Parmi des milliers d’idéologues anesthésiés par leur orgueil et leur égoïsme se dressent fort heureusement des esprits lucides et courageux, malheureusement souvent bien seuls, qui défendent à la fois la liberté et l’honneur des intellectuels. Ils se nomment George Orwell, Alexandre Soljenitsyne ou Simon Leys. C’est au magnifique rôle de ce dernier que nous consacrons les lignes suivantes. Elles s’emploient notamment à poser une question déterminante pour l’avenir de l’économie mondiale : la Chine peut-elle continuer à mentir sur son passé et son présent tout en occupant une place centrale dans le monde ?
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On s’était habitué au XXème siècle à un affrontement entre deux grands systèmes : d’un côté un système socialiste à économie planifiée, avec dictature du prolétariat, de l’autre un système libéral où l’économie de marché allait de pair avec la démocratie représentative (libertés individuelles et élections, état de droit). Notre époque, celle du XXIème siècle, voit émerger un modèle inédit dont la Chine est le prototype : l’économie de marché y fonctionne avec une dictature politique et culturelle de type totalitaire. Ce modèle chinois pourrait-il être transposé de nos jours ailleurs qu’en Chine ? C’est le grand défi qui, à nos yeux, engage l’avenir dans le monde.
Il est douteux que le totalitarisme de type stalinien ou maoïste trouve de nombreux adeptes chez les citoyens de pays démocratiques développés, au moins dans un horizon prévisible : trop de révélations ont été faites, trop d’échecs constatés, et la société d’aujourd’hui est trop permissive pour se couler dans un moule spartiate, même si elle manque souvent d’esprit critique dans les débats d’idées.
Un
régime intermédiaire pourrait être envisagé : pas totalitaire, mais simplement
autoritaire, à une limite grise où il existerait une pincée d’état de droit
sans pleine existence de l’état de droit dans le cadre sauvegardé d’une économie
de marché. Quels pourraient être les soutiens d’un tel régime ?
L’intervention d’intellectuels de renom, qui contribuent à façonner l’opinion
publique, pourrait fournir une assise, au vu de leur myopie passée et des
trahisons de la liberté qui ont pu être observées chez eux. Ils pourraient être
suivis de petits maîtres de la mode, martelant de prétendues évidences, des
lieux communs qui obstruent la pensée libre. Pour notre propos il est important
en premier lieu de rappeler des errances de la pensée qui ont eu lieu il y a
une cinquantaine d’années, au temps du totalitarisme chinois le plus rigide et
le plus tranchant. La figure de Simon Leys n’est pas seulement celle d’un
intellectuel qui a dénoncé les égarements maoïstes, mais d’un écrivain persécuté
dans nos pays libres pour avoir dit la vérité. Ensuite nous nous interrogerons
sur la sortie incomplète ou imparfaite du totalitarisme.
Mao « phare de la pensée[1] » qui attire les papillons de nuit occidentaux
La révolution culturelle chinoise (grande révolution culturelle prolétarienne) a débuté en 1966 et n’a définitivement pris fin qu’en 1976 (mort de Mao Zedong). Elle marqua l’apogée d’une sidération, notamment chez les intellectuels de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Avant de commenter davantage ces événements et de comprendre les prises de position de Simon Leys, il est nécessaire d’appréhender quel était le climat intellectuel en Europe occidentale. Il existait en certains pays, dont la France et l’Italie, une forte influence communiste. Jean-Paul Sartre, raillé par l’historien Jacques Julliard[2] comme « romancier médiocre, philosophe peu original, auteur de pièces de théâtre injouable », est l’exemple le plus remarquable non pas du communiste encarté et militant, mais du maître à penser se référant au communisme comme perspective nécessaire de l’avenir, au nom d’un sens incontournable de l’histoire. Il fut même à certains moments un compagnon de route (URSS, Chine, Cuba, soutien au leader communiste Alvaro Cunhal lors de la révolution des œillets au Portugal en 1974). Après avoir participé en 1948 à l’éphémère parti de David Rousset (Rassemblement démocratique révolutionnaire, un oxymore selon Raymond Aron, les deux termes étant incompatibles), il se rapprocha de Moscou, surtout après la mort de Staline (Sartre s’était ému de purges visant des juifs lors du prétendu complot des blouses blanches en janvier 1953).
Le premier voyage de Sartre en URSS eut lieu en 1954 (Malenkov étant chef du gouvernement) avec visite de Moscou, Leningrad, et de l’Ouzbékistan. Si Sartre blâma la répression de l’insurrection de Budapest à l’automne 1956 (une pétition, un entretien publié par l’Express, un numéro spécial des Temps modernes), il garda ses habitudes de voyage en URSS, où il se rendit à 9 reprises, choyé par ses hôtes. Il faut dire que ses œuvres littéraires étaient traduites en russe, et que les droits d’auteur perçus étaient substantiels. L’enthousiasme avait certes disparu, mais Sartre continuait à croire au concept de socialisme comme horizon. Il détestait la démocratie libérale, et les élections n’avaient aucun sens selon lui, les électeurs n’étant pas en état de s’informer et de faire des choix.
En
ce qui concerne la Chine, le voyage initiatique de Sartre et Simone de Beauvoir
se situe en 1955, donc avant le « grand bond en avant » lancé en
1958. Il est assez normal, compte tenu des espoirs qu’ils mettaient dans le
communisme, qu’après avoir vu l’URSS, ils aient souhaité faire connaissance de
la Chine. Sartre fut reçu par Mao, et songea à écrire quelque chose sur la
Chine. Il y renonça, le travail lui semblant trop lourd : Simone de
Beauvoir mena la tâche à bien et publia La longue marche en 1957.
La notice précisait que le présent tire son sens d’un « avenir qui
achemine pacifiquement la Chine … à la révolution socialiste » dans une
longue marche. « Ni paradis ni infernale fourmilière, [la Chine est] une
région bien terrestre où des hommes qui viennent de briser le cycle sans
espoir d’une existence animale luttent durement pour édifier un monde
humain » (le dévoilement d’un sens de l’existence pour une philosophe,
l’accès à une vie qui prendrait un sens).
Du grand bond à la révolution culturelle : Apocalypse Mao[3]
On sent à la lecture de ce livre qu’implicitement Sartre et Beauvoir créditent le communisme chinois d’une répression moins violente que celle des Soviets de la terreur stalinienne. Néanmoins nous savons aujourd’hui que le « grand bond en avant » de 1958-1960, avec collectivisation des terres, travaux publics démesurés et entreprises industrielles insensées, s’accompagna d’une immense coercition et fit de nombreuses victimes, du fait de la famine et de la répression (20 millions de morts). Indirectement ce grand bond en avant est à l’origine de la révolution culturelle.
De nombreux dirigeants chinois de haut rang eurent des doutes sur la gestion de Mao dans le grand bond en avant. Tout en continuant à lui rendre des hommages honorifiques, ils décidèrent de lui ôter désormais les responsabilités de gestion. Mao voulut reprendre la réalité du pouvoir en lançant des jeunes exaltés contre des dirigeants et des cadres qu’il présentait comme embourgeoisés, prisonniers d’un monde ancien (août 1966). Mao adressa, entre autres choses, une lettre ouverte aux étudiants où se trouve la célèbre phrase : « on a raison de se révolter ».
Il se rendit compte au bout de deux ans qu’il avait déchaîné des exactions qu’il ne contrôlait plus (arrestation de cadres, lynchages, destruction de temples et de manuscrits anciens). Fin janvier 1968, il décida de mettre fin à certaines turbulences et stabilisa le mouvement en demandant à Lin Biao, ministre de la Défense, et auteur de la compilation du Petit livre rouge, d’éloigner des grandes villes les étudiants. Lin Biao envoya 17 millions de jeunes dans les campagnes, sous l’autorité de comités révolutionnaires provinciaux présidés par des militaires. Au total 100 millions de personnes furent persécutées d’une façon ou d’une autre, dont 1,5 million moururent. Toute une jeunesse fut sacrifiée parce qu’on ferma les écoles et les universités.
C’est en ce point que nous rencontrons ici un nouveau Jean-Paul Sartre, celui de 1968 et des années qui suivent. Il se fit le protecteur de jeunes maoïstes français, adeptes inconditionnels de la révolution culturelle chinoise. Il accepta de devenir directeur de rédaction de leur feuille, La Cause du peuple, puis directeur de rédaction d’un nouveau Libération, (reprenant le titre d’un premier Libération, fondé en 1941, disparu en 1964, longtemps dirigé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie) dont Serge July fut le cofondateur en 1973 : entre autres prolégomènes, ce dernier avait milité à l’UNEF, puis été responsable d’un groupe maoïste dans le nord de la France. Il avait à ce titre rencontré Sartre dans un « tribunal populaire » jugeant de la culpabilité des Houillères pour un coup de grisou, Sartre jouant le rôle de « procureur » de ce tribunal, en septuagénaire qui voulait se persuader qu’il travaillait toujours dans le sens de l’histoire, muni d’un prétendu compas de navigation qui l’a beaucoup égaré.
Simon Leys, la grande voix du retour à la vérité
Dans un climat intellectuel où les interprétations les plus fausses dominaient chez les journalistes et chez nombre de lettrés d’avant-garde (Sartre, Foucauld, Barthes, Sollers, Badiou…), Simon Leys (pseudonyme de Pierre Ryckmans, 1935-2014), incarna en 1971, avec la publication des Habits neufs du président Mao, la dénonciation des maolâtres. Grand spécialiste de la civilisation chinoise, il se vit évincé d’un poste de maître de conférences à l’université Paris 7 en raison de ses écrits sur la Chine. Simon Leys apparait désormais trop célèbre et trop récemment célébré (à la suite de la plus dramatique des raisons, son décès d’un cancer en 2014) pour qu’il soit vraiment utile de rappeler en détail les étapes de sa carrière intellectuelle. Nous nous en tiendrons à trois évidences sans lesquelles la Chine contemporaine ne saurait être aujourd’hui comprise.
1– L ’imposture que fut la lecture donnée par l’Occident de l’expérience marxiste, imposture dénoncée par le lucide et courageux Pierre Ryckmans alias Simon Leys. Deux avis sur cet important sujet valent mieux aujourd’hui qu’un long rappel :
D’abord celui de Jean-François Revel exprimé en ces termes :
« le courage de Simon Leys, au milieu de l’océan de bêtises et d’escroqueries intellectuelles qui baignait les côtes poissonneuses de la Maolâtrie intéressée de l’Occident, nous a un jour fait parvenir le message de la lucidité et de la moralité. Sa trilogie, Les Habits neufs du président Mao, Ombres chinoises, Images brisées, est bien « l’acquis à jamais » dont parle Thucydide pour définir le résultat du travail de l’historien. »
Ensuite celui de Philippe Sollers, l’un des chefs de la Maolâtrie des années 1970, qui a trouvé des mots définitifs :
« Trente ans ont passé, et la question reste fondamentale. Disons-le donc simplement : Leys avait raison, il continue d’avoir raison, c’est un analyste et un écrivain de premier ordre, ses livres et articles sont une montagne de vérités précises… »
Face à un tel constat, il est difficile de sortir des poubelles de l’histoire du négationnisme les rares maoïstes occidentaux survivants.
2– L’immense culture de Simon Leys, qui s’exprimait en français, en anglais et en chinois, confère à ses écrits un rayonnement rare qu’amplifie une production littéraire fascinante. Les Naufragés du Batavia reste un roman de référence du siècle dernier et l’on ne peut qu’admirer l’homme capable d’écrire de merveilleux livres de marine, de s’imposer comme un spécialiste de calligraphie, un historien de la peinture chinoise ancienne, un universitaire admiré de ses étudiants et de ses collègues, un sociologue, un journaliste… C’est avec tristesse que l’on lit aujourd’hui le constat de Simon Leys sur l’évolution actuelle des universités, s’éloignant trop souvent de la science et de la rigueur méthodologique au profit de dérives idéologiques.
3– La diversité et l’ampleur des talents de Simon Leys confèrent un relief particulier à un sujet aussi essentiel que négligé par les personnels politiques et les journalistes occidentaux : la Chine du XXIème siècle peut-elle continuer à vivre sur le mensonge d’une histoire contemporaine falsifiée par un parti communiste omniprésent et pérennisé par une maitrise des moyens modernes de communication ? Car si le maoïsme est implaidable en raison des millions de morts et de la misère qu’il a engendrés, le visage de Mao règne toujours dans la vie économique et l’iconographie officielle. Si l’Occident est aujourd’hui affaibli par ses divisions, la Chine peut apparaître comme une alternative possible face à la désorganisation et aux incertitudes engendrées par les nouveaux moyens de communication (réseaux sociaux, internet…). Quel paradoxe de voir internet, inventé pour permettre des échanges dans des pays potentiellement privés de liberté, par la guerre notamment, devenir un instrument privilégié des tyrannies, de l’islam radical ou du parti communiste !
Sortir du totalitarisme ?
L’URSS et la Chine maoïste offrent deux exemples de totalitarisme ayant fortement marqué la seconde moitié du XXème siècle au nom d’un supposé sens de l’histoire que seul peut interpréter un parti considéré comme guide. Le totalitarisme peut être défini comme régime politique où l’État fait l’objet d’un véritable culte et manie des instruments de répression de grande ampleur. Cet État est dirigé par un parti unique. Le parti exerce une forte emprise non seulement sur l’État, mais aussi sur la vie privée des citoyens, étroitement surveillée et encadrée. Dans les deux cas, le totalitarisme se réfère à une doctrine dangereuse en ce qu’elle se prétend science, surtout clé de compréhension du réel économique et historique, bien qu’elle ait eu des prétentions plus vastes (philosophie des sciences, art, contrôle des circuits de l’information, Staline considérant par exemple la cybernétique comme fausse science au service de l’impérialisme). Et il convient de garder en mémoire la formule de Raymond Aron[4] : le totalitarisme est un régime politique où règne une idéologie comme représentation globale du monde historique, du passé, du présent et de l’avenir, de ce qui est et de ce qui doit être.
Sortir du totalitarisme peut se concevoir à la faveur d’une guerre, comme ce fut le cas pour l’Allemagne vaincue de 1945. Dans l’exemple de l’URSS, on pourrait dire plutôt que cette superpuissance militaire a perdu la « guerre froide ». Dans le cas de la Chine, il n’y a pas eu de pression extérieure, mais, après une série de catastrophes intérieures, des dirigeants ont eu la lucidité de proposer une sorte d’ajustement : pas une véritable sortie du totalitarisme, mais un compromis inédit.
Deng Xiaoping, ou l’anti Gorbatchev
Un événement frappant de la fin du XXème siècle fut celui de l’effondrement du système soviétique qui datait de 1918 : fin de l’URSS, et émancipation des pays satellites. Mikhaïl Gorbatchev comprit en arrivant au pouvoir en 1985 que l’URSS était dans une mauvaise condition économique, et qu’elle ne pouvait plus soutenir le poids d’une course frénétique aux armements. Il consacra beaucoup d’efforts à la politique étrangère en négociant une limitation de la course aux armements. En politique intérieure, Il lui parut que des réformes étaient indispensables pour libéraliser en partie l’économie et il était prêt également à une certaine libéralisation politique, les dogmes socialistes mourant d’épuisement en contradiction avec le réel. Il ne maîtrisa pas le changement dans les esprits : le parti communiste était trop rigide et se méfiait de lui, l’opinion publique était en attente d’un leadership charismatique que lui ne pouvait pas assumer. L’événement le dépassa de l’extérieur avec la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989. Une dizaine de républiques soviétiques manifestaient par ailleurs le désir de quitter l’URSS. Deux hommes politiques émergèrent en Russie dans la confusion des esprits : Boris Eltsine et Vladimir Poutine. Chacun à sa façon contribua à une reconstruction où l’on tenait compte de l’idée de liberté, mais avec des pesanteurs héritées du passé.
Le peuple russe paraissait plus embarrassé par le changement qu’enthousiaste. Pourquoi ? Il perdait brusquement ses repères. Pendant une dizaine d’années, le revenu par habitant fut plus faible qu’au temps du communisme. À titre d’exemple, les abattages de bétail et de volailles ont été jusqu’à deux fois moindres qu’en 1990. Les anciens kolkhozes et sovkhozes furent transformés en sociétés, mais sans apports ou garanties de la part de l’État. Les minuscules lopins individuels fonctionnèrent un peu mieux, mais principalement à proximité de villes où ils fournissaient fruits et légumes. Les anciens combinats de l’industrie lourde entrèrent en crise. Les voies ferrées ne furent plus entretenues. Très peu de jeunes aspiraient à devenir des entrepreneurs. La majorité rêvait d’une carrière de fonctionnaires. De grandes entreprises vouées surtout à des productions énergétiques étaient prospères, mais donnaient le sentiment de pratiques et circuits opaques, alimentant une importante corruption.
Une autre raison du désenchantement, au moins dans l’élite cultivée, fut l’incapacité à créer un « état de droit ». Il s’agit là d’une notion très complexe, qui combine l’idée de liberté individuelle avec la nécessité de normes équitables de la vie collective, mises en œuvre par un État qui accepte de se soumettre lui-même à des règles normatives et institutionnelles pour éviter les abus de pouvoir. L’état de droit est devenu une tradition de l’Europe occidentale et des pays de l’OCDE, mais les anciens pays communistes européens ont eu beaucoup de mal à l’adopter.
Une Chine communiste avec une économie libérale
En Chine, Hua Guofeng, successeur désigné de Mao en 1976, fut de fait écarté du pouvoir en 1980. Deng Xiaoping devint l’homme fort. Il se retira officiellement en 1987 tout en restant influent jusqu’à sa mort en 1997. Le vrai maître de la Chine fut donc Deng de 1980 à 1997. Trois dirigeants cooptés dans le parti communiste ont continué tour à tour sa ligne politique : Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping.
Deng souhaitait éviter tout risque d’asphyxie économique, développer la Chine, lui redonner un rayonnement mondial. Il élabora une ligne politique assez simple à percevoir, qui consiste à libéraliser dans une large mesure l’économie, à tolérer de fortes inégalités dans la société, conséquence inévitable d’une compétition des talents jugée bénéfique, tout en verrouillant complètement la vie politique sous la conduite du parti communiste, toujours très uni, et en contrôlant de près les minorités nationales. Deng ne voulait à aucun pris une déliquescence comme celle de l’ancienne URSS.
Peut-on en tirer des enseignements sur le devenir du totalitarisme ? Dans les deux cas, URSS et Chine, des dirigeants que l’on aurait cru formatés dans un système marxiste très contraignant ont été amenés à constater que l’on ne pouvait pas se passer du marché, de la libre entreprise, des entrepreneurs, maîtres des moyens de production. Ils ont reconnu qu’il n’existait aucune économie contemporaine viable sans le marché. Dans les deux cas, la notion de patrie a été valorisée au plus haut point pour souder le pays.
La grande différence entre les deux pays est que la Russie n’a pas conservé l’hégémonie du parti communiste, alors que la Chine continue à lui attribuer un rôle dirigeant. En d’autres termes, selon les dirigeants chinois, l’État n’est pas capable de gérer convenablement l’économie, mais le peuple doit être rigoureusement guidé. Le communisme est le garant de la légitimité des hommes au pouvoir, comme l’était jadis l’héritage dynastique. Encore faut-il observer que, dans les premiers temps de la dynastie capétienne, en 987, une assemblée de barons adouba Hugues Capet contre Charles de Basse Lotharingie, fils du carolingien Louis IV d’Outremer, exemple d’une compétition entre deux prétendants au trône.
Sortilèges de l’envie et sens de l’histoire.
Le moteur de révolutions dont nous sommes coutumiers en France est l’idée d’égalité. Mais n’oublions pas que l’égalité a plusieurs significations. Elle peut s’entendre d’une égalité de dignité, tout être humain, quels que soit son sexe, sa race, sa nationalité, ayant droit aux mêmes égards. Il peut s’agir d’une égalité des chances : encore convient-il de développer des aptitudes ou des compétences. Ce n’est pas parce qu’on est doué de toutes les qualités qui conduisent à être champion de natation qu’on le devient sans hygiène de vie, enseignement et entrainement sous la conduite de bons formateurs.
Le communisme a combiné trois ingrédients : faire appel aux sortilèges de l’envie pour s’en prendre aux « riches », promettre une fin de l’histoire idyllique, mettre en place un parti communiste qui sélectionne à différents niveaux de responsabilité des dirigeants supposés à la fois compétents et légitimes, sans concurrence, hors des règles de la démocratie.
La notion de sens de l’histoire, comme fin-but d’un processus où se réalise une fraternité universelle dans une liberté bien ordonnée où chacun peut s’estimer reconnu dans sa subjectivité créatrice, a été théorisée par Hegel, reprise et gauchie par Marx. On peut admettre que soit proposé un idéal très lointain de réalisation de la liberté, dans un monde pacifié et harmonieux, où il n’y aurait pas d’oppression, mais des normes raisonnablement acceptables. Néanmoins c’est une véritable escroquerie intellectuelle que d’en confier le gardiennage à un parti unique et à ses dirigeants jouissant d’un pouvoir tyrannique dispensé de tout contrôle. Ce n’était du reste pas l’idée de Hegel. Il est étonnant que Sartre et Simone de Beauvoir aient pu cautionner une telle aberration en invoquant un modèle mis en place par Lénine en 1918.
Conclusion
Des pays émergents pourraient s’inspirer du modèle chinois, en tirer un enseignement dans le cadre de la mondialisation, et contrôler une société qui garderait une partie de ses traditions. Sous sa forme classique, le marxisme n’exerce plus de fascination intellectuelle. Mais on ne saurait exclure totalement qu’il en renaisse quelque chose, à chaque fois que l’on estime ingérable l’état de droit. Et les démocraties ne donnent guère l’exemple. Quel déplorable spectacle donnent aujourd’hui les grands pays développés dont l’influence décroît, courtisant un régime chinois « post-totalitaire » qui maintient en prison de nombreux opposants, à l’exemple de Liu Xiaobo, arrêté en 2008, nommé prix Nobel de la paix en 2010, mort en 2017 sans avoir retrouvé la liberté ! Des centaines de milliers d’habitants du nord-Ouest de l’empire du Milieu sont maintenus dans des camps de rééducation -sic- et, nous devons le redire ici, le visage de l’un des plus grands criminels de l’histoire figure sur les billets de banque du principal partenaire commercial des pays libres.
Ainsi,
par le mariage improbable de l’économie de marché et du totalitarisme
communiste, la Chine est devenue la deuxième économie mondiale. Qui peut aujourd’hui, quelques années après
la mort de Simon Leys, rappeler à la face du monde la belle phrase de
l’historien chinois Sima Qian[5] : « les oui-oui
de la foule ne valent pas le non-non d’un seul homme » ?
[1] Formule inspirée du mot du président Giscard d’Estaing à la mort de Mao.
[2] Chronique du Figaro, 30 juin 2019.
[3] Titre d’un ouvrage de Jacques et Claudie Broyelle, maoïstes repentis, B. Grasset 1980.
[4] Démocratie et totalitarisme, Gallimard, 1965.
[5] Sima Qian (145 av. J.-C. – 86 av. J.-C.)
Jean-Pierre Daviet ancien élève de l’ENS Ulm, Professeur des Universités, a enseigné à l’ENS Paris-Orsay et à l’Université de Caen.
Pierre Grégory, Professeur des Universités, a enseigné à l’Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) et à l’Université Paris II (Panthéon-Assas).