de Damon Mayaffre

Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2021 (341 pages)

Le pouvoir présidentiel installé par la cinquième République n’avoue pas son nom : c’est un régime d’essence régalienne au sein duquel le verbe est roi car, depuis que le suffrage universel conditionne cette fonction suprême, les présidents doivent s’adresser régulièrement au peuple, non seulement lors des campagnes électorales mais tout au long de leur mandat.

La très forte personnalité du général de Gaulle, son verbe inimitable et son habileté oratoire, quelque peu désuète, renforcèrent le caractère régalien de la fonction présidentielle. Ceux qui ont siégé après lui se sont exprimés emphatiquement à la radio et à la télévision, avec plus ou moins de bonheur (et de talent !). Ils ont maintenu la tradition du général, chacun se croyant obligé d’exécuter les figures imposées par l’usage gaullien, comme adresser ses vœux aux français en fin d’année calendaire[1]; et des figures libres, adaptées au contexte politique. Au fil des ans et des mandats présidentiels, les mauvaises passes imposent parfois, au chef de l’État de parler à ses concitoyens : lors de troubles sociaux comme ceux de mai 1968 pour de Gaulle ; de la crise du pétrole en novembre 1974 pour Giscard ; de la menace terroriste après les attentats de Paris en novembre 2015, pour Hollande etc. Toutes occasions ad hoc pour parler aux français, à la radio et à la télévision.

Avec Macron, ces occasions se sont multipliées : lors de l’épisode des « gilets jaunes » en décembre 2018 ; en mars 2020, avec la pandémie Covid ; et avec la crise russo-ukrainienne, alors que je préparais cette notice. Ce quinquennat a délivré la parole présidentielle à un rythme soutenu que la guerre en Ukraine n’a fait que poursuivre, transformant d’un même coup la campagne électorale en un soliloque qui permet au président en marche ! d’échapper à une réelle confrontation avec les candidats d’en face ! Une chronique du Point[2]parue en fin d’année 2020 soulignait déjà que Macron est un accro du jeu verbal. La journaliste notait que le Président travaille ses discours avec soin, qu’il en affine le style et que ce souci va de pair avec sa passion pour la littérature. Comme d’autres politiques français, avant lui et autour de lui, il affiche en effet sa prédilection pour les littérateurs qu’il reçoit en dîner privé afin d’animer son quotidien (qui n’est pourtant pas oisif !) et –probablement ? – de satisfaire à cette occasion son épouse, littéraire de métier. D’ailleurs, cette marotte présidentielle n’est pas originale : sans oublier la plume solide et emblématique du général de Gaulle, Pompidou était, lui aussi, un vrai littéraire : n’a-t-il pas édité une Anthologie de la poésie française[3]? Giscard se piquait aussi d’écrire avec un brin de préciosité, jusqu’à ses derniers jours ; quant à la vie de Mitterrand, elle fut remplie de livres (qu’il lisait vraiment, disait-on) et parsemée d’écrivains, socialistes de préférence, qu’il associait volontiers à ses activités privées et publiques !

 

Avènement du « parler Macron »

Depuis le début de son mandat, inauguré en mai 2017, Emmanuel Macron s’est exprimé très souvent, bien plus couramment que les présidents précédents. Il est donc naturel qu’un chercheur comme Damon Mayaffre, qui se partage entre la linguistique et la science politique, se penche sur l’abondant corpus des discours prononcés par l’occupant actuel du Palais de l’Élysée, avant même que ne s’achève son premier mandat quinquennal.

La première partie du livre (Une pensée en rase campagne, pp. 53 à 122) place ses pions linguistiques : en baptisant son mouvement de ses propres initiales EM (qui signifie aussi : « en marche ! »), le futur président tente de faire accroire qu’il peut « tout changer, tout renouveler » (p. 56) ; son vocabulaire multiplie des verbes d’action (bouger, construire, réformer, porter etc.) et les substantifs correspondants. Macron souligne ses injonctions avec des adjectifs insistants, mais vagues : « transformation profonde, vrai renouvellement, rassemblement souhaité » etc. Sur-employés de façon intransitive, ses verbes paraissent se suffire à eux-mêmes tout en laissant traîner le doute : « nous voulons rassembler (qui ?) » ; « notre génération veut transformer (quoi ?) ». Seule, une modalité politique est promise ; l’objectif visé, lui, est absent, implicite ou volontairement laissé dans l’ombre : « cette révolution démocratique… on n’y trouvera pas de programme… mais une vision, un récit, une volonté » (extrait de Révolution, 2016, cité p.64) ! L’ouvrage que je commente ici est donc une synthèse de ce que Mayaffre a repéré en examinant le « verbe » du président Macron, avec une méthode qui doit beaucoup à des programmes informatiques qui triturent des textes produits et déclamés par le président.

 

Une bibliométrie de la parole présidentielle

L’analyse automatique de tels textes a considérablement progressé depuis une quinzaine d’années[4]: l’automatisation élargit en effet le champ des études linguistiques. Inimaginable avec un papier et un crayon, le décompte du vocabulaire, des tournures, du phrasé, de la variété et de la fréquence des mots avec lesquels joue un auteur deviennent un jeu d’enfant, même sur un corpus très abondant. Les logiciels rapprochent et comparent des textes à une vitesse et à une échelle que les méthodes anciennes ne permettaient pas. Pareil exercice dévoile parfois des faits ou des coïncidences qui échappent facilement à l’œil nu ; c’est une retombée réelle du traitement massif des données linguistiques, de ce big data qui fait couler tant d’encre de nos jours, appliqué ici à la langue.

Le livre de Mayaffre illustre ce changement d’échelle : au total, il exploite un millier de discours prononcés depuis 1958 en France, dont une centaine seulement ont été dits ou écrits par Emmanuel Macron, entre 2016 et 2020. L’auteur – aidé par des collaborateurs – rapproche les propos de Macron de ceux de ses sept prédécesseurs (de Gaulle jusqu’à Hollande), aussi bien sur le fond que dans leur forme ; il croise un logiciel ad hoc baptisé Hyperbase (une sorte « d’intelligence artificielle appliquée aux textes »), avec une analyse sémantique et politique qu’il conduit lui-même (p. 13). Macron parle d’abondance : il assimile démocratie et logocratie ; il soliloque :« parler et parler encore jusqu’à satiété », écrit Damon Mayaffre à propos du Grand Débat de 2019 (encadré 6, p. 245) ! Sa parole, passée à la moulinette du logiciel Hyperbase, en dresse la métrique avant d’y chercher des corrélations ou des associations porteuses de sens. Au-delà de sa fonction métrique, ce logiciel repère des constantes qui peuvent caractériser le locuteur. Par essais et erreurs successifs, il peut ensuite générer, sur un thème quelconque, un crypto-discours macronien dans lequel on retrouve les tics et le mode d’expression présidentiel ; c’est donc un essai, un ersatz du discours macronien qui conclut ce livre (pp. 300-301) !

 

Cartographie linguistique : 60 ans, 8 présidents et 1.000 discours !

Le discours, sa réception et les médias qui le portent se modifient avec le temps ; traiter le corpus entier des discours produits depuis le début de la Vème République permet d’examiner et de classer les pièces de ce grand puzzle verbal. L’auteur s’appuie sur le logiciel évoqué plus haut. La deuxième partie du livre (De Gaulle à Hollande : les emprunts d’un discours, pp. 121 à 238) synthétise ces comparaisons et les présente sous une forme quasi-cartographique : celle d’un arbre où chacun de nos présidents de la République prend place. Cette représentation cherche à situer graphiquement le verbe macronien par rapport à celui de ses prédécesseurs. C’est un exercice un peu artificiel qui permet cependant de relier les discours de l’actuel président avec ceux des présidents qui ont siégé avant lui.

Ce graphique en arbre comporte quatre branches : la première est celle des trois plus anciens (1958 à 1974 : de Gaulle, Pompidou & Giscard) ; la mitterrandienne (1981 à 1995) et la chiraquienne (1995 à 2007) sont deux autres branches marquées par des cohabitations[5]; la quatrième branche, enfin, unit les présidents élus entre 2007 et 2022 (Sarkozy, Hollande et Macron). Mayaffre place Macron en position nodale sur ce graphe qu’il assimile, sans justifier son choix, à un arbre généalogique ; il suppose (curieusement) qu’un nouveau président serait influencé par ses prédécesseurs : Macron aurait-il puisé partie de son inspiration chez Chirac, chez Sarkozy et chez Hollande, à hauteur d’un quart environ chez chacun d’entre eux ? Cette pseudo-mesure me paraît plus formelle que substantielle car elle ne repose que sur des similitudes terminologiques qui ne présument ni du cœur ni du cadre de discours qui ont été prononcés à des années, voire à des décennies de distance (tableau p. 126). Une trentaine de mots-clés (peuple, destin, souveraineté, nucléaire, dialogue etc.) servent à comparer les propos de Macron avec ceux des présidents antérieurs. L’auteur en tire des remarques amusantes mais peu signifiantes, en l’état actuel de sa recherche, tout au moins.

Un point de fait (parfaitement documenté) manque toutefois à l’appel : préparés et rédigés par des « plumes de l’ombre » que les initiés – et le grand public qui veut bien s’en préoccuper – connaissent bien, les discours d’un crypto-littéraire comme Macron (qui affirme haut et clair travailler les canevas qui lui sont soumis) sont rarement un pur produit de sa plume[6] ! Les discours ne traduisent donc pas nécessairement une pure pensée présidentielle ; le prononcé du discours, en revanche, porte la vraie marque de celui qui s’exprime ! Faudrait-il dès lors combiner l’analyse de l’écrit (pas toujours personnel) et celle de l’oral (porté par le locuteur) pour y retrouver son latin ? Cela me conduit, en définitive, à douter de l’utilité politique de cette analyse linguistique : lourde à manier, elle suppose une logistique non-négligeable. Pour quelle utilité ? Le talent, oral et mental, d’un tribun comme Nicolas Sarkozy, brillant avocat-plaidant (comme son confrère Dupont-Moretti, actuel Garde des Sceaux, ministre de la Justice) se révèle bien mieux dans le débat contradictoire que dans des discours qui sont principalement conçus et écrits par d’autres que lui ! Et que dire du verbe compassé de présidents comme Hollande ou Chirac ? Conçus évidemment par autrui et prononcés sans entrain, ils sont évidemment effacés par ceux, bien plus toniques, que prononce de nos jours Emmanuel Macron !

Devant une telle variété de style, de personnalités et d’écritures, le big data est-il vraiment le bon moyen pour comparer les traces que laissent des présidents dont la parole fut souvent écrite par procuration ? Ce livre ne permet pas de trancher. Toutefois, au fil des pages, le discours macronien révèle sa vraie maîtrise et son tempérament profond : il est technocratique, conditionné par sa pratique du langage diplomatique et par son art abouti de la complexité administrative ! Mayaffre n’en est pas dupe : « l’histoire politique de la France charrie et impose ses mots, ses formules, ses actes ; par-delà sa personnalité, un président est (donc) contraint de composer (avec ces mots) » (p. 235). L’auteur marque ainsi lui-même la limite de l’exercice qu’il a conduit !

 

La ritournelle macronienne

La troisième et dernière partie de ce livre (Les thématiques macroniennes, pp. 239 à 298) souligne l’habileté pragmatique de Macron. Qu’est-ce donc qui peut inspirer ce personnage ? Quelle pensée sous-tend son action ? Comment et pourquoi réagit-il aux événements ? Il ressort de cette approche sémantique que Macron admet, avec une candeur surprenante, qu’il réagit bien plus souvent qu’il ne prend l’initiative : « (il) réfute l’immobilisme et revendique (son) évolution ! ». Est-ce pourquoi ce président avoue, sans la moindre vergogne : « sachons nous réinventer » (p. 240) ?

Pour Damon Mayaffre, Macron reste une réelle « énigme verbale » (p. 41) : ses discours et les mots qu’il emploie sont à la fois (en même temps ?) ambigus et mystérieux. Les pistes se brouillent : des mots, lâchés « en rase campagne » (électorale, s’entend !), lui reviennent en boomerang ; à l’occasion, sa pensée est même confondante ! A force de s’affirmer « en marche », le président a-t-il jamais eu d’autre intention sérieuse que celle de franchir les marches de l’Élysée, ce que signifierait son leitmotiv : rester en mouvement ! Ne serait-il ainsi qu’un avatar contemporain de l’ancien président du Conseil de la quatrième République, le savant professeur de droit romain Edgar Faure, courageux mais jamais téméraire, qui proclamait, sourire en coin : « moi, une girouette ? Mais non : ce n’est pas moi qui tourne, c’est le vent » !

En politique intérieure[7], le verbe macronien exprime la boulimie oratoire de cet élu (pp. 242-243) : questions de sociétés, d’autorité et d’ordre public, questions économiques et sociales, toutes sont abordées sans coup férir et sans qu’aucune n’efface ou n’occulte aucune autre : croissance, chômage, innovation, financement des entreprises, importance du numérique, problèmes de mœurs, de société, rapports homme/femme, brutalité sur femmes et enfants, libération des mœurs et chamboulement des liens familiaux se mélangent en vrac dans le discours macronien !

Ce langage témoigne aussi de sa très rapide adaptation aux circonstances : après avoir buté sur la réticence des retraités, Macron tira parti de la pandémie qui fut la première bouée de sauvetage de son mandat ! Dès lors, sa priorité n’est plus de maîtriser le serpent de mer des retraites ; mais de promettre à chacun – quoi qu’il en coûte – que l’État tutélaire sorte tout le monde de sa mouise, sans que quiconque ne fasse un effort ! L’Europe, enfin (pp. 285 sq.) : cette personne publique que personne ne respecte sauf comme « assureur en dernier ressort », ce candidat europhile s’en empare car il espère qu’il pourra être réélu sans trop de mal grâce à sa présidence qui survient dans un temps de vraie guerre !Il la pare donc de valeurs souveraines incongrues qu’il brandit, en notre nom, en promettant son soutien à l’Ukraine. Abordé au dernier chapitre du livre, ce thème était effectivement inscrit au filigrane de tout le discours macronien, ce que révèle la machine (figure 58, p. 287) !

Quelques mots pour conclure !

Il faut l’avouer, notre jeune et fringant président est véritablement « né coiffé »[8] : c’est au jour où se profile la fin des contraintes pandémiques qui nous mirent à genoux pour deux ans, que le chef de l’État endosse la frêle et courte présidence du Conseil européen : « nous aurons peu de priorités » déclarait-il le 2 juillet 2020 ; sa brève liste de tâches incluait : « la défense de la souveraineté européenne » vingt mois avant que la Russie n’ouvre les hostilités en Ukraine ! Alors qu’il préside le Conseil européen depuis six semaines, deux ans après la malencontreuse métaphore guerrière brandie à propos du Covid, le voici aux prises avec un vrai conflit inter-européen, le premier depuis le triste imbroglio dans lequel nous entraîna Chirac lors de la guerre au Kossovo, partie de l’ancienne Yougoslavie (son discours intransigeant du 3 mai 1999). Dans quelle mesure ce conflit a-t-il contribué à le réélire, comme ce fut le cas de F.D. Roosevelt aux États-Unis à la veille et pendant le second conflit mondial de 1939-1945 ? L’histoire nous le dira ; à ce stade, l’analyse numérique des multiples discours prononcés par Emmanuel Macron depuis son élection confirme que, faute d’avoir vraiment gagné sa crypto-guerre contre le Covid, notre président sait y faire en matière de discours : ce logographe, comme dit Mayaffre, est étourdissant !


[1] Ma collègue Françoise Finniss-Boursin avait, la première, consacré une thèse d’État à cet exercice : Les discours de vœux des présidents de la République, La France au fond des yeux, LGDJ, Paris 1992 (préface de Francis Balle).

[2] Marie-Laure Delorme, n° 2522-23, 17/24 déc. 2020, pp. 37-40.

[3] Hachette, Paris, 1961, réédité Livre de poche, n°2495, 1988.

[4] Popularisée et industrialisée par les initiateurs de Google, Sergueï Brin et Larry Page, l’indexation récursive d’un texte intégral (page ranking) facilite considérablement ce type d’analyse : cf. dans notre traité L’ère du numérique 2, l’économie revisitée, ISTE, Londres (2018) le texte de Michel Volle : « Vers une économie post-industrielle », pp. 147-149.

[5] La cohabitation s’est (pour le moment) éteinte depuis que le président de la République et l’Assemblée nationale sont élus ensemble, pour une même période de cinq ans.

[6] Les cas de Chirac, de Raffarin, de Sarkozy ou de Hollande sont encore plus symptomatiques à ce propos. Voir l’essai, bien informé lors de sa parution : E. Faux, Th. Legrand & G. Perez : Plumes de l’ombre, Ramsay, Paris 1990.

[7] Ici, le corpus comprend principalement des discours prononcés en France et à destination d’auditeurs nationaux.

[8] Sous d’autres cieux, on dirait « qu’il a la baraka », le privilège d’un chef mythique que protège la chance et la fortune !

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Journal des Libertés

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