Le professeur d’économie Steven Horwitz nous a quittés, trop jeune, au mois de juin suite à une longue bataille contre la maladie. Il faisait partie du renouveau de l’école autrichienne d’économie. Il a notamment publié Microfoundations and Macroeconomics : An Austrian Perspective chez Routledge en 2000, un ouvrage académique sur les fondements de l’économie autrichienne. Plus récemment, il a publié chez Palgrave une analyse économique et sociale de l’institution de la famille qui se place dans la vision culturelle hayékienne : Hayek’s Modern Family: Classical Liberalism and the Evolution of Social Institutions. Dernièrement le Cato Institute a publié son introduction à la théorie autrichienne : Austrian Economics : An introduction.
Suite aux écrits notamment de Thomas Piketty, ses réflexions sur les inégalités apparaissent comme essentielles pour qui veut mener une réflexion un tant soit peu sérieuse sur le sujet.
Il enseignait dernièrement à la Ball State University à Muncie dans l’Indiana aux États-Unis. Au-delà de ses enseignements et recherches académiques, Steven Horwitz s’astreignait également à diffuser ses idées sur des sites populaires comme celui du Freeman. Il participait aussi régulièrement aux sémainires d’été de l’Institute for Humane Studies. Grand fan de hockey et de classic rock (il postait régulièrement sur son groupe favori — et libertarien ! — Rush), il se décrivait comme un « bleeding heart libertarian » : la liberté non seulement par choix éthique mais surtout parce qu’elle réduit la pauvreté, et la liberté économique mais également sociale (égalité dans le mariage, légalisation de la marijuana etc.)
Nous reproduisons ici une série de réflexions sur l’économie de marché qui avaient été traduites par l’équipe de LibreAfrique.org au début des années 2010 et qui conservent un intérêt majeur. Les articles originaux avaient été proposés par The Freeman ou la Future of Freedom Foundation. Avec l’espoir que ceux qui n’ont pas encore eu l’occasion de découvrir cet auteur libéral puissent à la lecture de ces lignes décider de le lire et de le faire lire à leurs amis. Sans doute la meilleure façon de lui rendre un hommage posthume bien mérité.
- La science économique, matérialiste ?
Une accusation proférée à l’encontre des économistes, et particulièrement à l’encontre de ceux d’entre nous les plus favorables au marché libre, est que nous n’accordons de l’importance qu’aux choses matérielles. C’est pourtant mal comprendre la science économique et la façon dont les économistes comprennent le monde. En fait, l’inverse est vrai. Pour les bons économistes, le monde matériel n’est que secondaire par rapport au monde des perceptions subjectives des êtres humains ; et ce qui nous rend plus riche, ce n’est pas en soi l’augmentation des choses à notre disposition, mais la satisfaction croissante de nos besoins — quels qu’ils soient.
La façon la plus parlante de démontrer cela consiste à effectuer un court rappel sur l’histoire de la théorie de la valeur. Les premiers économistes, notamment Adam Smith, croyaient que la valeur d’échange d’un bien (ou son prix relatif) était déterminée par le coût de sa production, lui-même basé sur les caractéristiques physiques de l’intrant nécessaire pour le produire. Le monde matériel donnait aux objets leur valeur. A bien des égards, l’apogée de cette perspective a été l’économie de Marx, qui accordait un rôle central à la théorie de la valeur travail, à la fois dans son analyse économique et dans sa doctrine éthique, selon laquelle le travail était exploité sur le marché.
Théorie révolutionnaire
C’est entre les mains de Carl Menger (et dans une moindre mesure de William Stanley Jevons et de Léon Walras) que la théorie de la valeur a connu une révolution. Menger soutenait que les Classiques se trompaient sur le sens de la causalité. Ce n’est pas l’intrant physique qui détermine la valeur d’échange du produit final, mais le fait que les gens trouvent le produit utile et qu’ils soient disposés à abandonner quelque chose d’autre en échange pour l’obtenir. Les hamburgers ne valent pas ce qu’ils valent sur le marché en raison du travail nécessaire pour les produire, ou parce que le bœuf, le fromage et le pain sont coûteux. Les ingrédients et les employés du McDonald ont de la valeur parce que nous aimons les Big Macs. La valeur des intrants dans la production dérive de la valeur que nous attachons aux produits.
La valeur des produits est bien sûr subjective. Ce qui fait qu’un bien a de la valeur, c’est que les individus croient qu’il peut satisfaire quelque besoin. Nous avons faim et nous cherchons des moyens pour satisfaire notre objectif : soulager la faim. Il est possible que nous ayons tort sur la capacité d’un bien à satisfaire notre besoin, mais cela n’a pas d’importance. Du moment que nous percevons qu’il le pourra, le bien en question, et donc les intrants nécessaires pour le produire, auront de la valeur.
Notez l’implication ici : ce qui crée de la valeur et améliore la situation des gens, ce n’est pas la chose physique mais bien l’esprit humain. La situation des gens ne s’améliore pas avec les choses physiques en elles-mêmes, mais grâce à la satisfaction de leur besoin. Nous avons des besoins qui peuvent être satisfaits par des biens physiques, mais nous avons également des besoins qui peuvent être satisfaits par l’amitié, l’amour ou l’expérience religieuse. L’économie prend uniquement en compte le fait que les gens ont des besoins. Pour l’analyse économique, il n’importe pas de savoir quels sont ces besoins. Les biens matériels sont des moyens potentiels pour les satisfaire, mais les besoins matériels sont loin d’être nos seules fins.
Croissance économique
L’histoire de la croissance économique est l’histoire de la capacité des hommes à satisfaire de plus en plus de besoins avec de moins en moins de ressources, épargnant des ressources pour satisfaire les nouveaux besoins qui émergent. La croissance permet également de satisfaire plus facilement les besoins matériels de base, tels que la nourriture, le logement, l’habillement, et de se concentrer sur les besoins moins matériels, tels que l’éducation. Pensez à ce que les gens, dans les économies riches, dépensent en loisir, en éducation, et en autres besoins non matériels.
L’économie n’est pas matérialiste. Nous n’accordons pas la priorité au matériel sur le non matériel. Il y a de la valeur tant que les gens pensent qu’il y a un besoin à satisfaire.
Les économistes comprennent que le marché est le meilleur moyen pour satisfaire nos besoins, et pour nous permettre de jouir des biens non matériels nécessaires à une vie authentiquement humaine.
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2. L’obsession de la consommation
L’une des erreurs économiques les plus pernicieuses et les plus répandues est la croyance que la consommation est la clé d’une économie saine. Nous entendons cette idée tout le temps dans la presse populaire et dans les conversations de comptoir, en particulier en période de ralentissement économique. Il se dit des choses comme :
« Eh bien, si les gens pouvaient juste commencer à acheter davantage, l’économie repartirait » ou « si seulement nous pouvions mettre plus d’argent entre les mains des consommateurs, nous sortirions de cette récession. »
Cette croyance dans le pouvoir de la consommation est aussi ce qui a guidé une grande partie de la politique économique, notamment aux USA ces deux dernières années, avec son cortège sans fin de plans de relance.
Cette croyance est un héritage d’une pensée keynésienne erronée. En réalité, la production, et non la consommation, est la source de la richesse. Si nous voulons une économie saine, nous devons créer les conditions dans lesquelles, premièrement, les producteurs peuvent réussir le processus de création de richesse pour que les autres consomment et, deuxièmement, les ménages et les entreprises peuvent s’engager dans l’épargne nécessaire pour financer cette production.
Il est tentant de dire que cela revient à savoir « si c’est la poule qui a fait l’œuf ou l’œuf qui a fait la poule » : après tout, à quoi bon produire des choses s’il n’y a personne pour les consommer ? Le moyen de sortir de ce raisonnement circulaire est de reconnaître que nous ne pouvons consommer que si nous avons produit et vendu quelque chose afin d’acquérir les moyens de se livrer à la consommation. Commencer l’analyse avec la consommation suppose que l’on a déjà acquis les moyens. Contrairement à cette analyse donc, la richesse est créée par des actes de production qui réorganisent les ressources de telle sorte qu’elles génèrent plus de valeur pour les gens, comparativement à d’autres arrangements. Ces actes sont financés par de l’épargne provenant de ménages s’abstenant de consommer.
Disposer davantage de ressources entre les mains des consommateurs grâce à un plan de relance échoue précisément parce que la richesse ainsi transférée doit venir en fin de compte des producteurs. Cela est évident lorsque les dépenses sont financées par l’impôt, mais cela est tout aussi vrai pour le déficit budgétaire et l’inflation. Avec des dépenses « financées » par le déficit, la richesse provient des achats d’obligations d’État par des « producteurs ». Avec l’inflation, elle vient proportionnellement de détenteurs de devise nationale (obtenue par des actes de production) dont le pouvoir d’achat est affaibli par l’excès d’offre de monnaie. Dans aucun de ces cas l’État ne crée de la richesse. La consommation non plus. La nouvelle capacité de consommer trouve toujours son origine dans les actes antérieurs de la production. Si nous voulons une véritable relance, nous devons libérer les producteurs en créant un environnement plus favorable pour la production et ne pas pénaliser l’épargne qui les finance.
La faute à Keynes ?
Historiquement, c’est le keynésianisme qui a mis l’accent sur la consommation en économie. Avant la révolution keynésienne la croyance standard parmi les économistes était que la production était la source de la demande et qu’encourager l’épargne et la production constituait le moyen de générer de la croissance économique. C’était comme cela que l’on comprenait, de manière plus ou moins correcte, la loi de Say. Comme J-B. Say lui-même l’a écrit au début du XIX° siècle :
« [C]e n’est point favoriser le commerce que d’encourager la consommation ; car il s’agit bien moins de donner l’envie de consommer que d’en procurer les moyens ; et nous avons vu que la seule production fournit ces moyens. Aussi, ce sont les mauvaises administrations qui excitent à consommer ; les bonnes excitent à produire. »
Bien sûr, « exciter la production » ne doit pas signifier davantage que laisser les producteurs libres de rechercher des opportunités de profits comme ils l’entendent, dans le cadre juridique standard libéral classique. Cela n’implique pas que l’État devrait avantager artificiellement les producteurs, pas plus qu’il ne devrait encourager la consommation.
La grande ironie est que la gauche fait souvent valoir que le capitalisme équivaut au consumérisme. Ses partisans pensent que les défenseurs du libre marché croient que davantage de consommation favorise la croissance économique. Les libéraux se voient donc attribué le rôle d’épouvantail idéologique qui justifie le consumérisme que la gauche considère comme abrutissant et gaspilleur de ressources. Ce que les critiques de gauche ne saisissent pas, c’est que les économistes n’ont jamais vu la consommation comme moteur de la croissance économique et de la prospérité jusqu’à ce que les critiques keynésiennes de l’économie de marché gagnent du terrain.
Grâce au keynésianisme, la manipulation des éléments du revenu global (la consommation, l’investissement et les dépenses publiques) est devenue le centre d’attention de la politique macroéconomique et du développement économique. C’est le cadre théorique keynésien qui a conduit à l’élaboration des statistiques pertinentes sur le revenu national et qui induit implicitement les arguments en faveur de davantage de consommation.
Pendant plus de 150 ans avant l’avènement du keynésianisme, les défenseurs du libre marché ont vu la consommation comme détruisant la richesse, et l’épargne et la production comme la créant. Ils n’ont jamais fait valoir que « stimuler la consommation » était le chemin vers la prospérité. Par conséquent, ils ne peuvent pas être accusés de justifier la « culture de la consommation. » Et c’est la même chose pour des auteurs du XXème siècle comme Mises et Hayek.
Si les critiques de gauche veulent dénoncer la focalisation de l’économie moderne sur la consommation, ils devraient se tourner vers les interventionnistes keynésiens.
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3. Diversité : Quid du marché ?
L’une des causes les plus défendues, entre autres dans l’enseignement supérieur, est celle de la « diversité ». La diversité dans la main d’œuvre, dans le corps étudiant ou parmi nos dirigeants, dit-on, permettra de créer de meilleurs résultats pour tous les intéressés. Faire refléter la diversité de la population globale au sein de ces groupes est presque sans conteste un objectif primordial.
Il ne s’agit pas de remettre en question cet objectif ni de répondre à la question de savoir si la meilleure ou la seule mesure de la diversité est l’apparence physique (par opposition à la pensée par exemple). Au lieu de cela, on peut suggérer que si les partisans de la diversité la souhaitaient vraiment, ils devraient être beaucoup plus favorables au libre-marché qu’ils ne le sont généralement.
Non seulement les marchés dépendent de la diversité humaine déjà existante, mais en accomplissant ce qu’il faut bien appeler un miracle, ils mènent aussi à une plus grande diversité.
La diversité pour le marché
Le premier de ces arguments est fondamental en économie. Les marchés reposent sur l’échange, et l’échange exige la propriété privée. Ce qui rend l’échange de notre propriété privée (y compris celle dont nous disposons sur notre travail) aussi productif, c’est que nous avons tous des compétences et des talents différents qui nous permettent de nous spécialiser dans la production de certaines choses, mais pas d’autres. C’est la diversité de ces compétences et talents qui alimente la productivité du marché.
Très tôt dans l’histoire de l’humanité, ceux qui étaient doués pour l’agriculture rendaient service à ceux qui étaient doués pour autre chose, grâce à la possibilité d’échanger. Le tisserand qui faisait des vêtements rendait service à la communauté de la même manière. Mais ces échanges mutuellement avantageux sont plus faciles dans un monde où la propriété privée est protégée et où il est fait usage d’une monnaie. C’est ce processus que les économistes appellent la spécialisation par « avantage comparatif ». C’est juste une autre manière de dire « diversité ».
Plus profondément encore, les « avantages comparatifs » mettent en évidence que même la personne qui n’est pas aussi bonne que les autres pour quoi que ce soit peut encore trouver un domaine pour lequel elle a comparativement un avantage (parce que les autres se sont déjà spécialisés là où ils excellent le plus), et contribuer ainsi à une augmentation de la richesse sociale. Le marché peut satisfaire non seulement différents types de compétences, mais aussi les différents niveaux de compétences. Sur un marché vraiment libre, toute personne qui produit quelque chose ayant de la valeur pour d’autres peut trouver sa place. Ludwig von Mises a élargi ce principe à toutes les formes de la coopération de l’homme en le nommant la « loi de l’association » : là où les gens se spécialisent dans la production et l’échange pour obtenir ce qu’ils veulent, ils vont créer des interdépendances entre eux qui sont des formes d’association et de coopération qui définissent ce qu’est une « société ». La spécialisation et l’échange ne nous isolent et ne nous divisent pas, ils nous permettent de tirer parti de notre diversité au profit de nous tous.
C’est avec une grande piété que cette idée a été exprimée par le rabbin britannique Jonathan Sachs, qui écrit : « C’est à travers l’échange que la diversité devient une bénédiction, et non une malédiction ». La diversité humaine est ce qui fait fonctionner l’échange en tant que processus créateur de richesses.
Les marchés créent la diversité
Mais ce n’est là qu’une partie de l’histoire. Les marchés ne se nourrissent pas simplement de la diversité préexistante ; ils sont également essentiels dans la création de davantage de diversité qu’il n’y en aurait autrement. Si l’on considère que la diversité couvre uniquement « l’origine » ou « l’ethnie », alors il est à noter que la richesse que le marché a rendue possible a permis aux êtres humains d’interagir, tant en personne que par voie électronique, avec une variété d’autres humains plus large que jamais. La diversité humaine, à laquelle même les plus pauvres et les plus isolés géographiquement des Américains ont accès aujourd’hui, est incomparable avec les petites bulles « homogènes » dans lesquelles vivaient leurs ancêtres il y a à peine deux générations. Les mariages et amitiés entre origines et ethnies différentes, sans parler des relations professionnelles, sont d’autant plus courants grâce au marché, qui a abaissé les coûts autrefois nécessaires pour rencontrer des personnes venant du monde entier.
Au fur et à mesure que les marchés créent plus de richesse, le travail est de plus en plus spécialisé : une autre manière par laquelle les marchés conduisent à une plus grande diversité dans d’autres dimensions. L’éventail des emplois offert aux hommes est beaucoup plus large qu’il y a une centaine d’années, créant non seulement plus de richesse, mais aussi plus de possibilités de rencontrer des gens qui sont fondamentalement « différents ». Pensez à tous les métiers qui existent aujourd’hui qui n’existaient pas il y a un siècle. Leur nombre est beaucoup plus élevé que le nombre de métiers qui ont disparu pendant cette période. Une spécialisation accrue, bien sûr, signifie un recours accru à l’échange, qui nous rend à son tour de plus en plus interdépendants.
Si ceux qui préconisent une plus grande diversité sur le lieu de travail, à l’école, à l’université, ou dans la classe politique, le font parce qu’ils pensent que davantage de diversité, d’interdépendance, et d’interactions avec ceux qui sont différents représente une bonne chose, ils devraient consacrer au moins autant d’attention à libérer les marchés de bon nombre de politiques dirigistes étouffantes. Rien dans l’histoire de l’homme n’a plus fait pour diversifier l’humanité et magnifier les avantages de la diversité que le marché.
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4. Quand les riches jouent aux pauvres…
Dans le monde occidental riche, la plupart des produits achetés viennent des confins de la planète, fabriqués par des gens que nous ne connaissons pas, grâce à des inputs dont nous sommes ignorants. L’augmentation du nombre et de la variété de produits de consommation nous donne un éventail de choix qui ne pourrait que donner le vertige aux générations précédentes. Et la technologie nous permet de vivre à une telle vitesse que même les deux secondes supplémentaires d’une connexion lente de smartphone nous semblent une éternité. Mais alors que le monde devient plus complexe et que la vie semble aller plus vite, des voix s’élèvent pour nous dire de vivre simplement, localement et lentement.
Face à ces voix, je veux défendre le monde complexe, global et rapide dans lequel nous vivons. Ce monde, que beaucoup semblent vouloir rejeter, est un sous-produit de ces mêmes processus économiques qui nous permettent de vivre en meilleure santé, plus longtemps et plus riches.
Les joies de la vie simple…
Les appels à une vie simple et locale invoquent une sorte de romantisme du passé qui est très caractéristique de la critique du capitalisme. Un récent festival du « vivre simple » dans ma région aux USA encourageait les gens à redécouvrir les compétences que nous avons perdues dans cette ère mécanisée. Les participants s’adonnaient à la coupe du bois, au labourage et bien d’autres labeurs dans lesquels l’énergie humaine a été largement remplacée par des machines. On nous dit souvent que nous avons perdu le contact avec notre moi « réel » et avec cette force de caractère forgés par le difficile travail manuel.
Bien sûr, cet argument omet trop souvent que cette période célébrée de l’histoire humaine signifiait également des journées de travail incroyablement longues en extérieur, quelle que fut la météo, peu de nourriture, une médecine quasi inexistante et une espérance de vie très réduite en comparaison avec aujourd’hui, sans parler d’une mortalité infantile extrêmement élevée. La vie à la ferme n’était pas exactement remplie de jours paisibles de travail moyennement dur et de repas fraîchement préparés. Préparer à manger s’avérait être un cauchemar, la nourriture était rare, le chauffage était très limité et les maladies endémiques. Les foules qui se pressent pour célébrer le « vivre simple » ne peuvent pas avoir le beurre et l’argent du beurre : nous ne pouvons pas tous vivre « local, simple, et lentement » et bénéficier en même temps de la qualité de vie et de la longévité que nous connaissons aujourd’hui.
La belle autonomie ?
Mais, disent les critiques, les gens avaient alors l’habitude d’être autonomes. N’est-ce pas une bonne chose ? Pas vraiment. L’autonomie, toutes choses égales par ailleurs, peut être souhaitable. Mais toutes choses ne sont pas égales par ailleurs. Le monde de l’autosuffisance est un monde dans lequel nous sacrifions la spécialisation fondée sur l’avantage comparatif et perdons les gains de l’échange que cette division du travail rend possibles.
Il est vrai qu’en occident « riche » nous achetons de plus en plus ce dont nous avons besoin et le faisons de moins en moins nous-mêmes. Cependant, grâce à une économie mondiale complexe, nous sommes en mesure d’amener les autres à faire bien davantage pour nous que ce que nous ne pourrions jamais faire nous-mêmes. Il est assez ironique que les critiques du capitalisme, qui accusent souvent les défenseurs du marché de désirer un monde d’individus atomisés et indépendants, se plaignent désormais que les marchés sapent l’autonomie ! En fait, les marchés constituent le plus grand vecteur de coopération sociale que les hommes n’aient jamais découvert. Le monde de la spécialisation et de l’échange global signifie que tout ce que nous échangeons est le fruit d’une coopération entre des millions de producteurs. Comme Leonard Read nous l’a expliqué il y a de cela des décennies, même un simple crayon est le produit d’une vaste coopération sociale, et, au surplus, entre étrangers !
Le monde complexe et rapide de l’économie mondialisée a intégré les étrangers de près de 200 pays, des dizaines d’ethnies et des générations différentes dans un réseau de coopération et de dépendance mutuelle beaucoup plus vaste et qui améliore bien plus nos vies que tout ce dont les critiques socialistes du marché ne pourraient jamais avoir rêvé. Plutôt que de célébrer les manières dont le marché tisse cette toile, les critiques de l’atomisme offrent une version romantique de ce même atomisme mais sous la forme de la pauvreté induite par l’autonomie, typique de ce monde lent, simple et local.
Ces tentatives de la part de riches occidentaux de vivre comme leurs ancêtres vraisemblablement plus éclairés ne pourront jamais dépasser le fait de « jouer à faire semblant ». Même dans la merveilleuse série de la BBC « 1900 House » (Maison de 1900), dans laquelle une famille britannique de 1999 a vécu pendant plusieurs mois comme s’ils étaient en 1900, on disposait de matériel d’incendie moderne et des services médicaux modernes en cas d’urgence. Cette petite tricherie est très révélatrice.
En résumé, nous sommes assez riches pour jouer à être pauvres. Le marché a donné à l’occident une telle abondance de richesses que nous avons oublié la laideur de la vraie pauvreté et de la vraie autonomie, que nous ne pouvons que reconstituer sous une forme romancée, comme étant une activité de loisir amusante. En fin de comptes, les célébrations du « vivre local, simple et lentement », romancent la pauvreté, la mort et la misère dont l’homme a réchappé grâce aux institutions du marché. Célébrons donc plutôt la richesse, la santé et la longévité du marché « rapide, complexe et global », avec un bon vin d’Argentine et du fromage de France, dont nos parents n’ont jamais entendu parler, en nous prélassant dans une chaise de Chine posée sur un tapis d’Inde, et annonçons-le au monde en une microseconde en utilisant notre smartphone coréen.
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5. Les sécheresses les famines et les marchés
Beaucoup de lycéens lisent Les Raisins de laColère de John Steinbeck. Dans ce livre, l’auteur décrit le « Dust Bowl » des années 30 et les souffrances qu’ont dû endurer beaucoup d’américains en raison de la violente sécheresse, de techniques agricoles primitives et de la tempête de poussière qui s’en est suivie au Texas, dans l’Oklahoma et dans d’autres états. Alors que le Midwest américain a été touché par la sécheresse cet été (2012), il est intéressant d’étudier pourquoi les mauvaises récoltes n’ont pas, dans ce cas, conduit à des pénuries alimentaires et à d’autres problèmes graves.
Il est également intéressant de se pencher sur la question de savoir pourquoi les famines, qui se sont produites régulièrement au cours de l’histoire de l’humanité, ont presque disparu depuis à peu près un siècle. La réponse réside dans le marché et la mondialisation. Leur combinaison, pour les raisons explicitées ci-dessous, permet à l’humanité de se trouver bien moins à la merci du climat et fait en sorte que la nourriture soit acheminée à l’endroit où il faut. Les marchés aident à combattre les famines de deux façons : d’abord, les innovations rendues possibles par la « recherche du profit » et la liberté relative sur les marchés dans le monde occidental ont largement augmenté la productivité agricole. Nous nourrissons avec succès une planète de 7 milliards d’hommes — même si nous voudrions la nourrir mieux encore — et nous le faisons en utilisant sans cesse moins d’hectares et moins d’agriculteurs. Les États-Unis peuvent nourrir leur propre population et même exporter des céréales vers le reste du monde, en dépit du fait que les agriculteurs sont obligés de détourner leur maïs vers l’éthanol subventionné. Nous risquons moins les famines aujourd’hui parce que nous pouvons produire plus de nourriture avec moins de ressources. En cas de mauvaise récolte à un endroit, d’autres grandes récoltes ailleurs viendront compenser le manque.
Signaux de prix
Le deuxième intérêt des marchés en la matière, c’est que les signaux émis par les prix et les profits informent les producteurs sur les endroits où la nourriture manque, fournissant ainsi les incitations pour l’y acheminer. Les prix sont des incitations « enveloppées dans de la connaissance », ce qui leur permet de servir de signaux pour assurer que personne ne manque de nourriture. Certes, la nourriture peut être plus chère durant une sécheresse, mais cela est bien mieux que de n’avoir pas de nourriture du tout, comme c’était le cas fréquemment au cours de l’histoire de l’humanité.
Nous voyons ces processus opérer actuellement. La sécheresse au centre des États-Unis a détruit une grande partie des récoltes de maïs dans l’Indiana et dans l’Iowa. Dans le même temps, les agriculteurs des états de Washington et de Virginie n’ont pas été touchés. L’offre raréfiée dans le Midwest a augmenté les prix et signalé aux producteurs des autres états que des opportunités de profit existaient à ces endroits ; les incitations associées à ce signal ont conduit les fermiers à acheminer leurs récoltes où se trouvait la demande. Certes, les prix élevés dégraderont la situation de certains consommateurs, mais le maïs est en fait plus rare, donc les prix plus élevés ne résultent pas du fait que les agriculteurs « exploitent » la sécheresse, mais reflètent une réelle pénurie d’offre.
Les signaux de prix peuvent également conduire les producteurs à détourner le maïs de la production non-alimentaire vers la production alimentaire. Une telle substitution n’est possible que parce que les prix de marché fournissent la connaissance et les incitations nécessaires. Dans un monde sans marché, les producteurs ne pourraient pas avoir accès aussi facilement et efficacement à l’information ; et ils n’auraient pas les incitations pour répondre de façon appropriée. Il en résulterait plus de famines.
La mondialisation salvatrice
Enfin, la mondialisation a quasiment éradiqué les famines. Tous les mécanismes marchands identifiés ci-dessus sont d’autant plus efficaces que le commerce s’accroît. Quand les marchés de marchandises sont mondialisés, les pays faisant face à des sécheresses et à des mauvaises récoltes peuvent se ravitailler auprès du monde entier. Les habitants des États-Unis ne sont pas contraints de faire appel aux agriculteurs de l’état de Washington ou de Virginie. Ils peuvent faire parvenir du maïs du monde entier. Les agriculteurs canadiens, qui ont connu une année plus clémente, voient le prix de leurs exportations vers les États-Unis augmenter. Les canadiens vont payer un peu plus cher leurs céréales, certes, mais les prix aux États-Unis vont être bien plus faibles qu’ils ne l’auraient été en l’absence d’importations canadiennes.
Comme Pierre Desrochers et Hiroko Shimizu l’ont montré dans leur merveilleux nouveau livre The Locavore’s Dilemma (« Le dilemme du locavore »), la croyance selon laquelle produire et distribuer localement la nourriture augmenterait la sécurité alimentaire est erronée. Le plus important que nous puissions faire pour assurer la sécurité alimentaire face à la sécheresse et aux autres menaces sur les récoltes, c’est de permettre aux marchés de fonctionner librement et d’étendre cette liberté au monde entier. Nous ne pouvons pas contrôler la météo, la menace de sécheresse est donc toujours présente. Mais nous pouvons libérer le marché, et mondialiser la production de nourriture pour empêcher les désastres humains que sont les famines quand les récoltes sont catastrophiques. La victoire sur les famines constitue l’un des grands accomplissements de l’Homme au cours du dernier siècle. Le fait que personne ne meurt de faim aux USA en raison de la sécheresse de cet été est une preuve de cette victoire. Ne laissons pas les forces du « locavorisme » ruiner ces progrès.