* Pascal Salin a préfacé l’unique ouvrage de Jasay qui, à ce jour, a été traduit en français : L’Etat, éditions Les Belles Lettres (1994). Nous reproduisons ici cette préface.
Il est des livres — rares — dont on sort différent après les avoir lus. L’Etat d’Anthony de Jasay est de ceux-là. S’agit-il d’un plaidoyer supplémentaire pour ou contre l’Etat, d’une recherche sur les limites qu’il conviendrait d’apporter à l’action étatique, d’une synthèse des innombrables travaux qui ont pris l’Etat pour objet ? Ce livre n’est rien de tout cela. Il part d’une perspective fondamentalement nouvelle et qui consiste, en quelque sorte, à se placer à l’intérieur de l’Etat pour essayer de comprendre le phénomène étatique ou, plus précisément, son développement.
Pour les théoriciens de la politique et du Droit, ou pour les économistes, l’Etat a été le plus souvent analysé comme une sorte de vague abstraction : ainsi, la théorie normative, qu’il s’agisse de théorie constitutionnelle ou de théorie économique, cherche à déterminer la sphère d’action propre de l’Etat par rapport aux citoyens et propose les moyens de confiner chacun dans son propre domaine ; les théories de la politique économique supposent implicitement, pour leur part, que l’Etat serait une super-entité à la fois bien intentionnée et bien informée. Au cours des décennies récentes la compréhension du phénomène étatique a fait de grands progrès, en particulier grâce à la théorie des choix publics (dont James Buchanan peut être considéré comme l’initiateur). Le concept nébuleux est devenu plus concret, plus proche de la réalité : l’Etat est en fait un ensemble complexe d’individus et d’interactions entre individus — hommes politiques, fonctionnaires, membres de groupes de pression —dont chacun cherche à poursuivre ses propres objectifs. On pourrait donc être surpris qu’Anthony de Jasay préfère revenir à une conception abstraite de l’Etat en faisant expressément abstraction de l’identité de ceux qui l’incarnent. C’est qu’il s’interroge en fait sur l’essence même du phénomène étatique.
Sa démonstration est alors éclatante : peu importent les hommes qui font l’Etat, peu importent leurs objectifs, peu importe qu’ils soient avides ou désintéressés, peu importe qu’ils adhèrent à telle ou telle idéologie. Il y a au fond un processus de sélection naturelle par lequel l’Histoire balaie ceux dont les actions ne se conforment pas à la nature profonde de l’Etat.
Quelle est cette nature ? C’est la contrainte. Que l’Etat apparaisse comme pure violence, comme dans les totalitarismes, qu’il recherche des appuis populaires, des justifications idéologiques, qu’il soit démocratique ou despotique, il n’en reste pas moins toujours identique à lui-même. Comme Anthony de Jasay le précise, son ouvrage décrit « la progression logique de l’Etat, d’un extrême à l’autre, du cas limite où ses objectifs n’entrent pas en concurrence avec ceux de ses sujets, jusqu’à celui où il en est arrivé à disposer de la plupart de leurs libertés et de leurs propriétés ».
C’est une tradition de la pensée politique que d’imaginer une origine rationnelle de l’Etat. Les hommes — ou certains d’entre eux — auraient eu besoin d’inventer l’Etat pour sortir du désordre de « l’état de nature » ; ils auraient donc librement accepté de signer le « contrat social » pour améliorer la coopération entre eux. Les théories modernes de la décision, tendant à prouver que la coopération sociale ne peut pas être spontanée, pourraient même être appelées en renfort pour conforter cette tradition. Mais Anthony de Jasay montre avec brio que, ce faisant, on oublie la dimension du temps : les hommes apprennent à connaître leurs semblables, investissent dans la production de confiance et découvrent les bienfaits de la coopération sociale. Il n’est pas besoin d’un Etat pour faire respecter les contrats et « l’hédonisme politique », consistant à penser que les hommes ont rationnellement décidé de la création d’un Etat, parce que ses bienfaits l’emporteraient sur ses inconvénients potentiels, est logiquement faux. Il convient alors d’affirmer qu’il n’y a pas de justification rationnelle à l’Etat. Sa naissance est un hasard de l’Histoire et le fameux « contrat social » n’est pas nécessaire, les contrats inter-individuels suffisant à assurer la coopération sociale. Mais à partir du moment où l’Etat a été créé, quelles qu’en soient les raisons, on est à sa merci.
Anthony de Jasay règle leurs comptes à toutes sortes de faux concepts inhérents à l’étatisme des économistes et des politiciens. Ainsi en est-il des « externalités » : comme il le souligne, un contrat est légitime même s’il viole les intérêts d’un tiers, à condition qu’il ne viole pas ses droits. Ainsi en est-il des « biens publics », dont on prétend qu’ils ne pourraient pas apparaître s’ils étaient produits par un processus de coopération spontanée. Ainsi en est-il encore de « l’intérêt général » ou de l’intérêt collectif d’une classe particulière.
Pour Anthony de Jasay, « les préférences émises en matière d’institutions politiques découlent très largement de ces institutions mêmes ». Elles agissent à la manière d’une drogue et une fois que l’Etat est apparu, pour une raison ou une autre, il suit sa logique propre et il suscite de la part des citoyens des comportements d’adaptation. Comme l’écrit de manière provocante Anthony de Jasay, « Au lieu que ce soient les gens qui choisissent le système politique, dans une certaine mesure c’est le système qui les choisit ». Autrement dit, à partir du moment où l’Etat existe, il saura utiliser les techniques nécessaires pour subsister et pour s’étendre, qu’il s’agisse de la terreur ou, au contraire, de la recherche de l’assentiment populaire, soit par l’affirmation de sa « légitimité », soit par la distribution d’avantages particuliers. Ne pouvant s’attacher certains qu’en nuisant aux autres, l’Etat devient « conflictuel ». Anthony de Jasay démonte avec une précision et une rigueur extrêmes les nécessaires incohérences de l’action étatique. Elle ignore nécessairement l’impossibilité des comparaisons inter-étatiques, elle produit nécessairement toutes sortes d’effets non prévisibles et non désirés ; mais précisément à cause de ces incohérences, elle est conduite à se renforcer indéfiniment.
Il n’est évidemment pas question de résumer l’ensemble de l’ouvrage d’Anthony de Jasay. Soulignons plutôt certaines de ses caractéristiques qui nous sont apparues comme particulièrement marquantes. C’est, par exemple, cette extraordinaire aptitude à remettre la logique sur ses pieds ; ainsi, l’Etat n’est pas inoffensif parce que les pouvoirs y seraient séparés, mais ils ne seraient vraiment séparés que si l’Etat était inoffensif (ce qui est, évidemment, une utopie); les fonctions traditionnellement attribuées à l’Etat — allocation, répartition et stabilisation—ne sont pas séparables les unes des autres : l’Etat est redistributif, mais il utilise des discours variés pour justifier les redistributions qu’il décide; ce ne sont pas les électeurs qui choisissent leur Etat, mais l’Etat qui choisit ses électeurs; la démocratie, fondée sur le principe de l’égalité entre les électeurs, est une machine à fabriquer des inégalités; contrairement à la justification traditionnelle de l’Etat comme producteur de « biens publics » permettant de faire disparaître les comportements parasitaires, c’est l’Etat qui suscite des comportements parasitaires… Tous les thèmes de la politique moderne, qu’il s’agisse de la justice sociale, de l’égalité (des chances aussi bien que des résultats), de la démocratie, de la fiscalité, de la production publique, de l’économie mixte, sont ainsi passés au crible impitoyable d’une logique trop souvent bafouée par les autres auteurs.
L’ouvrage d’Anthony de Jasay c’est aussi une série de raccourcis saisissants. C’est l’expression d’une aptitude extraordinaire à rapprocher des éléments théoriques épars dans la science économique, la philosophie politique ou l’Histoire et d’en faire non pas une synthèse, mais une œuvre. C’est le caractère si personnel du style, que je me permettrai d’appeler «flamboyant», car il brille de mille feux, il est une sorte de kaléidoscope constamment changeant, mais toujours ordonné autour d’un point focal. Chaque facette du discours, qui semble tantôt cueillie au passage, tantôt longuement polie, contribue à la construction de l’édifice. Cette flamboyance même rend plus angoissant le discours de l’auteur ; inéluctablement on est ramené en un même point, vers cette nature apparemment multiforme, mais en réalité unique, de l’Etat, vers son essence même. Qu’il se pare des vertus démocratiques ou qu’il apparaisse dans sa force brute, il poursuit inexorablement sa croissance, il devient nécessairement, logiquement, totalitaire. Il est bien, en ce sens, le Léviathan qui dévore les êtres ; et il y arrive même avec leur assentiment.
L’Histoire récente n’apporte-t-elle pas un démenti à la thèse d’Anthony de Jasay ? N’a-t-on pas vu, en effet, l’effondrement extraordinairement rapide et imprévu des totalitarismes qui comptaient parmi les pires de l’Histoire ? N’est-il pas prouvé que des populations opprimées arrivent à faire prévaloir leurs droits en face de l’Etat tentaculaire ? Pour Anthony de Jasay, les leçons de cette Histoire récente sont tout autres : l’effondrement de ces systèmes — et en particulier de celui qui était la clef de tout, le système soviétique — tient tout simplement à « l’incompétence » de leurs dirigeants. Ils n’ont pas compris que la nature même de l’Etat qu’ils incarnaient ne permettait pas d’en relâcher certaines structures. Si l’on veut bien entrer dans l’univers intellectuel d’Anthony de Jasay, il nous faut donc être vigilants : contrairement à une thèse rassurante qui a fait récemment fureur, nous ne sommes pas arrivés à la « fin de l’Histoire », nous n’abordons pas une ère paisible et même ennuyeuse de coexistence pacifique entre des Etats convertis à la « démocratie libérale ». Le totalitarisme est en germe dans la démocratie sociale ; il est toujours présent, toujours prêt à renaître, à se développer, car il est la nature même de l’Etat.
Qu’Anthony de Jasay soit un observateur critique de l’action étatique, c’est bien évident. Mais ce qui lui importe n’est pas de lancer une croisade anti-étatique. C’est de comprendre et de nous aider à comprendre comment cet être abstrait, l’Etat, arrive à concentrer et à organiser rationnellement des forces qui sont potentiellement toujours présentes dans les sociétés humaines, les forces de la contrainte. Nous nous apercevons alors que pour défendre la liberté individuelle, il ne suffit pas de proclamer les droits de l’homme. Il faut encore savoir comment les hommes deviennent des esclaves, souvent volontaires. L’Etat est l’ennemi de l’homme. Mais pour combattre son ennemi encore faut-il le connaître et même le reconnaître, quels que soient les visages sous lesquels il se présente. C’est pourquoi l’ouvrage d’Anthony de Jasay est essentiel : il nous apprend à reconnaître la réalité de l’Etat, au-delà du temps, au-delà des hommes qui l’incarnent, au-delà des règles qui le définissent et au-delà des formes changeantes qu’il revêt.