Il s’agit d’une interpellation que l’on retrouve fréquemment dans les commentaires des lecteurs de blogs économiques ou financiers. Il y a quelques semaines, un ami belge, ancien chef d’entreprise aujourd’hui à la retraite, racontait s’être à plusieurs reprises adressé à des banquiers bruxellois, « gens de qualité appartenant à des institutions financières renommées opérant en Belgique, en France, au Luxembourg et ailleurs », pour leur poser la question de savoir où disparaissait l’argent créé par les banques centrales dans le cadre de leurs opérations de rachats massifs d’actifs dites de quantitative easing. « Aucun, s’étonnait-il, n’a pu me répondre de manière satisfaisante. J’imaginais bien qu’une grande partie de cet argent servait à renflouer les banques et le système financier international d’une manière ou d’une autre, mais, je le répète, aucun n’a pu m’éclairer plus.»

Henri Lepage est économiste. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, il a également étudié à l’Université du Colorado et à la LSE. Journaliste économique de 1967 à 1976 il a depuis enseigné et fait du conseil en divers endroits (dont Paris-Dauphine). Il est membre de la Société du Mont Pèlerin et administrateur de l’ALEPS. Ses nombreux ouvrages incluent Demain le capitalisme (Pluriel 1978) ou encore Demain le libéralisme (Pluriel 1980).

En fait il n’y a rien de mystérieux. Cet argent n’a pas disparu. Il est allé vers ceux à qui il était destiné : les vendeurs d’actifs dont les ventes à la banque centrale ont transité par leurs établissements bancaires. Sauf que ce n’est pas vraiment la banque centrale qui a créé cet argent, mais la banque commerciale intermédiaire lorsqu’elle a crédité le compte de dépôt de ce vendeur d’un montant égal à celui de la transaction. C’est ce crédit qui est le créateur de la monnaie. La banque ne transfère pas au vendeur d’actifs une somme qui aurait été préalablement créée et avancée par la banque centrale. C’est un détail, mais un détail qui a son importance.

Ce qui se passe, en se fondant principalement sur l’expérience américaine, est ceci. La banque commerciale recède ces actifs à la banque centrale qui les lui règle en créditant le compte de réserves qu’elle y détient. Ce sont ces fameuses réserves qui s’accumulent à la Fed au fur et à mesure du déroulement des opérations de quantitative easing et qui, depuis octobre 2008, y sont rémunérées à un taux d’intérêt (OIER – overnight interest rate on excess reserves) qui sert désormais d’ancrage à toute la politique de taux de la banque centrale en lieu et place de l’ancien taux des Fed Funds du régime d’avant la crise[1].

On a souvent entendu dire que ce serait cette rémunération des réserves des banques qui les empêcherait de transformer les avoirs qu’elles détiennent à la banque centrale en crédits à leurs clients industriels, ce qui permettrait aux dollars du QE de se déverser dans l’économie réelle. Ce qui est alors oublié est que ces réserves banque centrale ne sont pas réellement de la monnaie que l’on pourrait librement se repasser d’un compte à l’autre. Il s’agit d’une réserve comptable qui ne peut circuler qu’entre les comptes des banques habilitées à disposer d’un compte à la banque centrale et qui, une fois créée, ne peut pas sortir de ce circuit tout simplement parce que personne d’autre, en dehors des banques inscrites sur le registre de la banque centrale, ne peut y avoir de compte. Autrement dit, aucune banque ne peut dire : « je vais tirer sur mes réserves pour avancer de l’argent à un client » pour la bonne raison que celui-ci ne peut encaisser d’argent tiré sur la banque centrale.

Bilan de l’opération : d’un côté (à l’actif) la banque voit ses réserves banque centrale augmenter et, de l’autre (au passif), elle accroît ses engagements de crédits à la clientèle d’un montant équivalent. Il y a équivalence comptable, mais il n’y a pas transformation de réserves en crédits. La création de monnaie intervient en fait lorsque la banque crédite le compte de dépôts de son client vendeur d’actifs pour lequel elle agit en tant qu’intermédiaire. Il n’y a pas de transfert de monnaie depuis le compte de réserves de la banque à la banque centrale vers le compte de dépôt du client. L’acte créateur de monnaie est l’enregistrement comptable par la banque du nouveau crédit qu’elle ajoute au compte client (donc antérieur à l’intervention de la banque centrale dans le processus, si ce n’est son engagement de racheter tout ce qu’on lui présente). C’est elle qui crée de la monnaie, de la vraie monnaie qui va circuler dans l’économie réelle, pas la banque centrale. L’image de la machine à imprimer les billets est donc une impropriété héritée du passé, une facilité de langage qui détourne de la réalité contemporaine. Il n’y a tout simplement pas de planche à billets, ni même d’équivalent électronique[2].

Lorsque le client/revendeur d’actifs de la banque utilise le crédit que celle-ci porte à son compte pour faire des achats, son compte est débité, mais cela n’affecte pas le montant des réserves qu’elle détient à la banque centrale. Ce montant ne bouge pas. Ou du moins, pas immédiatement. Lorsque les chèques tirés au profit d’autres banques reviendront de la compensation entre établissements bancaires, il se peut que la banque soit en déficit et se trouve contrainte de tirer sur ses réserves pour régler ses dettes vis-à-vis d’autres établissements. Le volume des réserves entre banques, l’une par rapport l’autre, va fluctuer en fonction de la situation débitrice ou créditrice des uns et des autres. Mais le volume global de réserves pour l’ensemble du système bancaire, lui, n’en sera pas affecté.

Ces réserves accumulées en conséquence des programmes de quantitative easing sont en quelque sorte définitivement stockées à la banque centrale. Elles sont, comptablement parlant, de la monnaie parce qu’elles font partie de ce que l’on classe par convention dans l’agrégat monétaire M0 (la base monétaire). Mais c’est une monnaie en quelque sorte « inactive » qui n’a pas vocation à tourner dans l’économie réelle. Elle ne peut tourner qu’entre banques, au sein du système bancaire constitué par l’ensemble des banques plus la banque centrale, lorsqu’une banque éprouve des difficultés pour solder ses comptes de compensation journaliers vis-à-vis d’autres établissements. La banque qui se porte au secours de celle qui éprouve des difficultés de trésorerie le fera par l’intermédiaire du marché monétaire interbancaire, mais la monnaie en question ne sort pas du circuit banque centrale. Le montant global des réserves excédentaires comptabilisées dans le bilan de la banque centrale ne peut être réduit que par l’opération inverse qui consiste pour celle-ci soit à rembourser l’émetteur du titre à sa maturité, soit à le remettre sur le marché (en le revendant ou en en cédant temporairement la possession comme dans le cas de nouvelles opération de reverse repo[3] pratiquées par la Fed depuis quatre ans).

Une fois ces détails précisés, que se passe-t-il avec l’argent liquide (dépôt) désormais crédité au compte du vendeur ? Il va se passer ce que les promoteurs de l’opération avaient imaginé. Cet argent n’ira pas principalement nourrir la consommation dans la mesure où il s’agit pour l’essentiel d’investisseurs professionnels et institutionnels. Comme prévu, ceux-ci vont profiter de cet afflux de liquidités pour restructurer leurs portefeuilles de placements. Et ils vont le faire on se reconstituant un patrimoine davantage orienté vers l’acquisition de valeurs à risque plus rémunératrices (souvent considérées comme spéculatives) pour compenser la baisse des taux d’intérêt que génère l’opération massive de rachats d’actifs en faisant monter les cours des titres d’Etat et autres valeurs mobilières principalement visées (comme les obligations adossées à des portefeuilles de titres hypothécaires). C’est ce qui est recherché.

Les économistes en attendent un double effet :

  • Un effet de contagion à la baisse des taux longs (avec resserrement de l’écart entre taux longs et taux cours) dont ils espèrent un effet de relance sur l’économie par plus d’investissements et un accroissement de la formation de capital brut (et donc également une reprise des gains de productivité) ;
  • Un effet de richesse sur les dépenses de consommation des ménages les plus riches résultat de la montée des cours de bourse induite par la baisse des taux (effet analogue à celui enregistré avant la crise lorsque la hausse des prix immobiliers permettait aux bénéficiaires d’emprunts subprime d’emprunter encore davantage).

Globalement, c’est ce qui s’est produit. L’effet richesse est resté très limité, mais les taux longs ont effectivement baissé. Les investisseurs se sont engagés dans une chasse au rendement (yield search) qui, elle, s’est manifestée par une réorientation des patrimoines vers des placements plus risqués (junk bonds par exemple). De ce point de vue, les opérations de quantitative easing ont plutôt rempli leur mandat. L’argent n’a pas disparu. Il s’est réinvesti dans la reconstitution de nouveaux portefeuilles et a bénéficié quasi exclusivement aux classes les plus fortunées de la population, celle sur lesquelles reposait, sans le dire, le succès de l’opération.

Mais ce qui n’a pas fonctionné, c’est le second volet, c’est-à-dire les espoirs placés dans la relance de la formation de capital brut. Tant en Europe qu’aux Etats-Unis (mais aussi au Japon et en Chine) la formation de capital brut n’est jamais véritablement repartie. De ce point de vue c’est un résultat désastreux. Et c’est pour cette raison que, depuis dix ans, la reprise n’est jamais au rendez-vous (même aujourd’hui, malgré les illusions de l’émergence d’un nouveau boom mondial synchronisé qui ont été hyper médiatisées à la fin 2017 et au début de cette année). Le principal facteur d’entraînement fait toujours défaut. Les soi-disant politiques de relance monétaire sont restées sans effet. Pourquoi ?

La raison de cet échec [4] est due au télescopage de ce volet de l’action monétaire et financière des pouvoirs publics avec un violent choc déflationniste qui s’est simultanément niché au cœur même du système bancaire mondial, et qui est lui-même pour sa plus grande part la conséquence de l’empressement des personnels politiques des grands pays occidentaux, dès les premiers mois de la crise de 2008, à durcir et renforcer les règles prudentielles imposées aux dirigeants et gestionnaires d’établissements bancaires : Accords de Bâle (1, 2 et 3, voire 4), législation Dodd-Franck aux USA entraînant le relèvement des ratios de capital, l’introduction de nouveaux ratios et tests de liquidité, une sur-régulation spécifique des groupes à risque systémique, etc.

La monnaie des QEs n’a pas disparu. Mais si les banques ont concouru à la création des liquidités correspondant aux engagements du programme public de rachats d’actifs, elles ont simultanément réduit leur contribution à d’autres activités de crédit (par exemple les prêts aux petites et moyennes entreprises[5] ). Ce qui a disparu est toute une partie de la création mondiale privée de monnaie bancaire dont les robinets ont été partiellement refermés par la série de changements institutionnels et réglementaires qui, après la crise, ont modifié les éléments de calcul économique déterminant la matrice d’offre des entreprises bancaires et financières en matière de financement, mais aussi de production de produits dérivés quasi-monétaires désormais couramment utilisés comme instruments quotidiens de transaction et de paiement dans les relations commerciales et financières internationales. Sont concernés au premier chef le petit nombre (une vingtaine) de très grands groupes bancaires transnationaux (les Global banks comme J.P. Morgan, Citibank, Goldman, UBS, Crédit Suisse, Société Générale, BNP-Paribas, Deutsche Bank, Nomura…) dont les activités internationales de courtage (dealers) et de teneurs de marché (market making) constituent aujourd’hui l’infrastructure principale du réseau d’alimentation et de distribution de la liquidité mondiale off shore (Eurodollars [6]) qui s’est développé depuis trente ans dans la foulée du processus de mondialisation économique, en donnant naissance à un système planétaire de refinancement à caractère privé et a-territorialque le professeur Perry Mehrling d’Harvard qualifie de Global Money [7].

Le problème est que ce choc déflationniste n’est pas visible si l’on s’en tient aux seules définitions traditionnelles de la monnaie (les agrégats M0, M1 et M2). Il n’apparaît que si l’on prend les définitions les plus larges et les plus récentes de la monnaie (type Divisia M4, dont les chiffres sont collationnés et publiés par un organisme privé, The Center for Financial Stability, localisé à New York). Il s’agit d’une méthode d’agrégation des données monétaires, inspirée des travaux d’un ingénieur économiste français de l’après-guerre, dont la caractéristique est d’incorporer dans le concept de monnaie une gamme plus étendue d’outils de financement dotés de caractéristiques quasi-monétaires et désormais communément utilisés comme instruments de transaction : papier commercial, parts de fonds monétaires, repos (overnight and term repurchase agreements[8] ).

Les seuls chiffres dont nous disposions à ce jour pour apprécier l’ampleur de ce choc déflationniste sont ceux qui figurent dans une étude de Steve Hanke et Matt Sekerke publiée par le Cato Institute à l’été 2017 [9]. L’apport de cet article est d’évaluer les chiffres de la création monétaire américaine en utilisant l’agrégat Divisia M4 et en les répartissant entre trois sources de création : une part « Etat » (c’est-à-dire la Fed), une part « banques commerciales », et une part « non banques » (qui regroupe l’activité des anciennes banques d’investissement et des établissements non bancaires classés comme relevant du shadow banking[10] ).

A partir des tableaux présentés par Hanke et Sekerke, je me suis livré à quelques opérations pour comparer la création de monnaie (au sens le plus large) entre deux périodes : avant la crise financière (de 2000 à 2007) et après la crise (août 2007 – octobre 2016). Les résultats auxquels on arrive sont les suivants :

  • Entre 2007 et 2016, la création de monnaie banque centrale a été multipliée par 4,5 par rapport à la première période mais,
  • La création de monnaie par le système des banques commerciales a baissé de 30%,
  • La création de monnaie par les non-banques du shadow banking a diminué de 86%,
  • L’augmentation de la masse monétaire au sens le plus large (M4) a été égale à seulement 55% de celle de la période précédente.

Conclusion : l’inondation de monnaie banque centrale supposée résulter des opérations de quantitative easing est très loin d’avoir compensé l’effondrement du rythme de croissance de la production privée de monnaie. A partir de ces chiffres, il est possible d’évaluer à 4.400 milliards de dollars (soit 21% de M4) la masse monétaire qui manquait à la fin 2016 par rapport à ce qui eût été nécessaire pour accompagner le retour de l’économie américaine sur son trend de croissance moyen de long terme[11]. C’est cet argent qui a disparu, et c’est sur les causes de cette disparition qu’il faut s’interroger, en étudiant en particulier les mécanismes institutionnels et réglementaires qui, depuis la crise, contraignent les grands groupes bancaires et financiers mondiaux à réduire la voilure de leurs bilans – en particulier dans les domaines d’activité qui comptent aujourd’hui parmi les principaux supports de la création globale de monnaie (comme les dérivés)[12].

Si l’on admet que l’agrégat monétaire déterminant pour juger de l’impact d’une politique monétaire sur les conditions économiques de la période étudiée est la masse monétaire au sens large (M4), il apparaît clairement que la situation monétaire américaine est restée beaucoup plus rigoureuse qu’on le croit habituellement au seul vu du niveau particulièrement bas des taux d’intérêt pratiqués. Alors que les pouvoirs publics étaient convaincus de mener, grâce aux QEs, une action monétaire de relance (stimulus), et que tout le monde les écoutait, en réalité c’était l’inverse. La croissance restait bridée par des contraintes de bilan imposées aux banques par des autorités et des économistes dont les conceptions monétaires étaient peut-être adaptées au monde des années cinquante, mais qui ne tiennent aucun compte des nouvelles réalités et pratiques d’un environnement bancaire, monétaire et financier profondément révolutionné par les conséquences de trente années de mondialisation.

Il semble malheureusement que ces contraintes soient toujours à l’œuvre. D’où l’impatience montante de tous ces gens qui s’interrogent de plus en plus ouvertement sur ce que les banques centrales font de tout cet argent dont elles sont censées inonder l’économie mondiale mais dont ils ne voient pas la couleur.

Le problème n’est toutefois pas seulement de nature purement macro quantitative (l’argument de la critique monétariste stricto sensu). Un autre aspect essentiel des processus en cours tient aux conséquences micro qu’entraîne le retrait de ces grands groupes bancaires et financiers transnationaux dans leurs activités  monétaires de marché. En restreignant leur offre pour obéir aux nouvelles contraintes de bilan imposées par l’hystérie réglementaire de l’après-crise (qui n’est pas encore arrivée à son terme), ce retrait désorganise l’intégration mutuelle des différents marchés par les prix. Il en résulte des enchaînements de fragmentation et de segmentation des marchés qui font obstacle à la fluidité de circulation des liquidités et sont donc facteurs de crises locales et récurrentes, voire croissantes, d’illiquidité momentanée (comme les accidents de flash crash[13]). Ces dysfonctionnements entraînent un processus de désorganisation que l’on pourrait plus précisément qualifier de « déglingue » d’un système bancaire qui, s’il n’était certes pas parfait avant la crise, fonctionnait néanmoins de manière suffisamment souple pour répondre sans trop de heurts aux besoins variables en liquidités de l’économie mondiale. Cette déglingue se manifeste en particulier par l’apparition d’anomalies de marché qui devraient logiquement disparaître si la segmentation diffuse observée depuis plusieurs années n’entravait le fonctionnement des mécanismes spontanés d’arbitrage. Le fait que ces anomalies (comme les écarts de swap négatifs[14], la permanence d’écarts de taux inhabituellement bas, la disparition de la valeur prédictive de l’indicateur de volatilité boursière VIX, la multiplication anormale de situations de contango[15] ) tendent à se multiplier et à perdurer est en soi le signe d’une déglingue de plus en plus profonde de l’actuel système mondial de financement. Dans le cas américain (mais c’est de plus en plus le cas pour l’ensemble des principales économies mondiales, pays émergents inclus) cette déglingue conduit apparemment à l’enfermement du taux de croissance à l’intérieur d’un étroit couloir contraint par le plafond de verre d’une croissance réduite de moitié par rapport au trend séculaire, ainsi qu’à un profil d’enchaînement de mini-cycles de trois ans en moyenne où n’apparaît aucune reprise véritable. Seul l’avenir nous dira s’il s’agit d’un phénomène transitoire ou durable.

En résumé, le drame de la situation actuelle est que les actions des banques centrales sont profondément incohérentes. Elles font d’une main ce qu’elles défont de l’autre. Comme le souligne avec insistance Jeffrey Snider, il est de plus en plus apparent qu’en vérité « elles ne savent pas ce qu’elles font »[16].

[1]    L’OIER est un nouvel outil monétaire mis en place par la Fed en octobre 2008, trois ans avant la date initialement prévue. En instaurant le versement d’un taux d’intérêt, même minime, sur les réserves excédentaires des banques, l’intention était d’inventer un mécanisme qui permettrait d’éviter d’aller jusqu’au taux zéro, d’imposer une sorte de seuil plancher aux taux des Fed Funds, et ainsi de sauvegarder l’existence d’un marché interbancaire sur lequel la banque centrale continuerait d’intervenir de manière traditionnelle. Mais la manœuvre a totalement raté. Ses initiateurs n’ont pas tenu compte de la présence des GSEs (Government State Enterprises comme Fanny Mae et Freddy Mac) qui continuaient d’alimenter le marché des Fed Funds à des taux inférieurs au taux versé par la banque centrale sur les réserves des banques commerciales. La descente aux taux zéro n’a pas été interrompue, et ceux-ci se sont généralisés. Pour une description des nouvelles institutions monétaires mises en place par la Fed en raison de la crise financière, voir notre article publié en septembre 2017 sur la revue online Argument : Henri Lepage, “Système monétaire et banques centrales, la grande déglingue”,

http://revue-arguments.com/articles/index.php?id=81.

[2]    Pour une explicitation approfondie, on consultera – entre autres – la série de trois textes écrits par Jeffrey Snider : “Bank Reserves, The Great Tease”, http://www.alhambrapartners.com/2018/05/08/bank-reserves-part-1-the-great-tease/. Pour davantage d’explications, cliquer sur le tag “bank reserves”.

[3]    Le repo est une nouvelle procédure permettant aux organismes financiers non bancaires, comme les fonds monétaires de placement qui habituellement n’ont pas accès aux services de la banque centrale, d’y déposer des liquidités en contrepartie d’une obtention temporaire de titres financiers du Trésor public leur permettant d’augmenter leur portefeuille de titres sûrs utilisables comme garantie collatérale pour d’autres opérations financières. Couplé par avec l’OIER, ce nouvel instrument devait permettre à la Fed de retrouver un levier d’action sur le contrôle des taux comparable à ce qui existait avant la crise. C’est le système qui fonctionne actuellement. Mais l’émergence d’un vaste marché mondial autonome et a-territorial de la liquidité interbancaire  (l’eurodollar system) fait qu’en réalité le contrôle effectif de la banque centrale US sur ses taux est moins réel qu’elle ne le croit. Pour plus de précisions sur ce dernier sujet, voir mon article publié par la revue Politique Internationale (hiver 2017-2018) : Henri Lepage, “Le ressort brisé du système monétaire international

http://www.politiqueinternationale.com/revue/article.php?id_revue=123=815=synopsis&id=1685&content=synopsis

[4] Les chiffres sont sans appel. Pour les USA, le trend de long terme (moyenne sur vingt ans) était de l’ordre de +3,5% pour le PNB réel (real GNP). Depuis la fin de la récession, la croissance n’est plus que de 1,8% par an.  C’est une division par deux. Si l’on tient compte de la croissance démographique, le chiffre tombe à seulement +0,9% par an (real GDP per capita). Ce chiffre est celui que l’on retrouve au Japon pour la période de 1992 à nos jours. Il n’est donc pas faux de parler de “japonisation” de l’Amérique. Et encore le chiffre ainsi donné pour le PIB réel est-il calculé en prenant comme base de départ le creux de la grande récession (2009). Si l’on utilise la base de référence habituelle pour effectuer ce genre de calcul – le point le plus haut du cycle précédent (peak) atteint avant le déclenchement de la récession, soit août 2007– la moyenne n’est plus que de 1,2%. Certes la croissance est redevenue positive, mais sans qu’il y ait eu de véritable reprise, au sens de rattrapage des pertes accumulées pendant la phase de récession (2008/2009). Normalement, lorsqu’il y a récession, la fin de celle-ci est suivie d’une période de rattrapage de l’ordre de douze à vingt quatre mois durant laquelle la vitesse de croissance passe temporairement, et de manière sensible, au dessus du trend de long terme (de l’ordre de 5 à 6% pour les USA) avant de revenir à celui-ci. Cette fois-ci le rattrapage n’a encore jamais eu lieu. En Europe, les résultats sont encore plus décevants : le PIB de la Zone euro n’a retrouvé son niveau de 2007 qu’en 2016, soit neuf ans après le déclenchement de la crise (contre six ans aux Etats-Unis). Plus parlante encore est la comparaison avec les années 1930 : combien savent que, malgré l’ampleur sans commune mesure du recul de la production européenne, celle-ci avait retrouvé son niveau de 1929 dès l’année 1935 ? Ces chiffres révèlent que le monde occidental n’est toujours pas véritablement sorti de la crise.

[5]    Cf le rapport du Global Markets Institute (Goldman Sachs) : “The Two-Speed Economy”, Avril 2015 (http://www.goldmansachs.com/our-thinking/public-policy/regulatory-reform/2-speed-economy-report.pdf) dont les conclusions sont résumées dans l’article de Peter Wallison pour l’American Enterprise Institute : “The Slow Economic Recovery Explained”, September 28, 2015

[6]    Les comptes eurodollar sont des comptes en dollars ouverts dans les livres d’établissements situés en dehors des Etats-Unis. Le préfixe euro attaché à ces dollars vient de ce que au début de leur multiplication la quasi-totalité de ces comptes était hébergée dans des banques européennes. Mais aujourd’hui on trouve des comptes eurodollar dans les banques du monde entier : vous pouvez aussi bien détenir des eurodollars dans une banque à Londres, à Paris, à Shanghai, Moscou ou Sydney, aux Bahamas, etc. On devrait plutôt parler de global dollars ou dollars off shore. Mais l’habitude a été prise de conserver globalement la dénomination d’Eurodollars. L’origine des euro-dollars date des années cinquante. On raconte que ce sont les soviétiques qui les auraient plus ou moins inventés en préférant mettre leurs dollars à l’abri dans des banques suisses pour échapper à d’éventuelles sanctions financières américaines. Mais la vraie cause de l’essor des eurodollars tient aux différences de législation bancaire et fiscale entre les deux côtés de l’Atlantique. Celles-ci font que lorsque l’on a des dollars il est plus avantageux de les conserver dans un compte bancaire britannique que dans une banque américaine à New-York. Pour répondre à la concurrence que leur font les banques londoniennes du fait de ces conditions plus avantageuse dans la collecte des dépôts en dollars, les banques US traversent alors l’Atlantique pour installer leurs succursales et entrer à leur tour dans le business des eurodollars. A partir des années soixante le marché des eurodollars change alors progressivement de nature. Au lieu d’être de simples instruments de règlement du commerce international (qui était alors fondé sur le mécanisme des lettres d’acceptation supposant que l’importateur préfinance lui-même l’achat des devises que sa banque utilisera pour régler son fournisseur étranger), les eurodollars sont peu à peu utilisés comme base de développement de toute une activité de crédit bancaire fonctionnant comme tout système bancaire sur le principe d’un mécanisme multiplicateur de crédits. C’est ce mécanisme qui, dans les  années soixante, apporte enfin une solution au problème de la pénurie de dollars qui a marqué tout l’après-guerre. Bénéficiant progressivement de toute une série d’innovations techniques et financières, l’Eurodollar entame alors sa mutation en un véritable système bancaire-bis, parallèle et hors-norme, qui fabrique des dollars comptables privés (c’est à dire pas autre chose que des chiffres dans un ordinateur) acceptés par les opérateurs du commerce international.

[7]    Cf. Perry Mehrling, “Global Money, a Work in Progress” sur son blog personnel (juin 2016) : http://www.perrymehrling.com/2016/06/global-money-a-work-in-progress/.  Sa thèse est que nous assistons depuis trente ans à une mutation silencieuse du régime monétaire international liée à l’émergence d’une nouvelle strate et de nouvelles pratiques bancaires de nature authentiquement transnationale dont l’existence est une conséquence du processus de mondialisation et de ses effets d’entraînement sur l’innovation technologique et financière.  Pour un essai de présentation des grandes lignes de cette mutation, voir mon article : Henri Lepage, “Le ressort brisé du système monétaire international

http://www.politiqueinternationale.com/revue/article.php?id_revue=123=815=synopsis&id=1685&content=synopsis

[8]    Le repo (en France on parlera de « pension livrée ») est un mécanisme de financement par lequel vous cédez à un partenaire un certain volume d’actifs négociables (actions, obligations, certificats de dépôts, papier commercial) que celui-ci s’engage à vous revendre au même prix (augmenté du taux d’intérêt) à une date déterminée à l’avance. Il s’agit d’une technique de financement généralement à court terme (de un jour à un mois) qui se substitue aux dépôts bancaires classiques et dont l’usage interbancaire croissant supplante le marché monétaire traditionnel.

[9]    Steve Hanke & Matt Sekerke, « Bank Regulation as Monetary Policy: Lessons from the Great Recession », Cato Journal,  vol. 37, n° 2 (spring-summer 2017).

https://object.cato.org/sites/cato.org/files/serials/files/cato-journal/2017/5/cj-v37n2-11.pdf

[10]   L’expression “finance de l’ombre” (shadow banking) désigne en principe l’ensemble des établissements financiers exerçant des activités et prestations de type bancaire sans relever du statut des banques. Leur principale caractéristique est qu’ils ne peuvent pas se financer par le recours à des dépôts à vue, la principale ressource des banques, et de ce fait ne sont pas soumis à la législation réglementaire qui concerne les dépôts. Mais l’expression est généralement prise au sens plus large synonyme de « finance de marché ». Les banques centrales considèrent le shadow banking comme une sorte d’excroissance parasite, une forme de cancer malin prospérant de manière non régulée sur les flancs de l’ensemble du système bancaire traditionnel. En contrepoint de cette vision, il y a ceux qui, comme le professeur Perry Mehrling de Harvard, y voient plutôt la matrice d’évolution de l’actuel système monétaire international non pas vers un univers multipolaire de grandes monnaies concurrentes, mais vers une organisation hybride supérieure radicalement différente faisant coexister des  systèmes monétaires nationaux en perte de vitesse et une finance de marché en plein essor où l’intermédiation bancaire et l’évaluation des risques relèvent du jeu de mécanismes de prix  et de marchés mondiaux. « Emerging Financial Market Structures », blog personnel de Perry Mehrling, 9 mai 2016. http://www.perrymehrling.com/2016/05/emerging-financial-market-structure-backstops-and-management/. Pour une présentation des mécanismes de création monétaire par les shadow banks, voir sur le site du Mises Institute (28 mai 2018) l’excellent article de Arkadiusz Sieron, « The Role of Shadow Banking in the Business Cycle »

https://mises.org/wire/role-shadow-banking-business-cycle

[11]   Sachant que, dans le long terme, Il existe une corrélation étroite entre la croissance nominale du PIB et la croissance de la masse monétaire (hypothèse centrale de la théorie monétariste déduite des travaux de Milton Friedman et Anna Schwartz sur l’économie américaine, complétée par l’observation que toute rupture dans le trend de croissance de la monnaie entraîne une rupture correspondante du trend de l’économie), le calcul contrefactuel consiste à comparer le chiffre actuel de la masse monétaire avec celui qui aurait été atteint si, depuis 2007, celle-ci avait continué de croître à un rythme égal à son taux de croissance moyen de long terme. L’écart entre les deux chiffres mesure en quelque sorte, de manière assez grossière il est vrai – mais c’est une indication –, le déficit de monnaie qui aurait été nécessaire pour accommoder les besoins de la croissance économique en continuité avec son trend de long terme.

[12]   Pour l’esquisse d’une telle étude voir la troisième partie de notre article publié en septembre 2017 sur la revue online Argument : Henri Lepage, « Système monétaire et banques centrales, la grande déglingue »

http://revue-arguments.com/articles/index.php?id=81

[13]   Crash de marché éclair.

[14]   Le swap est un produit dérivé financier qui consiste en un échange de flux financiers entre deux parties qui sont généralement des banques ou des institutions financières. Par exemple l’échange d’un flux futur d’intérêts fixes contre un flux d’intérêts variable (l’échange se faisant parce que les deux parties n’ont pas les mêmes anticipations sur l’évolution future des taux). Autre exemple : le swap de devises est un accord conclu entre deux parties qui s’échangent un montant déterminé de devises étrangères et s’engagent mutuellement à se verser les intérêts correspondant à chaque devise ainsi qu’à se rendre les montants ainsi échangés à une date fixée à l’avance. Il s’agit d’une technique qui a permis aux importateurs de contourner l’ancien mécanisme qui consistait pour eux à préfinancer auprès de leur banque l’achat des devises que celles-ci devaient régler plus tard à l’exportateur étranger. En économie financière internationale il est un concept théorique qui pose que lorsque les marchés des changes sont efficaces et fonctionnent normalement, les opérations de swap ne sont pas rentables et ne peuvent donc pas se multiplier – alors que, depuis dix ans, depuis la crise, c’est tout le contraire : elles représentent désormais l’essentiel de la croissance du marché mondial des dérivés. S’il en est ainsi, c’est parce que ces opérations rapportent des profits que, théoriquement, elles ne devraient pas générer. Des tests empiriques confirment que, jusqu’à la grande crise financière, l’écart mesuré entre les conditions de la théorie et les chiffres observés (cross-currency basis) restait extrêmement faible et n’était que le produit de déséquilibres éphémères. Depuis la crise, on observe au contraire une permanence de gains d’arbitrage importants qui concernent les opérations sur devises – ce qui en principe serait impossible. Cette observation est l’indice de ce que le système monétaire et financier mondial continue de faire preuve d’un fonctionnement très déglingué par rapport à ce qu’était la situation avant les événements de 2007. Et donc une preuve de plus qu’en réalité les choses sont encore loin d’être rentrées dans l’ordre, et que la crise n’est toujours pas terminée (forte incertitude et forte instabilité).

[15]   Le terme “contango” fait référence à une condition particulière de marché dans laquelle le prix d’un contrat à terme est supérieur au prix spot attendu au moment ou l’échéance du contrat sera atteinte.

[16]   Jeffrey Snider est un économiste américain, Chief Invesment Strategist chez Alhambra Investment Partners, une firme de conseil en placements de Floride. Il est l’auteur de chroniques dont le centre d’intérêt est l’analyse des mutations bancaires et monétaires entraînées par le processus de la mondialisation, leur impact sur le fonctionnement du système international de paiements, et leurs conséquences macroéconomiques. Sa thèse est que le problème ne vient pas seulement des réglementations prudentielles post-crise – comme je le décris dans ce texte –, mais de la manière dont, dès l’origine (c’est à dire dès Bâle I), la mise en place des contraintes de bilan a inséré dans les principes comptables de gestion des grandes banques transnationales un irrémédiable virus de pro-cyclicité (« Math as money ») s’exerçant aussi bien pour le meilleur (avant la crise) que pour le pire (après le cygne noir que fut la crise). On peut lire ses chroniques sur le site internet d’Alhambra Investment Partners

http://www.alhambrapartners.com/author/jsnider/

ou sur celui de RealClear Markets

https://www.realclearmarkets.com/authors/jeffrey_snider/

Ne pas oublier non plus les synthèses que représentent les transcriptions de ses interviews sur MacroVoices.com.

About Author

Journal des Libertés

Laisser un commentaire