Sciences économiques. Il a enseigné notamment l’Histoire de la pensée économique à l’Université d’Aix-Marseille et à l’Université d’Avignon et des pays du Vaucluse. Il est aujourd’hui chargé d’enseignement à l’ICES.

Certes, il n’existait pas, au temps de ces « intellectuels » du Moyen Age[1], de science de ce que l’on appelle aujourd’hui l’économie. Le savoir, organisé en fonction d’un cursus idéal des études qui distinguait les arts libéraux (trivium et quadrivium[2]) des facultés supérieures (théologie, médecine et droit), n’accordait pas de place particulière à des disciplines conçues à la manière de nos sciences humaines ou sociales. Toutefois, la souplesse des cadres intellectuels et l’encyclopédisme du savoir des maîtres et docteurs médiévaux d’une part, leur implication personnelle (à travers leurs fonctions ministérielles) ou collective (par l’intermédiaire de leur ordre) dans les affaires économiques, politiques et juridiques de leur temps d’autre part, les amenèrent à s’intéresser de près à cette catégorie d’activités humaines que nous qualifions d’« économiques », et à l’ensemble des comportements que celles-ci recouvraient. C’est ainsi que bien des sujets qui constituent la matière de notre science économique furent par eux abordés, de propos délibéré, et plus ou moins approfondis : le marché et l’échange des biens, la monnaie et le prix des choses, la production et la consommation des richesses, le capital et l’investissement dans les activités marchandes.

 

Le contexte économique médiéval

De la pensée économique des scolastiques, deux aspects sont généralement mis en évidence : la notion de juste prix et la prohibition de l’usure. Ces deux principes sont communément interprétés comme ayant constitué des obstacles au développement de toute entreprise profitable et des entraves à ce moteur de l’activité économique qu’est le crédit. Ils seraient les symptômes d’une conception chimérique et naïve, excessivement moralisante de l’économie, et fourniraient une explication au sous-développement de l’Europe médiévale. Passons sur ce que cette appréciation a d’anachronique et de « rétrojectif » (Jacques Fontaine) et disons d’emblée combien elle est fausse et caricaturale.

Les historiens admettent désormais très largement que l’Occident médiéval a connu, entre les XIIe et XIVe siècles, un développement économique sans précédent, et sans égal jusqu’à la révolution industrielle des XVIIIe-XIXe siècles. Les travaux d’Henri Pirenne, de Raymond de Roover et Robert S. Lopez ont imposé l’idée d’une « révolution urbaine » et « commerciale »[3], ceux de Jean Gimpel l’idée même d’une « révolution industrielle du Moyen Age »[4], enfin, ceux de Mathieu Arnoux, l’idée d’une authentique croissance économique dont les outils quantitatifs de l’économiste moderne ne permettent pas de restituer l’ampleur[5].

Or, ce progrès économique n’est pas intervenu malgré un environnement culturel, moral et religieux totalement hostile. Les autorités religieuses et intellectuelles de l’époque ont, dans une large mesure, accompagné ce mouvement d’essor économique et développé une attitude bien plus compréhensive à l’égard des activités marchandes qu’on le croit généralement.

Comment nos scolastiques ont-ils appréhendé les nouvelles opérations, les nouveaux comportements, les nouveaux modes d’organisation, les nouvelles techniques juridiques et commerciales issus de la renaissance économique des XIIe-XIVe siècles ?

Deux événements presque concomitants donnèrent, de ce point de vue, une impulsion nouvelle à leurs réflexions et orientèrent leur manière d’aborder les questions économiques : la promotion de l’obligation de confession auriculaire annuelle par le concile du Latran IV, en 1215, et la redécouverte des œuvres d’Aristote dans le courant du XIIIe siècle.

 

Le marchand dans le confessionnal

Le premier de ces événements contribua à rendre plus concrets encore, dans une société presque intégralement chrétienne, une multitude de problèmes qui se posaient à la conscience des fidèles et, par conséquent, à la fonction pastorale des confesseurs[6]. Le développement économique fit en particulier venir à ces derniers, surtout dans les villes, un nombre croissant d’acteurs de la vie commerciale. Les scolastiques – qui étaient tous des hommes de l’Eglise et qui, pour beaucoup, étaient aussi des directeurs de conscience recherchés pour leur science par les fidèles autant que par les confesseurs eux-mêmes – furent confrontés à une population d’artisans et de commerçants toujours plus importante qui n’était pas moins que les autres soucieuse de son salut. Alors, loin de regarder le marchand comme un adorateur impénitent de Mammon, de vouloir le détourner de son occupation professionnelle ou de lui imposer a priori une morale rigoureuse et abstraite, la plupart des scolastiques fournirent avant toute chose un effort important d’analyse et de compréhension de son métier et des actes qui constituaient son quotidien.

De quelles ressources littéraires et intellectuelles disposaient-ils pour comprendre cette réalité économique et faire face à l’irruption du « marchand dans le confessionnal »[7] ?

Une longue tradition permettait d’appréhender l’ensemble des actes de la vie humaine au regard d’archétypes relevant du vice et de la vertu[8]. Un vice, confinant au péché, menaçait plus particulièrement celui qui faisait profession de commerce : l’avarice ; une vertu parmi les plus importantes, théologales, s’opposait principalement à ce qu’il s’abandonnât au goût du lucre dont on le soupçonnait constamment : la charité[9]. Deux autres vertus, morales celles-ci, faisaient accessoirement obstacle à la cupidité de celui qui était tenté d’acquérir et de conserver plus que ce qui lui était nécessaire : la justice et la libéralité.

 

La redécouverte d’Aristote

Mais un second événement vint bousculer et renouveler la manière de concevoir et d’évaluer les comportements du marchand : la redécouverte de certaines des œuvres d’Aristote, de l’une d’elles en particulier, l’Ethique à Nicomaque.

Aristote s’était en effet intéressé, au livre V de son Ethique, à la vertu de justice. Après plusieurs distinctions successives, il avait plus spécifiquement abordé la justice dans les transactions volontaires, dont l’échange marchand représentait l’exemple le plus caractéristique, et posé comme condition d’un échange juste l’absence d’élément faisant basculer l’interaction dans la catégorie des transactions non consenties (sous-entendu, par l’une des parties), qu’il jugeait injustes par nature : la fraude ou la violence[10]. Ce faisant, Aristote traitait notamment la question de la monnaie, qu’il présentait comme un instrument de justice dans la mesure où elle permettait, dans l’échange, d’égaliser les situations dissemblables des cocontractants[11].

Des réflexions d’Aristote, les scolastiques retinrent plusieurs choses : d’abord l’idée d’une justice corrective s’appliquant indépendamment du statut de chacun, et faisant écho à un universalisme évangélique sans contradiction avec l’ordonnancement et la hiérarchisation de la société médiévale ; ensuite, le rôle central conféré à la volonté, en accord avec l’anthropologie chrétienne rendant chaque fidèle responsable de ses actes devant Dieu ; enfin, une analyse en termes de contrat, susceptible de fournir le cadre d’examen d’une multitude de situations caractéristiques de la société marchande.

Le livre V de l’Ethique à Nicomaque devint rapidement une sorte de modèle et ce serait invariablement au travers de développements consacrés à la vertu de justice que les scolastiques appréhenderaient désormais les questions d’ordre économique. Ils trouvèrent en outre dans le droit romain – lui aussi en pleine renaissance depuis la redécouverte des compilations de Justinien – un parfait complément de l’approche aristotélicienne.

Du reste, une conséquence presque inattendue de cette manière de procéder est qu’elle facilite a posteriori le travail de recherche de l’historien des idées économiques. Celui-ci sait parfaitement où trouver, en dehors des commentaires consacrés à l’Ethique à Nicomaque (Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Jean Buridan), l’essentiel des réflexions économiques des auteurs scolastiques (même tardifs) : dans leurs œuvres ou les parties de leurs œuvres intitulées De iusticia (Thomas d’Aquin et les commentaires de sa Somme par Thomas de Vio/Cajetan et Francisco de Vitoria), De iusticia et iure (Domingo de Soto, Leonhard Lessius, Joannes de Lugo, Joannes de Dicastillo), De iusticia commutativa (Consobrinus) ou, mieux encore, De contractibus (Pierre de Jean Olivi, Matthieu de Cracovie, Jean de Langenstein, Jean Gerson, Johannes Nider, Bernardin de Sienne, Conrad Summenhart)[12]. Nombreux furent aussi, à mesure que les scolastiques approfondirent leur réflexion, les textes consacrés à un type de contrat en particulier, comme le contrat de change par lequel les marchands contournaient fréquemment la prohibition de l’usure.

 

L’originalité scolastique

Cela dit, le modèle aristotélicien ne fut pas reçu servilement par les scolastiques, tant s’en fallut d’ailleurs, étant donné le caractère profane du texte de l’Ethique. D’abord, ils soumirent très tôt le texte d’Aristote à une interprétation qui en fit évoluer le sens. Ensuite, ils rassemblèrent de manière cohérente sous l’enseigne de la justice des sujets qui, au sein même de l’œuvre d’Aristote, se trouvaient dispersés dans plusieurs écrits différents (la propriété et l’échange, la monnaie et ses fonctions, le prix, la division du travail, les revenus, le monopole). Enfin, ils développèrent au fil du temps leurs propres analyses bien au-delà de ce qu’avait pu envisager le Stagirite.

Deux interprétations particulièrement précoces et autorisées furent singulièrement lourdes de conséquences : Albert le Grand introduisit, dans son Commentaire de l’Ethique, la question de la valeur[13], ce qui ouvrit la porte à tout un ensemble de considérations (sur l’origine de celle-ci, notamment) qui devaient culminer avec Olivi et Buridan ; quant à Thomas d’Aquin, il retint de la traduction de Robert Grosseteste l’idée de commutatio[14], ce qui contribua fortement – en insistant, bien plus que ne l’avait fait Aristote, sur l’interversion, la permutation de la possession des biens échangés – à recentrer la réflexion sur l’échange et sa dimension contractuelle.

Surtout, les maîtres et docteurs des XIIIe-XVIe siècles dépassèrent en bien des matières les résultats intellectuels obtenus par celui que « le Prince des scolastiques » (Thomas d’Aquin) appelait « le Philosophe ». Ils forgèrent au fil de leurs réflexions le vocabulaire, si ce ne furent les concepts centraux de la pensée économique occidentale[15]. C’est à eux que l’on doit les termes et les notions de prix, de valeur, de capital, de bien (extérieur), d’utilité, de rareté, de besoin (indigentia), de consommation, de service, de monopole, de rente, de change, de rendement,… Les plus perspicaces d’entre eux mirent en évidence le rôle joué par le temps, le risque, l’incertitude, d’une manière qui, certes, peut parfois paraître déconcertante (comme dans le cas du prêt à intérêt), mais qui n’est pas sans rappeler certains des développements récents de la science économique moderne. Dans l’ensemble, ils se firent une idée claire de la division sociale du travail, de la formation des prix, conçue comme un processus collectif (une forme de communis aestimatio), et du marché qu’ils appréhendaient comme le lieu où s’accordent de multiples volontés sans que l’une, sauf circonstances particulières (monopole ou intervention du prince), ne prédomine sur les autres. Ils furent très proches, au XVIe siècle, de mettre en évidence le phénomène de la concurrence et ses implications[16].

 

Une doctrine « latitudinaire »

A quels genres de conclusions, pour finir, parvinrent-ils sur le plan doctrinal au moyen de leur approche à la fois théorique et pratique, positive (descriptive) et normative (prescriptive) ?

Le concept de juste prix, qui est souvent présenté comme le cœur de l’analyse scolastique, nous permettra ici de conclure. Il convient tout d’abord de noter que ce juste prix ne constituait en rien la pierre angulaire d’un système d’organisation sociale ou de pensée économique. A aucun moment les scolastiques n’imaginèrent que le prix pût être fixé a priori. Même ceux qui, comme Jean Duns Scot et surtout Jean Gerson, suggérèrent que l’autorité publique eût pu intervenir dans sa détermination, n’en firent pour autant un préalable à l’échange ; il ne s’agissait pour eux que d’une manière d’action corrective d’agissements particuliers. Sur le plan intellectuel, au surplus, le juste prix ne constituait que le point d’aboutissement d’un raisonnement centré sur la transaction, ce qui ne le faisait apparaître, en définitive, que comme une condition de l’échange conforme à la justice, comme un critère du juste contrat[17].

Au fond, il ne serait venu à l’esprit d’aucun scolastique de remettre en cause le principe du libre arbitre hérité de saint Augustin : la disposition de chacun à bien ou mal agir et, notamment, le rôle moteur de la volonté dans la capacité de se comporter, dans l’échange, conformément à la justice ou non. Les conditions de l’échange étaient d’abord imputables à ceux qui y prenaient part et non à un tiers omniscient qui en aurait endossé, concomitamment ou concurremment, la responsabilité.

Cela explique pourquoi les scolastiques tinrent très généralement le prix courant observable sur le marché (ou sur un marché donné) pour le juste prix. Cela explique également pourquoi la liste des contrats réputés usuraires alla toujours en se réduisant, du XIIe au XVIe siècle. Tout bien considéré, les intellectuels du Moyen Age adoptèrent une attitude que nous dirions volontiers libérale, mais qu’il est plus juste, pour éviter tout anachronisme, de qualifier, à la suite de Raymond de Roover, de « latitudinaire »[18]. Nous ajouterons d’ailleurs que cet aspect latitudinaire de la doctrine des scolastiques était renforcé par leur conception du droit et de la justice : le ius (autrement dit le juste) et la iusticia ne reposaient pas sur l’édiction et la mise en œuvre de normes contraignantes, exprimées sous formes de règles générales et dont le respect serait assuré par une autorité publique au moyen de la coercition. La justice était une question éthique avant d’être une affaire politique. Elle supposait une direction morale, par l’exhortation et la pénitence (précédée, le cas échéant, d’amende ou de restitution), plus qu’un gouvernement des comportements par la contrainte (ou la menace de la contrainte) physique.

[1]    Jacques Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Paris, Le Seuil, 2014 (1e éd., 1957).

[2]    Le trivium comprenait les trois arts du langage : la grammaire, la dialectique et la rhétorique ; le quadrivium, les quatre arts mathématiques : la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et l’harmonique.

[3]    Henri Pirenne, Les villes du Moyen Age, Paris, P.U.F., 1992 (1e éd., 1927) ; Raymond de Roover, « The Commercial Revolution of the Thirteenth Century » (1942), in Frederic C. Lane, Jelle C. Riemersma (éd.), Enterprise and Secular Change, Homewood, R. D. Irwin, 1953, pp. 80-85 ; Robert S. Lopez, La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier-Montaigne, 1974 (1971). Les auteurs situent le terme initial du renouveau économique entre la seconde moitié du Xe et le tout début du XIIIe siècle, mais ils s’accordent pour en décrire le principe et lui fixer un terme final (la Grande peste et les premiers combats de la guerre de Cent ans, au XIVe siècle).

[4]    Jean Gimpel, La révolution industrielle du Moyen Age, Paris, Le Seuil, 2016 (1975).

[5]    Mathieu Arnoux, Le temps des laboureurs, Paris, A. Michel, 2012.

[6]    Jacques Le Goff, La bourse et la vie, Paris, Fayard, 2011 (1986), p. 13.

[7]    Odd Langholm, The Merchant in the Confessional, Leyde, Brill, 2003.

[8]    Sur la littérature consacrée aux vertus et aux vices, son origine, ses évolutions et ses multiples aspects, voir Richard Newhauser, The Treatise on Vices and Virtues in Latin and the Vernacular, Turnhout, Brepols, 1993.

[9]    C’est en considération de la vertu de charité que les autorités morales et religieuses étaient portées à regarder comme usuraire tout excédent perçu par un prêteur à l’occasion d’un contrat de mutuum (un prêt de choses qui se pèsent, se dénombrent et se mesurent, que le juriste allemand Ulrich Zasius qualifiera plus tard de « fongibles »). Le devoir de charité supposait en effet que le prêt se fît à titre gratuit.

[10]   Aristote, Ethique à Nicomaque, Richard Bodéüs (éd.), Paris, Flammarion, 2004, p. 236.

[11]   La monnaie permet non seulement de procéder à l’échange, mais aussi de faire en sorte qu’après celui-ci, les deux protagonistes se trouvent dans une situation comparable, chacun bénéficiant à la fois de sa propre production et de celle de l’autre.

[12]   Il arrive même qu’un De contractibus se trouve à l’intérieur d’un traité De iusticia et iure (comme chez Luis de Molina). Seule exception notable, qui confirme néanmoins la règle : Antonin de Florence cède à l’ancienne mode en traitant de sujets économiques dans la partie de sa Somme consacrée à l’avarice (De avaritia).

[13]   Sylvain Piron, « Albert le Grand et le concept de valeur », in Roberto Lambertini, Leonardo Sileo (éd.), I Beni di questo mondo. Teorie etico-economiche nel laboratorio dell’Europa medievale, Turnhout, Brepols, 2010, pp. 131-156.

[14]   René Antoine Gauthier, Jean Yves Jolif (éd.), L’Ethique à Nicomaque, Louvain, Peeters, 2002 (1970), t. II, Commentaire, pp. 370-371.

[15]   Sylvain Piron, « Avant-propos », in Pierre de Jean Olivi, Traité des contrats, prés., éd., trad. et com. par Sylvain Piron, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 25.

[16]   Raymond de Roover, La pensée économique des scolastiques, Montréal/Paris, Institut d’études médiévales/J. Vrin, 1971, pp. 15-16.

[17]   Tous les auteurs n’accordaient d’ailleurs pas la même importance au juste prix. Employée à titre de commodité par Thomas d’Aquin, l’expression était très fréquemment utilisée par Olivi, mais pratiquement ignorée de Buridan.

[18]   La latitude était précisément, dans le vocabulaire scolastique, ce qui ne pouvait manquer d’être laissé, dans l’échange, à l’appréciation et à la négociation des parties.

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Journal des Libertés

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