Le rapport Delevoye, ci-après le Rapport, a été publié en juillet 2019 pour présenter les préconisations de M. Jean-Paul Delevoye « Pour un système universel de retraite ». Est-il crédible ? Quels sont ses principales propositions de réforme et sont-elles viables, cohérentes, souhaitables ?

D’emblée, l’analyse de M. Delevoye semble fragile alors qu’il part d’une hypothèse erronée selon laquelle « Notre système de retraites est aujourd’hui proche de l’équilibre financier » (p.6). Nous savons que le déficit sera en 2019 de l’ordre de 4,4 Md€, ce qui n’est pas rien.

Son ambition est d’instaurer « Des règles communes à tous, quel que soit son statut, et la fin des régimes spéciaux » (p. 6). « Salariés du privé et du public, affirme-t-il, cotiseront progressivement sur la même assiette, incluant les primes, avec le même taux global (28,12%) et le même effort de leurs employeurs respectifs avec une part de 60% » (p. 6). L’idée est que les cotisations, déjà en augmentation par rapport au taux actuel de 27,77% sur la tranche 1[1], permettent d’acquérir des points, de même valeur pour tous, donnant à chacun des droits identiques à retraite à carrières identiques, ce qui signifie la fin des régimes spéciaux, y compris, dit-il, ceux des parlementaires (p. 6). « À l’instauration du système universel de retraite, un point correspondra à 10 euros de cotisations… La valeur du point servant au calcul de la retraite serait fixée à 0,55 euros au démarrage du système universel (p. 7). »

Une telle réforme semble promise à des difficultés insurmontables sans injustice d’une part et à beaucoup d’incertitudes et de faiblesses d’autre part.

Des difficultés insurmontables sans iniquité

« Tous les salariés et leurs employeurs, quels que soient le secteur d’activité ou la nature juridique de l’employeur, seront traités identiquement du point de vue des cotisations (p. 32). »

 Cette règle vaudra aussi pour les emplois publics, tant les contractuels que les fonctionnaires :

« Leur taux de cotisation, qui est actuellement plus faible (24,75% en tenant compte du régime de base et du régime complémentaire obligatoire qui leur est applicable, l’IRCANTEC), convergera jusqu’à la cible de 28,12%. »

Cette convergence se fera dans un maximum de 15 ans (p. 34), période durant laquelle :

« Les employeurs publics prendront ainsi transitoirement en charge une part plus importante des cotisations que celle prévue en cible. Cette prise en charge de l’employeur diminuera à mesure que la part salariale remontera progressivement vers le taux cible (p.34). »

En réalité, il existe un écart si monstrueux entre les cotisations employeur de l’Etat et celles du privé que l’objectif paraît inatteignable sans que l’Etat, donc les contribuables continuent longtemps à mettre la main à la poche.

En effet, dans le PLF 2020, les pensions civiles et militaires de la fonction publique d’Etat représentent un montant de 57,474 Md € , dont 7,307 seulement pour les salariés, correspondant à un taux de cotisation global de l’ordre de 75% des rémunérations[2] contre environ 28% pour les pensions du secteur privé. Si les agents de la fonction publique devaient être intégrés au service universel, comme le prévoit le Rapport, il manquerait chaque année plus de 35 Md€ au titre du régime général des fonctionnaires et 6,2 Md€ au titre des dotations publiques actuelles aux régimes spéciaux (RATP, SNCF…). Et il faudrait en sus augmenter les primes des enseignants et de quelques autres professions pour que le système de points sur la vie entière ne les défavorise pas trop. Qui va payer ? L’Etat espère sans doute que la réforme Delevoye le débarrassera de ce fardeau en le transférant à la charge des autres salariés. Mais qui sera dupe ? Et quelle injustice ! Il compte peut-être aussi sur le butin d’environ 150 Md€ des réserves constituées par les régimes de retraites des indépendants et les régimes complémentaires (AGIRC, ERAFP…), mais elles s’épuiseront vite et ce serait une spoliation plus inique encore.

Un système défavorable

Ce serait d’autant plus injuste que le rendement annoncé des retraites dans le nouveau régime est maigre. Pour 100 euros cotisés, un retraité percevra 5,50€ par an pendant sa retraite. De nombreux commentateurs se félicitent de l’importance du rendement alors que les taux d’intérêt sont aujourd’hui dramatiquement bas. Mais ils oublient que le taux de 5,5% ne représente pas seulement un rendement, mais aussi le remboursement des cotisations versées. Par comparaison, le taux actuel des régimes complémentaires en France est de plus de 7%.

Selon les tables statistiques, l’espérance de vie d’un homme de 64 ans est de 19 ans et 10 mois (19,9) et celle d’une femme de 64 ans est de 23 ans et 11 mois (23,97), soit une moyenne de 22 ans. En euros constants, un rendement des cotisations de 5,5% permettra donc de restituer au cotisant, en moyenne, 121% de ses cotisations sur toute sa période de retraite (22 ans). Par exemple, un retraité qui aura cotisé 200 000€ recevra 242 000€, soit un rendement de moins de 1% par an hors inflation, voire beaucoup moins si on prend en compte le rendement qu’aurait dû produire les cotisations pendant la phase d’épargne précédant le départ à la retraite. Par comparaison, les placements longs, sur plus de 20 ans comme peuvent l’être ceux des cotisations de retraite, ont depuis plus d’un siècle des rendements supérieurs à 5%. Il faut tenir compte bien entendu de la crise actuelle des rendements financiers, mais quand même !

Certes, le rendement pourrait être très supérieur si les droit acquis sont bien revalorisés. A cet égard le Rapport Delevoye annonce que les « droits acquis par le travail seraient revalorisés comme les salaires et à la liquidation, la retraite serait indexée sur l’inflation » (p.7), sauf décision contraire « dans le cadre du pilotage des paramètres » avec les partenaires sociaux présents dans la gouvernance du système universel qui auraient « la possibilité de se prononcer sur une éventuelle revalorisation des retraites en fonction de l’évolution des salaires » (p.24). Mais plus loin, il évoque une autre règle d’indexation « des droits tout au long de la carrière en privilégiant une règle d’évolution de la valeur des points intégrant celle du revenu moyen par tête (RMPT) » (p.22).  Ce qui veut dire que les points acquis seraient revalorisés pour partie en fonction de l’évolution du revenu moyen par tête. Mais quelle partie ? Rien n’est bien clair etd’ores et déjà le Rapport prévient que rien n’est encore sûr : « Le rendement définitif ne pourra être acté qu’en 2024 en fonction des hypothèses économiques qui prévaudront alors ». Pour rassurer, le Rapport dit que « En tout état de cause, la valeur du point ne pourra pas baisser » (p.23). Mais si le taux de rendement baisse, si l’âge de départ en retraite est plus tardif…  ce sera comme si la valeur du point baissait.

Certes, au-delà de trois plafond de sécurité sociale, soit environ 120 000€, les salariés pourront cotiser à des systèmes d’assurance complémentaires favorisés par l’ouverture des nouveaux Plans d’Epargne Retraite prévus par le loi PACTE, mais ces cotisants seront déjà épuisés par le paiement d’une cotisation de 28,12%, non négligeable sur leur salaire brut en-deçà de ce seuil et ils seront astreints au-delà à une cotisation supplémentaire sans contrepartie, donc un impôt nouveau, au taux de 2,81%. Il ne restera guère de marge de manœuvre à consacrer à des retraites complémentaires.  

Beaucoup d’incertitudes

Il faut craindre ces promesses qui n’engagent que ceux qui les reçoivent. Un recul est déjà annoncé au profit des professions qui manifestent le plus bruyamment et on peut penser que l’universalité recherchée sera bien vite entachée de mille et une exceptions.

 Et les incertitudes demeurent concernant tant la transition qui est une difficulté majeure que les conditions de mise en œuvre.

  • La transition :  Les premiers concernés seraient les « personnes nées en 1963 et dont l’âge légal de départ en retraite, soit 62 ans, sera atteint à compter du 1er janvier 2025 » Mais il est précisé que « Les générations des assurés dont l’âge légal de départ à la retraite est inférieur à 62 ans seront décalées » (p.25). Donc, ça commence mal parce qu’on comprend d’emblée que les départs précoces à la retraite seront conservés. C’est vrai qu’une période de quinze ans de mise en œuvre est envisagée par le Rapport :

« Les retraités actuels ne verront pas leur situation modifiée par la création du système universel de retraite. Pour les actifs concernés, la montée en charge se fera très progressivement. Pour tous les actifs, les droits relatifs aux périodes travaillées avant l’entrée en vigueur du nouveau système, qu’il s’agisse de trimestres ou de points, seront conservés à 100%… c’est à des rythmes qui pourront être différents que les organisations seront intégrées… L’ensemble de ces transitions se fera selon un calendrier s’étalant sur une quinzaine d’années et selon des modalités abordées dans les concertations (p. 9). »

Mais devant l’ampleur des contestations, la clause de grand-père est envisagée, ce qui ferait que le système ne serait appliqué qu’aux nouveaux entrants et mettrait donc 40 à 45 ans pour couvrir toutes les générations. Le temps de changer encore vingt fois de système !

  • Des règles fluctuantes : d’ores et déjà, M Delevoye insiste sur la nécessité de conserver son équilibre au système.

« Pour y parvenir, des règles claires d’évolution des paramètres du système (taux de cotisation, âge de départ, montant des retraites) seront fixées pour faire face aux aléas. Elles pourront cependant évoluer en fonction du contexte ou de l’atteinte des objectifs sociaux du système (p. 7). »

L’âge de départ fixé initialement à 62 ans pourra donc évoluer, comme l’âge pivot d’accession à une retraite à taux plein de 64 ans, comme le taux de cotisation…  « Le cumul emploi-retraite sera rénové afin de cotiser et d’acquérir des droits supplémentaires à l’occasion d’une reprise d’activité, même limitée » dit le Rapport (p. 8). Mais le système sera tout entier centralisé, entre les mains de l’Etat qui pourra le modifier à tout moment. D’ailleurs déjà, le Premier Ministre a annoncé mi-décembre des aménagements qui introduisent des règles particulières selon l’âge, la profession, le métier… L’entrée en vigueur est reportée et n’aura lieu qu’en 2037. D’ici là, les majorités politiques successives ont encore le temps de changer dix fois la loi !

Des vices rédhibitoires

C’est sans doute l’un des vices les plus rédhibitoires de cette réforme qui enlève définitivement aux Français le droit de choisir un tant soit peu leur retraite et de la gérer. Car c’est bien l’Etat qui pilotera le tout. Certes, il est prévu d’associer les assurés et les professionnels au sein du conseil d’administration de cette structure et de lui adjoindre un « conseil citoyen », mais le budget sera préparé par l’Etat et inclus dans les lois de finances ! Et rien n’assure que les retraités seront représentés dans les instances mises en place sinon comme figurants. Cette réforme est une pierre de plus dans la prise en charge « universelle » de la société par l’Etat avec en corolaire l’infantilisation croissante des individus.

Ce vice est d’autant plus grave qu’il est associé à un autre défaut fondamental du nouveau régime qui sera tout entier fondé sur la répartition avec tous les risques que cela suppose dans une société où le travail diminue tandis que l’âge d’entrée dans la vie active recule et celui de l’espérance de vie s’allonge, tous ces éléments réunis inclinant à redouter presque mécaniquement que les paramètres du système soient soumis à changement très rapidement au détriment de ses bénéficiaires.

L’individu est ainsi remis entre les mains de l’Etat qui décidera de son Bien ; il est mis dans un étau qui a tous égards lui sera défavorable sauf s’il est capable de faire pression pour obtenir des privilèges comme cela est en train de se passer puisqu’il est proposé de favoriser les carrières longues ou la pénibilité alors que c’est le salaire et la durée de cotisation qui devraient permettre d’accroitre les cotisations et donc la retraite de ces personnes[3]. Cette discrimination à rebours qui s’annonce, avec celle des régimes spéciaux et autres dérogations, sera fondatrice de nouvelles injustices en même temps que d’une atteinte aggravée à nos personnes qui seront toujours plus dépossédées dans l’exercice de leurs libertés et de leurs responsabilités.

Conclusion

Cette présentation dit assez les difficultés et le non-sens de cette réforme démagogique autant que dangereuse. Elle souligne en même temps l’intérêt qu’il y aurait à imaginer d’autres pistes. Le système universel pourrait être construit comme un régime de base, solidaire, sur les rémunérations inférieures à un plafond égal au salaire médian. Au-delà la diversité des régimes serait maintenue tout en favorisant le passage de l’un à l’autre et la transportabilité du compte d’épargne complémentaire de chacun, comme d’ailleurs y incite déjà le nouveau PER prévu par la loi PACTE. Et pour diversifier les risques, les régimes de capitalisation pourraient être privilégiés pour les cotisations au-dessus du plafond susvisé, sur le modèle de L’ERAFP ou de la retraite des pharmaciens, par exemple, qui ont constitué avec succès et efficacité des réserves importantes[4].  Les cotisations en seraient réduites et les pensions revalorisées comme en témoignent les exemples chilien[5], hollandais ou danois qui ont depuis longtemps choisi d’orienter leurs retraites vers la capitalisation.


[1]    Actuellement, le taux global de cotisation est de 27,77% du salaire brut jusqu’à la limite de la 1ère tranche et de 42,39% au-delà (compte tenu d’un taux de retraite complémentaire de 21,59%). Il y aurait donc une augmentation de la cotisation à 28,12% sur la 1ère tranche et une baisse au-delà.

[2]    De l’ordre de 74% pour les fonctionnaires d’Etat et 126% pour les militaires.

[3]    Voir la contribution de Pascal Salin dans ce même dossier.

[4]    Voir la contribution de Monique Durand dans ce même dossier.

[5]    La gestion du système chilien de retraite intégrale en capitalisation a suscité des critiques peut-être justifiées. Néanmoins le rendement de ce régime reste bien meilleur que celui de nos retraites intégralement en répartition. Les Chiliens n’ont qu’une retraite égale en moyenne à 35% de leur dernier salaire alors qu’elle est de l’ordre d’un peu plus de 70% en France. Mais les Chiliens ne cotisent qu’à raison de 10% de leur salaire leur vie durant tandis que les Français cotisent à environ 28% de leur salaire, ce qui dans le système chilien leur permettrait d’obtenir une retraite égale à 98% de leur dernier salaire (35×2,8).

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Journal des Libertés

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