1. Les valeurs menacées de l’Occident

Cela est incontestable, l’émergence des droits individuels s’est faite en Occident. C’est pourquoi défendre l’Occident, pour un libéral, ce n’est pas défendre une collectivité contre une autre, une civilisation contre une autre, ou même une religion contre une autre ; c’est défendre les valeurs de l’Occident. Il n’y a en effet que deux visions du monde, l’une est individualiste, l’autre est collectiviste. Or, c’est la première qui est – tout au moins en termes relatifs, par comparaison avec les autres civilisations – caractéristique de l’Occident.

Certes, l’Histoire des pays occidentaux ne peut malheureusement pas se ramener à une Histoire des droits individuels, aussi bien dans la pratique – puisque les aventures impérialistes ont été nombreuses – que dans la pensée – où le constructivisme a été constamment présent. Par ailleurs, la défense de l’individualisme est assurée de manière fragile dans le monde occidental d’aujourd’hui, de telle sorte que nous devons faire face aux assauts continuels de la vision collectiviste, sous des formes variées. Malheureusement, ces assauts ont été bien souvent victorieux, au point que les adversaires idéologiques du libéralisme réussissent à imposer leur propre mode de vision et que la plupart de nos concitoyens acceptent une grille de lecture en termes collectivistes. Les concepts d’Etat-nation et la construction européenne engagée dans la seconde moitié du XXème en fournissent deux illustrations.

 

Les différentes attitudes (droite et gauche) à l’égard de la nation montrent bien que nous avons perdu nos valeurs

La droite, qui est censée être libérale, devrait normalement considérer la nation avec quelque réserve, puisqu’il s’agit là d’un concept typiquement collectif. Mais il y a aussi une opposition historique entre, d’une part, une droite conservatrice et étroitement nationaliste, et, d’autre part, une gauche qui se présente comme internationaliste, donc critique à l’égard de l’idée de nation. Cependant, le refus éventuel du nationalisme par la gauche n’est pas ancré dans une vision individualiste, bien au contraire, il est ancré sur une vision collectiviste : pour la gauche, la distinction entre la classe des exploiteurs et la classe des exploités est simplement plus importante que l’opposition entre les différents intérêts nationaux (qu’elle n’hésite pas, cependant, à évoquer également). Quant à la droite nationaliste (ou nationale), il lui arrive de se prétendre également libérale. Mais ce libéralisme est purement pragmatique, instrumental, il n’est pas fondé sur une véritable éthique individualiste. Le recours éventuel à la libre décision des individus n’est qu’un instrument pour atteindre des objectifs qui restent nationaux et donc collectifs. Et si l’on estime que la recherche de l’intérêt individuel ne peut pas coïncider avec ce que l’on appelle l’intérêt national, le premier doit alors être sacrifié au second.

Pour un libéral, la nation est un concept plus ou moins incompréhensible, de par sa nature collective. En première analyse il ne peut être appréhendé qu’en le rattachant à un autre concept qui, lui, est parfaitement clair, celui d’Etat. L’Etat est en effet cette institution qui s’est arrogé le monopole de la contrainte légale. Il exerce son pouvoir sur un ensemble d’individus, généralement rassemblés sur un territoire donné et qui s’appelle la nation. Il y a donc bien à notre époque une confusion entre l’Etat et la nation, celle qu’exprime précisément le terme d’Etat-nation. Cette confusion est relativement récente dans l’Histoire de l’humanité et il est peut-être possible de la faire remonter à la Révolution française. Notre époque est en tout cas caractérisée par le fait que l’Etat a étatisé la nation, il se l’est appropriée, il parle et agit en son nom et il donne ainsi un visage concret et quotidien à la nation dont il a fait une entité de nature purement collective.

Pourtant, même si le concept de nation n’est pas immédiatement saisissable pour un libéral, sa véritable nature prend un sens différent si on le sépare de cette abstraction institutionnelle qu’est l’Etat.  Une vision individualiste de la nation est alors possible et même nécessaire. Si l’on considère en effet que les seules réalités humaines qui aient du sens sont celles qui sont effectivement perçues par les individus, force est de constater que le sentiment d’appartenance à des communautés est une réalité. La nation est une de ces communautés. Elle existe effectivement à partir du moment où un certain nombre d’individus partagent le sentiment qu’ils appartiennent à une même communauté de pensée, de traditions et de comportements. Étant alors un ensemble de sentiments d’appartenance, la nation ne peut pas se définir de manière précise et de l’extérieur, à partir de certaines caractéristiques facilement repérables et même mesurables, elle n’a pas des contours parfaitement définissables.  De ce point de vue, la nation considérée en fonction d’une vision individualiste, se situe à l’opposé de l’Etat-nation collectiviste dont les contours et le contenu sont parfaitement définis. Cette nation – définie à partir des perceptions individuelles – a certes un caractère abstrait, mais c’est ce caractère abstrait lui-même qui en fait une réalité. Et si l’on accepte de considérer la nation comme un ensemble de sentiments d’appartenance, il est d’autant plus incompréhensible qu’une institution – l’Etat – et ceux qui la détiennent – les hommes de l’Etat – se l’approprient, parlent en son nom, décident en son nom. Il en résulte par ailleurs que, s’il est vrai que la civilisation occidentale se caractérise par l’adoption d’une vision individualiste de la société – ce que je crois pour ma part – la prédominance de l’Etat-nation dans les pays dits occidentaux représente une terrible dérive idéologique et pratique par rapport aux fondements historiques et idéologiques de l’Occident.

 

Le projet de construction d’une super-nation européenne : second exemple de dérive collectiviste

C’est cette même dérive que l’on rencontre dans tout l’édifice de la construction européenne. Tous les détenteurs du pouvoir étatique – de droite comme de gauche – qui en ont été les artisans ne se sont pas préoccupés de mettre en place un espace dans lequel les valeurs occidentales seraient respectées et défendues, mais bien au contraire de construire une super-nation et de persuader les opinions publiques que le projet européen était l’aboutissement nécessaire de l’Histoire européenne, alors qu’il lui tourne résolument le dos. Certes, ce projet européen est né du souci de surmonter définitivement les tragiques conflits qui avaient opposé les pays européens au cours du siècle maudit, le XXème siècle. Mais c’était oublier que ces conflits étaient précisément le produit de la suprématie des Etats-nations. En construisant une super-nation, on diminue certes les risques de conflits entre les nations-membres, mais on ne permet pas l’instauration d’une société d’hommes libres et pacifiques.

Il est d’ailleurs caractéristique de ce point de vue que l’on ait bien souvent présenté l’intégration européenne en termes conflictuels, c’est-à-dire comme l’émergence d’une nouvelle puissance mondiale susceptible de faire contrepoids aux autres superpuissances, telles que les Etats-Unis, l’ancienne URSS ou peut-être demain la Chine. Les positions qui ont été défendues par de nombreux dirigeants européens – parmi lesquels, évidemment, le Président français – à l’occasion de la guerre en Irak commencée en 2003, ont été caractéristiques : elles ont pris pour origine le besoin de s’opposer aux Etats-Unis et non pas le souci de défendre les valeurs occidentales. Comme nous le verrons ultérieurement, cette dernière préoccupation ne conduit pas nécessairement à une réponse simple concernant cette guerre, mais elle conduirait en tout cas à adopter une autre attitude envers les Etats-Unis, à savoir non pas une attitude d’opposition systématique, mais une attitude de compréhension, qui pourrait éventuellement – mais pas nécessairement – être jointe à un désaccord d’ordre stratégique et pratique.

Est également caractéristique l’élaboration de la Constitution européenne. Celle-ci a été élaborée dans le souci de mettre en place les instruments institutionnels de l’organisation des pouvoirs d’une super-nation et non de rendre possible la défense efficace des droits individuels. Il y a de ce point de vue un contraste frappant entre la Constitution américaine à son origine et la Constitution européenne. Le refus d’y inscrire les racines judéo-chrétiennes de la civilisation européenne – ce qui constitue pourtant un fait historique – est également une manifestation de l’oubli qui frappe les valeurs occidentales.

Ce renversement des valeurs – d’une vision individualiste de la société à une vision collectiviste – caractéristique de notre époque, est générateur de conflits à la fois intérieurs et extérieurs.

 

  1. L’éthique des droits, fondement de la civilisation occidentale

La suprématie des droits individuels

La reconnaissance des droits individuels et la mise en place des moyens nécessaires pour la défendre constituent le socle fondamental des sociétés occidentales et de toutes les sociétés libres. L’attachement que nous pouvons avoir à l’égard de ces principes vient évidemment d’une option éthique a priori. Mais il a aussi une justification utilitariste, à savoir que ces principes sont les seuls qui permettent la mise en place d’une société pacifique, les seuls qui permettent de penser de manière cohérente le fonctionnement d’une société d’êtres humains. Comme nous le verrons, c’est uniquement par référence à ces principes que l’on pourrait éventuellement trouver des solutions justes pour le problème posé par la présence dans les sociétés occidentales de personnes qui n’en partagent pas les principes. Mais il faudrait pour cela que les membres de ces sociétés occidentales appliquent effectivement ces principes et n’admettent aucune compromission lorsqu’il s’agit de les défendre. Si nous croyons dans les valeurs de l’Occident, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas simultanément sombrer dans le relativisme moral et accepter de coexister avec ceux qui ne reconnaîtraient pas ces principes ou qui, tout au moins, n’en accepteraient pas les conséquences pratiques.

 

La propriété qui organise l’exclusivité évite les conflits

Nous venons de le souligner, une société qui repose sur la reconnaissance des droits individuels est une société qui fonctionne de manière cohérente, c’est-à-dire qu’elle évacue la possibilité de conflits entre individus ou groupes, dans la mesure évidemment où ces principes sont respectés. Pourquoi en est-il ainsi et pourquoi peut-on donc dire qu’une société libérale est la seule société pacifique concevable ? Tous les êtres humains sont en effet confrontés au problème de la rareté des ressources. L’appropriation de ces ressources constitue donc une source potentielle de conflits. Pour que ces derniers soient évités, il faut que les droits de chacun soient définis aussi précisément que possible. Dans une société de liberté de type occidental, c’est l’acte de création résultant de la libre décision d’un être humain qui fonde la légitimité d’un droit de propriété et qui, par ailleurs, permet de le définir de manière précise. Or, définir un droit de propriété consiste à dire qui a le droit de faire ce qu’il veut avec un bien et qui est exclu de l’usage de ce bien. Il ne peut pas alors y avoir un conflit quelconque entre les individus sur les droits des uns et des autres et c’est bien pourquoi une société fondée sur la définition de droits de propriété légitimes est une société qui fonctionne de manière cohérente en évacuant les occasions de conflit.

 

La reconnaissance des droits de propriété comme seul principe universalisable

L’éthique libérale, ainsi fondée sur la reconnaissance des droits individuels, peut alors être considérée comme une éthique universelle ou plutôt – parce que dans les faits elle n’est malheureusement pas reconnue de manière universelle – « universalisable ». En d’autres termes, si tout le monde reconnaissait cette éthique des droits, il ne pourrait y avoir de contradictions entre les principes d’action des uns et des autres.  Une telle situation permet par ailleurs de définir un devoir absolu et un seul : celui de respecter les droits légitimes des autres.

Bien entendu, dans une société libre de ce type, chacun peut s’imposer d’autre principes moraux que celui-ci, par exemple des exigences altruistes. Mais cette morale relève de l’opinion, elle est de nature purement subjective et elle ne peut en aucun cas être universalisable. En effet, il n’est pas possible, par exemple, d’être altruiste avec tous les individus du monde et sans limites. L’altruisme n’en a pas moins de valeur aux yeux de celui qui l’érige en principe et est parfaitement respectable. Mais cette morale altruiste ne peut en aucune façon constituer le fondement d’une quelconque société. C’est pourquoi, lorsque nous disons qu’il existe un seul devoir absolu, celui qui consiste à respecter les droits légitimes des autres, nous ne prétendons pas que les autres devoirs – tels qu’ils sont ressentis par les uns et les autres – n’existent pas ou qu’ils sont sans valeur, mais simplement qu’ils ont un caractère relatif et ne permettent pas de fonder une éthique sociale.

Ainsi, dans la mesure où l’on peut assimiler la civilisation occidentale à l’éthique des droits individuels légitimes, nous ne devons avoir aucune réticence à proclamer que cette éthique est universelle – ce qui veut bien dire qu’il n’y a aucune raison d’en limiter l’usage à ce qu’on appelle les pays occidentaux – à en défendre le caractère absolu sans aucun complexe et à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour qu’elle soit mieux comprise et adoptée dans le monde.

Même si nous pouvons maintenant rechercher les implications d’une vision individualiste de la société – celle que l’on peut considérer comme caractéristique des valeurs occidentales – il nous faut sans doute préciser d’abord ce qu’est véritablement l’individualisme afin d’évacuer les reproches à tonalité moralisante qui sont souvent faits aux libéraux.

 

L’individualisme tel que le conçoivent les libéraux ne divise pas

Que l’être humain soit un être social et qu’il ne puisse pas vivre sans relations avec autrui est une évidence. Mais la vraie difficulté apparaît lorsqu’on se demande comment ces liens sociaux doivent s’établir, comment ils doivent évoluer. Pour les critiques d’une société libérale la cause est claire : dans une société libérale, la liberté laissée aux individus conduirait à l’anarchie, au désordre, à la destruction de la société. L’individualisme ne pourrait alors être que l’ennemi de la société. C’est pourquoi, tout en laissant une certaine marge d’autonomie – arbitrairement définie – aux individus, il faudrait qu’une institution, l’État, garant de l’intérêt général, assure la cohésion sociale. Tel est le fondement de la social-démocratie et tel est le modèle revendiqué, aussi bien à droite qu’à gauche, par le personnel politique dans la plupart de nos pays.

Or, ce débat souffre malheureusement d’une erreur d’interprétation majeure.  L’individualisme y est vu comme la recherche par chacun de son propre intérêt aux dépens des autres et sans se soucier des autres. Si l’individualisme était effectivement cela, il conduirait en effet à l’anarchie et à la destruction des sociétés, puisqu’il impliquerait la lutte permanente de tous les individus pour s’approprier les biens d’autrui. Mais à cet individualisme anarchique il faut opposer une notion radicalement opposée et que l’on peut appeler l’individualisme libéral. Ce dernier consiste à respecter la liberté accordée à chacun de poursuivre ses propres objectifs, mais dans le respect des droits d’autrui. Cet individualisme-là est fondamentalement « social » en ce sens qu’il repose sur la reconnaissance des liens sociaux, c’est-à-dire des liens interindividuels. Bien plus, comme nous l’avons vu, on peut même dire que l’individualisme libéral repose sur le seul principe qui permette effectivement l’émergence et le maintien de la cohésion sociale, puisqu’une société libérale étant totalement fondée sur le respect des droits d’autrui, elle repose sur un principe universel et non-contradictoire. A partir du moment où les droits de chacun sont définis, deux personnes ne peuvent pas prétendre en même temps à la possession d’un bien ou d’un service donné. Chacun peut alors décider de disposer de ses ressources pour lui-même ou d’exercer son sens de la solidarité de la manière qui lui paraît moralement fondée.

 

 

La social-démocratie en renonçant à la protection des droits est nécessairement conflictuelle

Or, lorsqu’on recherche la cohésion sociale à notre époque ce n’est généralement pas à cette cohésion sociale libérale que l’on pense, mais à une vision radicalement différente, celle que nous propose la social-démocratie. Selon cette vision, l’État serait l’arbitre des intérêts divergents, l’intermédiaire obligé des rapports individuels, le fondateur des liens sociaux. Or comment la social-démocratie peut-elle agir ? Nécessairement et toujours en ignorant les droits individuels. Que sont en effet la fiscalité et la réglementation, sinon des atteintes aux droits légitimes des personnes ? Elles consistent à prendre des ressources légitimement créées par certains pour les donner à d’autres, à interdire aux uns d’agir dans la limite de leurs droits et de permettre à d’autres d’empiéter sur les droits d’autrui. Ce faisant, l’État transforme des droits individuels en prétendus droits collectifs : on définit arbitrairement des catégories sociales ou économiques dans lesquelles on place ceux qui ne sont plus des individus, mais des citoyens, et l’on réalise des transferts visibles ou invisibles entre ces entités abstraites. Tout argent prélevé par l’État, parce qu’il n’a plus de légitime propriétaire, mais qu’il est censé être un « bien collectif », devient l’objet d’un conflit pour son appropriation. Et c’est pourquoi la social-démocratie est nécessairement conflictuelle. Loin de réaliser la cohésion sociale, elle la détruit. On risque alors d’entrer dans un tragique cercle infernal.  Parce qu’il ne peut y avoir de cohérence dans la social-démocratie, parce qu’elle est destructrice des véritables liens sociaux concrets et qu’elle les remplace par des oppositions arbitraires entre classes et catégories sociales, elle fait naître une demande de « cohésion sociale » à la hauteur de la cohésion qu’elle détruit.

Ce processus est exactement celui que nous voyons se dérouler sous nos yeux. Ce qui frappe le plus, dans un pays comme la France, ce n’est sans doute pas seulement la mauvaise qualité des indicateurs économiques – faible croissance, chômage élevé, dette publique importante – mais c’est plutôt le climat d’insatisfaction générale, de tensions, de conflits, la lassitude des uns, l’agressivité des autres, le manque d’espérance. C’est donc faire une erreur d’interprétation majeure que de vouloir renforcer une prétendue « cohésion sociale » en utilisant les instruments mêmes qui la détruisent, c’est-à-dire toujours plus de transferts, d’impôts, de contrôles. En réalité ce qui manque à nos pays c’est l’épanouissement d’un véritable individualisme, l’individualisme libéral. Car lui seul peut pacifier la société, lui seul peut réaliser la cohésion sociale.

 

Comment la propriété, qui invite à la tolérance, évite les conflits

Le droit de propriété est un droit d’exclusion et la vie consiste à exclure. Dans une société libre celui qui est propriétaire peut décider d’utiliser son bien comme il l’entend, à condition de ne pas porter atteinte aux droits légitimes d’autrui. Il peut accepter ou refuser de vendre, de louer, de laisser accéder les autres, quelle que soit la raison pour laquelle il décide.  Il a le droit d’être raciste, de ne pas aimer ceux qui partagent telle ou telle religion. Certes, un libéral est tolérant par nature puisqu’il considère que chacun a le droit de penser et d’agir comme il l’entend dans la mesure où il ne porte pas atteinte aux droits d’autrui. Il se refusera par conséquent à porter un jugement de valeur sur les actions d’autrui aussi longtemps que celui-ci respectera ses droits. De là vient la déclinaison des droits particuliers, la liberté de penser, la liberté d’agir, la liberté religieuse, etc. Un libéral ne jugera pas un individu en fonction de son appartenance à une collectivité particulière (race, nation, classe sociale, religion, couleur de peau, etc.), mais il s’efforcera d’évaluer dans quelle mesure il souhaite entrer en contact, contracter, échanger avec un autre, indépendamment de ses appartenances collectives. Ce sont ces principes qui peuvent nous aider à déterminer dans quelle mesure la coexistence est possible avec ceux qui ne partagent pas les valeurs occidentales.

 

La liberté de penser : un droit trop souvent bafoué

Dans bien des pays, les propos racistes ou homophobes sont punis par la loi. Même si de tels propos paraissent odieux, il n’en reste pas moins vrai qu’une législation de ce genre constitue une atteinte à la liberté de penser. On rétorquera certes que ces propos constituent une agression à l’égard des autres. Mais les interdire revient à supposer qu’un individu a des droits sur la pensée ou la parole d’autrui et qu’il peut donc lui interdire – avec le concours du législateur – d’exprimer certains jugements à son égard. Or, rien ne permet de légitimer de prétendus droits sur la pensée et la parole d’autrui. Chacun doit avoir le droit de dire du mal des autres dans le cadre de ses propres droits.

Cependant, si l’on a le droit d’exprimer n’importe quelle idée et d’exprimer n’importe quel sentiment ou n’importe quel jugement à l’égard de n’importe qui, on ne peut pas le faire n’importe où.  Ainsi, affirmer la liberté de pensée et de parole n’implique pas que l’on a un droit à exprimer des propos racistes dans un journal dont on n’est pas propriétaire et qu’on peut forcer le propriétaire légitime du journal à imprimer ces propos (de même qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à recevoir chez lui une personne qui tient des propos racistes). On ne peut le faire légitimement que si le propriétaire du journal l’accepte. Quant aux lecteurs, ils sont libres d’acheter ou non le journal en question. De ce point de vue toutes les législations concernant la répression de certains propos sont illégitimes. On a le droit de dire du mal des musulmans, des juifs, des catholiques, des homosexuels ou des femmes.  Certes, personnellement, je trouve cela profondément stupide. En effet, comme nous l’avons déjà souligné, un libéral est par nature tolérant et il s’interdit de porter un jugement sur quelqu’un du fait de son appartenance à une catégorie particulière. Mais dans une société libre on a le droit d’être profondément stupide et de le montrer publiquement. On a donc aussi le droit d’être raciste, xénophobe, homophobe ou anti-chrétien, de critiquer les socialistes ou les libéraux, à condition de respecter leurs droits légitimes. Mais symétriquement, on a aussi le droit de penser et de dire que les valeurs occidentales sont supérieures aux autres.

La liberté de pensée, la liberté de parole, la liberté d’écrire ne donnent pas un droit à être entendu et écouté par tous ceux à qui l’on veut s’adresser, mais seulement par tous ceux qui veulent bien vous écouter. Il n’y a pas de liberté sans exclusion. En interdisant certains droits d’exclusion pourtant légitimes, les législations modernes portent atteinte à la liberté. Dans une société de propriétaires, les problèmes d’opinion sont réglés entre individus.  Mais dans nos sociétés étatisées, l’Etat se substitue aux individus – ceux qui sont pourtant directement concernés – pour prononcer les exclusions et c’est de là que naissent les problèmes.

 

  1. Le traitement de l’immigration dans une société libre comparé à son traitement dans nos social-démocraties

L’Etat peut-il exclure ceux qui critiquent ouvertement nos valeurs ?

Cet accaparement du droit d’exclure par l’État conduit en particulier à un problème dont la solution n’est pas facile : l’État a-t-il légitimement le droit d’exclure du territoire national ceux qui tiennent des propos hostiles à la communauté nationale, c’est-à-dire aux résidents de la nation ? Ici encore, il est sans doute utile de réfléchir par comparaison : je peux interdire l’entrée de ma maison à quelqu’un qui défend la légitimité de la guerre sainte contre les infidèles et plus généralement quelqu’un qui tient des propos qui me choquent. Peut-on alors admettre que l’État puisse, de même, refuser l’entrée du territoire national ou le maintien sur le territoire national à ceux qui tiennent des propos de ce type, dans la mesure où il est représentant – certes imparfait, mais représentant malgré tout – de la communauté nationale ? Car la nationalité existe (ce qui ne serait pas le cas dans un monde de co-propriétaires) et il faut bien qu’elle ait un sens : dans ce cadre restreint, on peut considérer comme légitime de prononcer des exclusions concernant les propos, les comportements (ou les prétendus droits à recevoir des transferts publics). Autrement dit, un pays est comparable à une co-propriété. Or, si les exclusions prononcées à l’encontre de certains individus du fait des propos qu’ils tiennent sont légitimes dans cette co-propriété, pourquoi n’en serait-il pas de même dans cette communauté particulière qu’est la nation ? La difficulté vient de ce que la communauté nationale est, pour sa part, fondée sur la contrainte et non sur la libre appartenance : les décisions n’y sont pas prises par ceux qui sont directement concernés, mais par ceux qui prétendent les représenter en parlant à leur place, en décidant à leur place.

 

Un contrat passé avec tout nouvel immigrant

Mais sous réserve de l’incertitude introduite dans le raisonnement par le caractère contraignant de l’appartenance à une communauté nationale, on peut assimiler la nationalité à un droit de propriété sur la patrie qui rendrait possible l’exercice du droit d’exclusion. Ceux qui sont légitimement sur le territoire national – en tant que nationaux ou résidents officiels – ont droit à une liberté absolue de penser, conformément à ce qui a été expliqué précédemment, dans la mesure où leur droit de propriété est irrévocable. Mais on peut admettre que cette même liberté de penser n’a pas de raison d’être attribuée à ceux qui, en tant qu’immigrants, se trouvent être présents sur le territoire national du fait d’un contrat conditionnel. L’immigrant pourrait être censé bénéficier d’un contrat de ce type (ce qui donnerait un sens, par opposition, à la notion de nationalité), c’est-à-dire que l’on pourrait légitimement imposer des clauses de réserve, de limites, à l’entrée du territoire, comme on le fait implicitement en entrant dans un salon ou dans une entreprise (celui qui tient des propos désobligeants sur le patron peut être licencié ou devrait pouvoir l’être).

Un raisonnement semblable peut s’appliquer au problème du « voile islamique ». En effet, une législation française a interdit le port du voile à l’école (de même que celui de tout signe ostentatoire). Il y a là une atteinte à la liberté de s’habiller. Mais l’État, ayant nationalisé tout le système scolaire, se considère comme le propriétaire de toutes les écoles et décide ainsi arbitrairement de limiter la liberté d’habillement de toute une population. Dans un système d’écoles véritablement privées, chaque école déciderait librement si le voile est autorisé ou non, si les catholiques, les juifs ou les musulmans sont admis, si un uniforme doit être imposé à tous les enfants, etc.

Un libéral est donc bien en faveur à la fois de la liberté et de l’exclusion : liberté de penser ou de se déplacer, mais dans le cadre du respect des droits, donc du respect des exclusions légitimement prononcées. Ceci nous permet de comprendre aussi de manière cohérente le problème de l’immigration.

 

La liberté d’immigrer se conçoit dans le respect de la propriété

Une position libérale sur la liberté d’immigrer doit partir, nous semble-t-il, des propositions suivantes dont les fondements ont été justifiés précédemment :

–     Les hommes sont libres de se déplacer. Il serait incohérent, de la part d’un libéral, de plaider en faveur de la liberté de mouvement des produits et des capitaux – c’est-à-dire des fruits de l’activité humaine – et de refuser cette liberté aux hommes eux-mêmes.

–     Les hommes sont égaux en droits. Comme nous l’avons vu, un libéral est fondamentalement tolérant : ne reconnaissant comme seule réalité humaine que les individus, il considère que tous sont également dignes de respect et également libres. Il se refuse à classer les hommes dans des catégories – raciales, religieuses, économiques – et à les juger en fonction de leur appartenance à ces catégories. Rien n’est plus éloigné, par conséquent, de l’idéal libéral que le racisme, mais aussi, bien évidemment, que les concepts socialo-marxistes, consistant à « défendre les travailleurs », « punir les riches » ou « proclamer les droits des femmes ». Si l’on adopte une conception collectiviste, on choisit les catégories qu’on aime et celles qu’on n’aime pas, selon l’humeur du moment et le poids des calculs politiques. Les individus qui ont le malheur de se trouver dans les catégories peu appréciées sont alors brimés au profit des autres. Ainsi, bien des actes politiques reposent sur des discriminations qui, pour ne pas être d’origine raciale, n’en sont pas moins immorales.

–     La reconnaissance et la défense des droits de propriété sont le fondement d’une société libre. Or, être propriétaire d’un bien, qu’on a créé ou obtenu par l’échange, c’est avoir le droit, si on le désire, d’empêcher les autres d’utiliser ce bien ou d’en disposer, c’est-à-dire de les exclure. L’exclusion signifie le refus de laisser n’importe qui empiéter sur la liberté et l’activité d’autrui. Il en résulte que la liberté de se déplacer ne signifie pas que l’on peut aller n’importe où, utiliser n’importe quel bien, exercer n’importe quelle activité, sans tenir compte des droits des propriétaires légitimes de ces lieux, de ces biens, de ces activités. Dans cette perspective, les difficultés actuelles dues à l’immigration apparaissent comme le résultat d’une situation où les droits de propriété sont affaiblis parce qu’ils sont largement collectivisés. On ne sait alors plus quels sont les droits des uns et des autres : la bataille pour la répartition des richesses se substitue aux efforts individuels susceptibles de les créer et les rapports de force remplacent le respect des droits. Dans cette situation – que l’on peut qualifier de « retour à la barbarie » – les individus ne peuvent plus revendiquer de droits que dans la mesure où ils sont censés appartenir à des catégories et que ces catégories, de par leur importance, sont en position de revendiquer une partie des droits qui ont été collectivisés.

 

Chaque État, à l’image d’une copropriété, est libre de décider des conditions d’entrée

Pour mieux comprendre le problème, imaginons que le monde, au lieu d’être constitué d’un petit nombre de grandes nations, soit composé d’une multitude de petits lotissements ou de co-propriétés : les individus sont propriétaires de lots et, par ailleurs, ils mettent en œuvre des services collectifs (chemins, ascenseurs, sécurité), selon des procédures variées. Chacune de ces co-propriétés repose sur la possibilité d’exercer un droit d’exclusion, c’est-à-dire que personne n’a le droit de s’y installer s’il ne devient pas propriétaire ou locataire légitime, par exemple d’un logement, et s’il ne s’engage pas, simultanément, à respecter le règlement de co-propriété, c’est-à-dire la Constitution de ce mini-État.

Qu’est qu’un immigré dans un tel contexte ? C’est tout simplement quelqu’un qui essaie d’acquérir de manière pacifique le droit de s’associer à une co-propriété. On peut alors imaginer une très grande variété de « Constitutions », certaines s’interdisant de filtrer les entrants potentiels en fonction de leur appartenance à une catégorie particulière, définie a priori, d’autres permettant d’exercer des discriminations. On peut considérer ces dernières comme immorales, mais il ne sert à rien de toutes façons – et il est peut-être même contestable – d’imposer sa propre morale à autrui. Après tout, bien des clubs pratiquent la discrimination sans qu’on trouve à y redire : il ne suffit pas de cotiser pour devenir membre, il faut encore être parrainé ou appartenir à certaines catégories.

Dans ce monde, évidemment imaginaire, composé d’une multitude de petites collectivités et co-propriétés qui élaboreraient constamment des arrangements entre elles, bien des problèmes qui secouent actuellement l’opinion trouveraient une solution toute naturelle. Il se pourrait évidemment que certains règlements de co-propriété interdisent, par exemple, d’ouvrir une église ou une mosquée et que d’autres soient moins exclusifs. Ceux qui désirent construire une église ou une mosquée iraient alors évidemment dans une co-propriété où cela serait autorisé.

Autrement dit, l’exclusion fait partie inhérente du droit de propriété et l’on ne peut la supprimer sans porter atteinte à la liberté humaine. Bien sûr, certains types d’exclusions peuvent nous choquer, mais ne faut-il pas accepter la liberté d’autrui, même dans ses expressions que nous ne comprenons pas ? Et ne devons-nous pas admettre que chacun d’entre nous a ses propres désirs d’exclusion, ne serait-ce que par le fait qu’il préfère vivre avec les membres de sa famille qu’avec d’autres personnes (ou inversement) ?

Il est donc absurde de partir en guerre contre les « exclusions », car elles sont l’expression même de la vie humaine. Le problème qui se pose à nos sociétés européennes n’est donc pas de savoir s’il faut exclure ou ne pas exclure, mais de déterminer qui décide de l’exclusion ou de la non-exclusion, selon quels critères et selon quels processus.

 

Pourquoi les pays européens introduisent des barrières à l’immigration jusque-là inutiles

Une observation simple devrait alors nous aider à réfléchir : comment se fait-il que la plupart des pays européens n’aient pas eu besoin de « politique d’immigration » jusqu’à une date relativement récente et qu’ils n’aient pas, pour autant, été submergés par les immigrés ? Et seraient-ils vraiment submergés si l’immigration était totalement libre, mais dans le respect des droits de chacun, en particulier des droits de propriété ? Probablement pas, car on oublie que l’immigration est normalement coûteuse pour l’immigré : il quitte son environnement familial et culturel, il doit se déplacer, apprendre des manières de vivre, des techniques nouvelles ou une autre langue, acquérir la possibilité de s’établir dans le lieu où il émigre.

Mais les droits ne sont plus respectés dans nos social-démocraties et le coût de l’immigration est artificiellement diminué par la politique de redistribution. Le simple fait de se trouver sur le territoire d’un pays européen et, éventuellement, d’avoir un peu travaillé, ouvre le « droit à » obtenir une série de services gratuits. Éducation, santé, installations sportives, logement, transport, tout cela est gratuit ou fourni à bas prix. De ce fait même, il y a une prime à l’immigré « médiocre », c’est-à-dire que les immigrés les moins bien formés, les moins travailleurs, les plus retors, obtiennent beaucoup plus (sous forme de salaires et de « services collectifs ») qu’ils ne produisent et ils sont donc, plus que d’autres, incités à émigrer.

Il est peut-être vrai, même si on ne veut pas le dire, que le pourcentage de trafiquants de drogue ou d’auteurs de délits est relativement plus important parmi les immigrés que parmi les populations de souche. Certains en tirent une conclusion raciste, c’est-à-dire par exemple que les étrangers – ou certains d’entre eux – sont des criminels. Or, il faudrait plutôt dire ceci : l’incitation à émigrer en Europe est relativement plus grande pour un étranger habitué à vivre aux dépens d’autrui – par le trafic de drogue, le vol et la spoliation d’origine étatique – que pour un étranger respectueux des droits d’autrui, travailleur et cultivé. Le premier aura une chance faible d’être sanctionné, mais il sera subventionné par les contribuables européens, le second préfèrera exercer ses talents sous des cieux où il sera moins exploité par l’Etat.

Dans nos social-démocraties la situation actuelle est à peu près sans solution viable. On réagit de manière pragmatique aux réactions de l’opinion. Un gouvernement établira donc des barrières plus ou moins drastiques et plus ou moins efficaces contre l’immigration, selon qu’il considère qu’un seuil de tolérance a été ou non dépassé, en particulier dans des catégories d’électeurs auxquelles il est particulièrement sensible. Or, ces barrières présenteront le grave inconvénient d’empêcher éventuellement l’arrivée de tout immigré, quelles que soient ses capacités et sa moralité, quels que soient donc ses apports potentiels à la société où il désirerait vivre. Une fois de plus, l’individu disparaît derrière la catégorie à laquelle il appartient, en l’occurrence celle de l’immigré. Sous prétexte de ne pas faire de discrimination entre immigrés, l’absolutisme étatique et national interdira l’entrée du territoire, au mépris du droit des gens, à des individus qui auraient pu être la source de richesses matérielles et intellectuelles. Mais par contre les mesures autoritaires d’interdiction de l’immigration seront à l’origine d’une immigration clandestine, difficile et coûteuse à contrôler, et certainement adoptée par ceux des migrants potentiels qui ont le moins de scrupules à se placer en-dehors du cadre de la loi. Il est alors dénué de sens de vouloir demander à ces hommes et à ces femmes de respecter les droits des autres et le cadre institutionnel du pays d’immigration. La « politique d’immigration » et les revendications en faveur des « droits des immigrés » aboutissent donc uniquement à substituer les exclusions étatiques à celles, diversifiées, évolutives et subtiles, que les hommes établissent nécessairement, parce qu’il ne peut pas exister de société sans exclusion.

Dire qu’on est pour la liberté d’immigrer (plus généralement la liberté de se déplacer) ne signifie donc pas que, s’il constituait une société libérale, un pays serait submergé par des flots d’immigrants des pays moins développés et en particulier ceux des pays musulmans, avec le risque de perdre sa culture traditionnelle. Bien au contraire, cette immigration se ferait au rythme et selon les modalités désirées par ceux qui sont concernés.

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Ce sont les valeurs de l’Occident qui seules permettent l’éclosion et le maintien d’une société de liberté qui ne rejette pas pour autant l’étranger. C’est pourquoi il est important de les faire connaître et de les faire aimer, surtout à une époque où la notion de liberté est devenue floue, le souci de la propriété individuelle a disparu, la responsabilité est diluée. Mais on peut aussi considérer comme un devoir moral non pas, bien sûr, de les imposer par la force, mais de les défendre – y compris, si besoin est, par la force – partout où elles sont menacées.

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Journal des Libertés

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