L’introduction historique de l’euro par l’Union économique et monétaire (UEM) a été (comme on l’admet généralement) « imparfaite de naissance », en ce sens qu’il était risqué d’adopter une monnaie commune à plusieurs pays souverains sans créer simultanément une union politique[1]. Comme l’ont montré la crise financière mondiale de 2008-2009 et la crise de la dette souveraine qui suivit, la zone euro est particulièrement vulnérable aux chocs car les mécanismes de partage des risques sont rares. Les décideurs politiques et les universitaires ont tenté de surmonter ce problème en s’appuyant principalement sur des mécanismes fiscaux. Toutefois, compte tenu du contrecoup politique des contraintes budgétaires, de l’austérité et des paiements de transfert, la poursuite de l’intégration budgétaire au niveau de l’UE ne semble pas être une piste prometteuse.
C’est pourquoi nous voudrions proposer ici une autre voie pour renforcer la zone euro. La stabilisation pourrait se faire par le biais d’un partage des risques privé plutôt que public. Cela implique une intégration plus poussée des marchés financiers dans la zone euro, l’objectif ultime étant de fournir un mécanisme d’ « assurance » privé, fondé sur le marché, contre les futurs chocs extérieurs.
En s’appuyant sur cette idée fondamentale, le document formule un certain nombre de propositions politiques concrètes afin de mettre en place un cadre solide pour l’avenir de la zone euro. Ce faisant, il va au-delà de la théorie économique traditionnelle et propose des institutions juridiques spécifiques qui sont essentielles pour réaliser un renforcement de la monnaie commune basé sur le marché. Il en résultera un changement fondamental dans notre compréhension de l’architecture de la zone euro ; compréhension nouvelle qui pourrait servir à consolider les unions monétaires en Europe et au-delà.
1. Introduction
La zone euro a été conçue à l’origine, dans une grande controverse, comme une Union économique et monétaire (UEM) de pays souverains. Les raisons de sa création étaient principalement politiques. Certains pays, comme la France, ont cherché à limiter le pouvoir de l’Allemagne dans le cadre du précédent système monétaire européen (qui était ancré dans le Deutsche Mark). L’Allemagne, alors récemment unifiée, a vu dans l’euro une occasion de protéger ses produits contre la dévaluation de la monnaie des autres États membres. D’autres nations européennes ont vu dans la monnaie unique une occasion d’ « importer » la confiance monétaire qui faisait jusque-là défaut à leurs monnaies. Bien que le projet visa à renforcer le marché unique, il a fait l’objet de critiques importantes de la part des économistes de l’époque qui ne manquèrent pas de souligner que, pour diverses raisons, l’Europe n’était pas une zone monétaire optimale[2]. Milton Friedman prédisait même l’éventuel effondrement de la monnaie commune ; l’utilisation d’une monnaie commune dans des régions diversifiées conduisant inévitablement à l’instabilité financière[3]. Il est vrai que la zone euro n’était pas confrontée à des chocs économiques symétriques, que la mobilité des facteurs y était réduite et que les mécanismes susceptibles d’absorber des chocs idiosyncrasiques pour le moins absents. Dans ce cadre, l’union monétaire était clairement fragile. Pourtant, dominait l’espoir que la dynamique économique créée par l’UEM fournirait presque certainement le terrain pour une intégration politique ultérieure. Les responsables politiques espéraient notamment que l’adoption de l’euro entraînerait une convergence économique entre les États membres de la zone euro[4]. Mais rien de tel ne s’est produit : depuis l’introduction de la monnaie commune, les niveaux de revenu par habitant dans les différents États membres de la zone euro n’ont pas réellement convergé[5]. Pire encore, dans les premières années suivant l’introduction de l’euro, la convergence virtuelle des taux d’intérêt des obligations souveraines des États membres a engourdi les décideurs politiques, ralentissant l’adoption des réformes nécessaires pour renforcer un cadre monétaire fragile.
Ce scénario a prévalu jusqu’au déclenchement de la crise financière de 2008-2009. L’effondrement du système américain des subprimes a déclenché une vague de méfiance qui a traversé l’Atlantique pour s’abattre sur une zone euro vulnérable. La convergence virtuelle des taux d’intérêt s’est effondrée, avec la disparition de la croyance qu’il est possible d’ « importer » la confiance, pour faire place à une crise de la dette souveraine. Ainsi, le coût du capital dans les pays périphériques s’est accru à mesure que la confiance dans la solvabilité de leurs dettes souveraines diminuait. Le cadre réglementaire déficient n’a pas réussi à empêcher la concentration des risques dans le système bancaire. Comme de nombreuses banques européennes étaient fortement exposées à leurs propres gouvernements nationaux, la crise souveraine a rapidement évolué en une crise bancaire et un cercle vicieux entre les banques et les souverains. Dans une économie financée principalement par les banques, la crise a pris des proportions colossales, détériorant le niveau de vie de millions d’européens[6]. Les traités européens interdisant tout mécanisme de partage fiscal, le soutien de Bruxelles n’était de facto pas envisageable. Pour de nombreux pays, seule restait la stratégie de l’austérité qui interdisait le lissage de la consommation de leur population. En conséquence, les tensions sociales se sont accrues dans plusieurs États membres dès lors que le sentiment d’être laissé pour compte par le gouvernement et les institutions européennes s’est accru. Qui plus est, la crise a alimenté le populisme et l’extrémisme politique[7]. Les partis politiques anti-Eurozone et populistes deviennent les principaux acteurs du scénario politique, mettant en danger non seulement la zone euro, mais aussi potentiellement l’ensemble du projet européen.
Quelles que soient leurs causes, les crises sont marquées par la baisse des niveaux de consommation des populations touchées. Le succès de la gestion des crises est donc lié à la minimisation de ce déclin. Traditionnellement, les pays font face aux chocs économiques en combinant des politiques monétaires et fiscales. Cependant, une fois qu’ils entrent dans une union monétaire, ils perdent leur souveraineté monétaire, donc leur pouvoir de stimuler leur économie en utilisant leur monnaie. Sans contrôle direct sur la politique de la banque centrale, le seul outil officiel qui leur reste est l’utilisation des stabilisateurs budgétaires. Néanmoins, lorsque les chocs sont importants, ces tampons budgétaires nationaux peuvent ne pas suffire, en particulier dans les économies moins résistantes. Dans une union monétaire, chaque nation est naturellement exposée à la contagion. Comme la dernière crise l’a clairement montré, l’incapacité à faire face à un choc dans un pays peut rapidement aggraver une crise et entraîner d’autres États membres dans la tourmente. Par conséquent, avec des risques élevés de contagion entre les États membres, la solution la plus appropriée, compte tenu de l’union, est supranationale.
Le drame de la crise de la dette souveraine qui a suivi est qu’aucune réforme sérieuse du cadre juridique de la zone euro n’a été entreprise. Plusieurs propositions de réforme ont été avancées, mais il n’y a pas d’élan politique en faveur d’une réforme sérieuse[8]. L’architecture de la zone euro reste donc vulnérable, et l’éclatement d’une nouvelle crise pourrait sérieusement mettre en péril la monnaie commune. C’est pourquoi le présent document entend apporter une contribution précieuse à ce débat en élaborant un ensemble de propositions, fondées sur des recherches économiques solides, sur la manière dont le cadre juridique de l’euro peut être renforcé. En outre, je me concentrerai particulièrement sur les mesures réalistes et pragmatiques à prendre pour parvenir à une meilleure allocation des risques grâce à un secteur privé plus efficace – des mesures qui doivent être réalistes compte tenu du climat politique actuel et des contraintes juridiques.
Les propositions les plus couramment discutées pour renforcer le cadre de la zone euro (afin d’éviter un effondrement de la monnaie) consistent à mettre en place un partage fiscal supranational[9]. Bien qu’elle ait pris de l’importance pendant la crise de la zone euro (principalement parce qu’elle a commencé par une crise de la dette souveraine), l’idée d’un mécanisme fiscal européen commun pour faire face aux chocs idiosyncrasiques est au moins aussi ancienne que le rapport Werner[10]. Ce mécanisme peut prendre différentes formes, depuis la mise en place d’euro-obligations[11] ou de structures similaires[12] jusqu’à un budget unique pour la zone euro[13]. Mais il y a un dénominateur commun à toutes ces propositions : le partage du risque s’effectue par l’action publique et au niveau des nations. L’introduction d’un titre obligataire qui mutualiserait les dettes souveraines est non seulement problématique sur le plan économique (en particulier, pour le risque d’aléa moral qu’elle engendre), mais elle est aussi délicate d’un point de vue juridique. L’article 125 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) interdit sans doute les contrats publics de responsabilité conjointe tels que, par exemple, les euro-obligations. Sa mise en œuvre pourrait donc nécessiter une réforme du Traité, et donc un effort politique ardu qui pourrait s’étendre sur de nombreuses années. Une approche budgétaire commune pour toute la zone euro est encore plus problématique, car elle nécessiterait des réformes encore plus profondes. Si la modification du traité est déjà compliquée, dans la constellation politique et juridique européenne actuelle, les chances d’approuver des réformes révolutionnaires sont infimes. En outre, ces propositions nécessiteraient une surveillance budgétaire mutuelle (comme celle introduite par le Traité de Maastricht). L’histoire de l’intégration européenne montre à quel point ces mécanismes ont été inefficaces, notamment parce que même les économies les plus résilientes les ont à maintes reprises bafoués.
La mise en œuvre du cadre budgétaire de l’UE s’est avérée extrêmement difficile dans le passé[14]. Il y a plusieurs raisons à cela, notamment les limites légales de la compétence de l’UE en matière de politique économique, mais aussi un certain manque de courage de la part de la Commission et la légitimité politique limitée que les institutions de l’UE peuvent exercer de manière crédible[15]. Un renforcement des contrôles budgétaires et l’imposition de transferts fiscaux entre les États membres exacerberaient ces préoccupations politiques et seraient en conflit avec la racine du problème de légitimité démocratique dans l’ensemble du projet européen. De plus, de telles tentatives visant à accroître le partage des risques ou l’assurance publique peuvent se faire au prix d’un affaiblissement de l’assurance privée (effet d’éviction). Lorsque des mécanismes privés existent mais que leur utilisation est limitée par des coûts de transaction élevés, cette contraction de l’assurance privée pourrait être plus importante que l’augmentation de l’assurance publique, ce qui entraînerait une diminution de l’assurance totale[16]. Étant donné que les coûts de transaction sont déjà élevés dans la zone euro, toute tentative bien intentionnée d’améliorer le partage public des risques dans cette zone pourrait en fait avoir pour conséquence involontaire une diminution de la consommation totale d’assurance.
2. Le Partage privé des risques
Nous voudrions ici proposer une alternative : comme nous le verrons, le partage privé des risques par l’intégration financière est une voie tout autre, qui permet de renforcer efficacement l’architecture de la zone euro.
2.1 Concept fondamental
Les marchés financiers sont un facilitateur naturel du partage privé des risques. Ils peuvent fonctionner comme une structure d’assurance lissant les chocs asymétriques, par le biais de la propriété des actifs entre pays[17]. Pour illustrer cela, considérons une simple union monétaire composée de deux pays, A et B, qui est frappée par un choc économique asymétrique. Supposons en outre que le pays A soit en crise, alors que l’économie du pays B est en plein essor. Si ces pays ne sont pas financièrement intégrés, on s’attendrait à ce que les niveaux de consommation du pays A diminuent mais que ceux du pays B augmentent, ce qui entraînerait des tensions sociales et économiques, une pression sur la monnaie commune et une augmentation du mécontentement à l’égard de l’union. Cependant, s’ils sont pleinement intégrés financièrement, leur consommation devrait évoluer dans le même sens[18]. Par exemple, si l’on considère le marché des actions, dans une union financière totalement intégrée entre A et B, les résidents du pays A posséderaient des actions de sociétés qui opèrent dans le pays B, et les résidents du pays A pourraient donc profiter de l’essor du pays B. En outre, les résidents du pays B posséderaient des actions des sociétés du pays A, et supporteraient donc une partie des pertes économiques des entreprises du pays A.
En plus de lisser les chocs idiosyncrasiques, l’intégration financière peut également favoriser la croissance économique en augmentant l’efficacité de l’allocation du capital. Les ressources seraient allouées là où elles ont le plus de valeur. Par exemple, les pays qui connaissent une pénurie de capital (donc une valeur plus élevée) profiteraient des apports d’autres membres qui disposent eux de ressources financières en abondance. Cela serait bénéfique pour les deux pays, car une plus grande diversification internationale permet aux entreprises d’investir dans des placements domestiques susceptibles d’offrir des rendements plus élevés[19]. On peut démontrer qu’un phénomène semblable opèrera sur un marché obligataire totalement intégré ou encore si l’intégration transfrontalière des activités bancaires est effective. Il est essentiel de noter qu’une plus grande intégration financière peut permettre de réduire la nécessité d’une forme d’union budgétaire formelle en Europe[20].
Pour les pays souverains dans une union monétaire telle que la zone euro, le partage des risques privés est d’autant plus important que (dans le cadre actuel) la politique monétaire commune dirigée par la BCE ne traite pas suffisamment les chocs qui n’affectent qu’un seul pays ou une seule région en Europe. Les cycles économiques étant disjoints d’un pays à l’autre, les chocs idiosyncratiques subis par les États membres de l’UEM doivent être assurés par un marché financier robuste et intégré. La réduction de la volatilité de la consommation globale par le biais de divers mécanismes de partage des risques peut apporter des gains de bien-être importants aux pays touchés par des chocs spécifiques. En outre, en réduisant les divergences internes et en facilitant l’ajustement macroéconomique, le partage des risques peut être bénéfique pour l’union monétaire dans son ensemble : un marché financier véritablement intégré est une composante importante d’une union monétaire car, sans lui, les décisions de politique monétaire ne seront pas transmises efficacement entre tous les États membres participants[21].
2.2 Éléments de preuve
Un certain nombre d’études ont démontré l’importance du partage privé des risques pour le bon fonctionnement des unions monétaires. Aux États-Unis, par exemple, les données empiriques montrent que plus de 39 % des chocs subis par les différents États sont amortis par les marchés de capitaux fédéraux, 23 % par les marchés du crédit et seulement 13 % par le budget fédéral, tandis que 25 % restent sans amortissement[22]. Par conséquent, même dans une fédération à part entière, le partage public des risques ne résorbe guère plus de 10 % des chocs. La source prédominante de lissage des chocs aux États-Unis sont les marchés financiers (plus de 60 % des chocs). Des résultats similaires ont été trouvés dans d’autres études appliquant des méthodologies différentes ou se penchant sur d’autres systèmes fédéraux[23].
Dans la zone euro, la BCE a constaté que plus de 75,7 % des chocs frappant un État membre n’étaient pas lissés, tandis que 18,2 % étaient lissés par les marchés du crédit, 5,4 % par les marchés des capitaux et 0 % par des transferts budgétaires transfrontaliers[24]. Autrement dit, plus des trois quarts des chocs subis par la zone euro n’ont pas été lissés du tout, et la petite partie qui a été assurée l’a été via les marchés financiers. Ces chiffres semblent cohérents étant donné les restrictions légales sur le partage des risques publics inscrites dans les traités de l’UE (puisque les transferts budgétaires sont pratiquement inexistants). Ils donnent également un aperçu du mécontentement des pays les plus touchés par la crise de l’euro (puisqu’ils ont subi à eux seuls plus des trois quarts de la douleur). Le partage limité des risques, avec l’intégration des devises, a en outre exposé la zone euro à un inversement significatif des flux de capitaux dès le début de la crise de la dette souveraine[25].
2.3 Avantages
Le renforcement de l’UEM par des mécanismes privés de partage des risques peut apporter plusieurs avantages importants.
Le premier est de nature politique. Les tentatives visant à promouvoir des initiatives publiques de partage des risques dans l’UE se sont révélées impopulaires tant dans les États membres contributeurs (généralement les économies les plus résilientes) que dans les États membres bénéficiaires (généralement les économies les moins résilientes). Les contribuables des premiers sont généralement réticents à soutenir des gouvernements étrangers sans en retirer directement des avantages. D’autre part, cet apport d’argent public est généralement conditionné par l’adoption de mesures d’austérité qui sont non seulement très impopulaires dans les pays récipiendaires, mais qui pourraient également provoquer une réaction populiste nationaliste (construite sur l’idée que ces mesures ont été « imposées » par des nations étrangères). Pour les décideurs politiques, la perspective d’une intégration plus poussée des marchés est un argument plus facile à vendre auprès de leurs électeurs que des transferts de risques élevés opérés par le biais de la fiscalité.
Deuxièmement, comme le montre l’expérience internationale[26], le partage privé des risques peut être plus fonctionnel. Premièrement, la détention transfrontalière d’actifs productifs ou financiers peut fournir aux membres de l’union monétaire une assurance contre les chocs idiosyncratiques. Deuxièmement, le bon fonctionnement des marchés du crédit peut contribuer à lisser la consommation face aux fluctuations des revenus relatifs, surtout si la plupart des prêts transfrontaliers prennent la forme de prêts directs aux ménages et aux entreprises plutôt que de prêts et d’emprunts de gros sur les marchés interbancaires[27]. La conclusion est que des progrès plus importants en matière de partage des risques dans la zone euro nécessiteraient des marchés de capitaux nettement plus développés et intégrés, ainsi qu’un plus grand nombre de banques opérant au niveau paneuropéen.
Enfin, le partage privé des risques serait avantageux d’un point de vue juridique. Comme expliqué ci-dessus, faire progresser le partage public des risques nécessiterait des renégociations ardues des traités de l’UE, empreintes d’incertitude et sujettes à une forte résistance politique. En revanche, l’approfondissement de l’intégration financière sous la forme d’un partage privé des risques peut être réalisé dans le cadre juridique actuel, car il correspond beaucoup mieux à la mission traditionnelle de l’UE, à savoir la « création de marchés ».
2.4 Autres solutions
On peut affirmer sans risque que, dans un avenir prévisible, un certain nombre de mécanismes alternatifs susceptibles d’améliorer le partage des risques entre les pays ne progresseront pas de façon satisfaisante. Par exemple, la mobilité de la main-d’œuvre restera probablement inférieure aux niveaux atteints dans les fédérations de langue commune telles que les États-Unis ou l’Allemagne. De même, la mise en place d’un système européen supranational de taxes et de transferts n’est pas, à l’heure actuelle, une perspective réaliste. Enfin, les règles relatives aux déficits budgétaires imposées par le pacte de stabilité et de croissance continueront à fixer des limites aux capacités des gouvernements nationaux à lisser eux-mêmes les chocs importants. Le partage des risques privés entre les États membres constitue donc un impératif d’autant plus pressant.
2.5 Importance politique
Les tentatives visant à renforcer la zone euro ont donné naissance à ce qu’il y a de plus sophistiqué dans le domaine de l’élaboration des politiques de l’UE. Bien qu’il y ait un large consensus sur le fait que l’architecture actuelle de l’euro ne peut pas rester inchangée, les étapes nécessaires sont très controversées[28]. Ces derniers mois, la division politique entre deux approches majeures a pris la forme d’un conflit entre le « partage des risques » et la « réduction des risques ». Les partisans du partage des risques, menés par le président français Emmanuel Macron (2017), soutiennent l’idée de donner à l’UE plus de pouvoir pour intervenir en temps de crise. Ce groupe de pays cherche notamment à établir un budget commun pour la zone euro et envisage un « actif sûr commun », une sorte d’euro-obligation qui rendrait les banques et les nations moins vulnérables aux attaques des banques et à la fuite des investisseurs vers la sécurité. En revanche, les réducteurs de risques – une coalition menée par l’Allemagne, la Finlande et les Pays-Bas – considèrent que la discipline institutionnelle et de marché est primordiale. Ce groupe préconise des règles pour encadrer le « bail-in » des banques et leur application rigoureuse dans le cadre de la législation européenne. Il cherche par ailleurs à étendre la responsabilité budgétaire et les transferts fiscaux. Ces deux camps peuvent sembler diamétralement opposés.
Dans ce contexte, la présente proposition vise à fournir une solution qui synthétise les deux approches. À première vue, un marché bancaire et financier intégré semble être un pas vers le partage des risques. Toutefois, le plan présenté ici ne soutient pas le partage des risques au niveau national, mais encourage plutôt l’intégration des marchés pour faciliter le partage des risques au niveau privé. Ainsi, la présente proposition constitue également un pas important vers la réduction des risques. Un marché bancaire et des capitaux véritablement intégré dans toute l’Europe faciliterait l’application de la discipline de marché. Par exemple, un mécanisme efficace de résolution des problèmes bancaires réduirait l’incertitude politique au moment d’une crise bancaire, car le risque de faillite d’une banque serait réparti dans toute l’UE. Tous les États membres, y compris les plus solides financièrement, en bénéficieraient. La ligne de pensée développée par la présente proposition a donc le potentiel, si elle est mise en œuvre, de combler le conflit politique actuel entre le Nord et le Sud, entre la mutualisation des risques et la responsabilité financière.
Dans le même temps, il est évident qu’il est crucial de progresser rapidement. Les prochaines années seront une période critique et éprouvante pour l’avenir du processus d’intégration européenne. L’inquiétude est que les décideurs politiques pourraient être tentés de compter sur la très récente reprise économique en Europe[29] pour ralentir les efforts de réforme. Au lieu de cela, la tâche urgente de l’Europe est de renforcer ses institutions faîtières avant que la prochaine tempête n’arrive [30]. Il est essentiel d’agir rapidement.
* NDLR. Cet article est la première partie d’une réflexion de son auteur sur l’avenir de l’euro. La nécessité d’une réforme des marchés financiers y est présentée. Dans une seconde partie, publiée ultérieurement, l’auteur présente les détails de cette réforme.
[1] J. E. Stiglitz, The Euro: How a Common Currency Threatens the Future of Europe (W. W. Norton & Company, 2016).
[2] B. Eichengreen, “Is Europe an optimum currency area?”, Discussion paper no. 478/1990, CEPR, London; T. Bayoumi and B. Eichengreen, “Aftershocks of Monetary Unification: Hysteresis with a Financial Twist”, Journal of Banking & Finance, forthcoming.
[3] Milton Friedman, “The Euro: Monetary Unity To Political Disunity?” Project Syndicate 1997. Available at: https://bit.ly/2zVddpN.
[4] International Monetary Fund, “Euro Area Policies. 2017 Article IV Consultation—Press Release; Staff Report; and Statement by the Executive Director for Member Countries, IMF Country Report No. 17/235.
[5] J. R. Franks, B. B. Barkbu, R. Blavy, W. Oman and H. Schoelermann, “Economic Convergence in the Euro Area: Coming Together or Drifting Apart?”, IMF Working Paper 2018, WP/18/10.
[6] R. Baldwin, T. Beck, A. Bénassy-Quéré, O. Blanchard, G. Corsetti, P. de Grauwe, W. den Haan, F. Giavazzi, D. Gros, S. Kalemli-Ozcan, S. Micossi, E. Papaioannou, P. Pesenti, C. Pissarides, G. Tabellini and B. Weder di Mauro, “Rebooting the Eurozone: Step 1—Agreeing a crisis narrative”, CEPR Policy Insight 85, November 2015), available at: https://bit.ly/3hY1WXc .
[7] P. Gerbaudo, “The indignant citizen: Anti-austerity movements in southern Europe and the anti-oligarchic reclaiming of citizenship,” Social Movement Studies 16 (2016), 36–50.
[8] Voir par exemple le fameux « Rapports des cinq Présidents », impliquant les présidents de la Commission européenne, du Conseil, de l’Eurozone, de la BCE et du Parlement européen : Jean-Claude Juncker Compléter l’union économique et monétaire européenne, (2015), disponible à https://bit.ly/2CdHgd0. Voir également : Emmanuel Macron, « Initiative pour l’Europe » – Discours d’Emmanuel Macron pour une Europe souveraine, unie, démocratique (2017). Disponible à https://bit.ly/2Z6R5md.
[9] Par example: IMF, “Toward a Fiscal Union for the Euro Area,” IMF staff discussion note 2013 (SDN/13/09); G. Thirion, “European Fiscal Union: Economic Rationale and Design Challenges.” CEPS Working Document 2017, téléchargeable à https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3047087
[10] P. Werner, “Report to the Council and the Commission on the realization by stages of economic and monetary union the Community” (1970),
[11] T. Eger and H-B. Schäfer, “Eurobonds beyond Crisis Management,” Review of Law & Economics 12 (2016), 477-494.
[12] “European Systemic Risk Board, Sovereign bond-backed securities: a feasibility study, Volume I: main findings (2018)”; M. K. Brunnermeier, S. Langfield, M. Pagano, R. Reis, S. Van Nieuwerburgh et D. Vayanos, “ESBies: safety in the tranches,” Economic Policy 32 (2017), 175-219.
[13] Voir supra Macron (note 8).
[14] P. Leino and T. Saarenheimo, “Sovereignty and subordination: on the limits of EU economic policy coordination,” European Law Review 42 (2017), 166-189.
[15] Ibid.
[16] D. Krueger and F. Perri, “Public versus Private Risk Sharing,” NBER Working Paper No. 15582 (2009).
[17] P. De Grauwe, Economics of Monetary Union, 11th edition 2016, Oxford University Press.
[18] J. H. Cochrane, “A Simple Test of Consumption Insurance,” Journal of Political Economy 99 (1991), 957-976.
[19] S. Kalemli‐Ozcan, B. E. Sørensen et V. Volosovych, “Deep financial integration and volatility,” Journal of the European Economic Association 12 (2014): 1558-1585.
[20] M. Hoffmann and B. E. Sørensen, “Don’t expect too much from EZ fiscal union – and complete the unfinished integration of European capital markets!”, VoxEU CEPR Policy Portal, 9 November 2012.
[21] M. Draghi, “Rationale and principles for Financial Union.” Speech at the 22nd Frankfurt European Banking Congress, Frankfurt am Main, 23 November 2012, available at: https://bit.ly/2O3mjEw.
[22] P. Asdrubali, B. E. Sørensen et O. Yosha, “Channels of interstate risk sharing: United States 1963-1990,” Quarterly Journal of Economics 111 (1996), 1081-1110.
[23] S. G. Athanasoulis and E. van Wincoop, “Risk sharing within the United States: What do financial markets and fiscal federalism accomplish?,” Review of Economics and Statistics 83 (2001), 688-698; F. Balli, S. A. Basher et J.L. Rosmy, “Channels of risk-sharing among Canadian provinces: 1961-2006,” Empirical Economics 43 (2012), 763-787; R. Hepp et J. von Hagen, “Interstate risk sharing in Germany: 1970–2006,” Oxford Economic Papers 65 (2013): 1-24.
[24] European Central Bank, “Cross-border risk sharing after asymmetric shocks: evidence from the euro area and the United States,” Quarterly Report on the Euro Area 15 (2016): 7-18.
[25] D. Valiante, Europe’s Untapped Capital Market – Rethinking financial integration after the crisis, Final Report of the European Capital Markets Expert Group Chaired by Francesco Papadia, Centre for European Policy Studies 2016.
[26] P. Asdrubali et autres, op.cit. (note 22) ; G. Athanasoulis et autres, op.cit. (note 23) ; F. Balli et autres, op.cit. (note 23) ; R. Hepp et autres, op.cit. (note 23).
[27] F. Fecht, H-P. Grüner et P. Hartmann, “Welfare effects of financial integration,” Bundesbank Discussion paper 11/2007.
[28] Voir Bénassy-Quéré, A., Brunnermeier, M., Enderlein, M., Farhi, E., Fratzscher, M., Fuest, C., Gourinchas, P.-O., Martin, P., Pisani-Ferry, J., Rey, H., Schnabel, I., Véron, N., Weder di Mauro, B., Zettelmeyer, J. (2018). « Concilier le partage des risques avec la discipline de marché : Une approche constructive pour réformer la zone euro. » CEPR Policy Insight No. 91 (janvier 2018) et Bénassy-Quéré, A., M. K. Brunnermeier, H. Enderlein, E. Farhi, M. Fratzscher, C. Fuest, P.-O. Gourinchas, P. Martin, J. Pisani-Ferry, H. Rey, I. Schnabel, N. Véron, B. Weder di Mauro, J. Zettelmeyer (2019). « Architecture de la zone euro : Quelles réformes sont encore nécessaires, et pourquoi, » VOX Portail politique du CEPR (1er mai 2019).
[29] IMF, “Euro Area Policies: 2017 Article IV Consultation-Press Release; Staff Report; and Statement by the Executive Director for Member Countries,” IMF Country Report No. 17/235. IMF, “Euro Areas Policies: Selected Issues,” Country report, IMF n° 17/236.
[30] Claeys, G., “The missing pieces of the euro architecture,” Bruegel Policy Contribution No 28 (octobre 2017).
Wolf-Georg Ringe est Professeur de droit à l’Université de Hambourg où il dirige l’Institut Droit et Économie. Il est également Professeur invité à l’Université d’Oxford.