Introduction

Je veux expliquer la façon dont la politique du « Net-zéro » est aujourd’hui exploitée par les institutions européennes pour faire ce qu’elles préfèrent et en quoi elles excellent : emprunter et dépenser ; les citoyens de l’Union européenne portant de facto la responsabilité de la dette ainsi accumulée. Cette dette augmente subrepticement et le programme spécifique utilisé pour brandir l’étendard du « Net-zéro » est « InvestEU », un programme géré conjointement par la Banque européenne d’investissement (BEI) et le Fonds européen d’investissement (FEI). Pour cette explication je m’appuierai sur les recherches qui ont conduit à mon récent ouvrage sur les passifs cachés[1] des États membres et la menace qu’ils représentent pour la stabilité financière mondiale. 

Je commencerai par expliquer ce que sont ces « passifs cachés » et les montants qu’ils représentent. J’expliquerai ensuite la façon dont ils ont été utilisés pour tenter de relancer les économies de l’UE et de la zone euro, et comment le programme InvestEU est devenu le mécanisme de cette relance. Je montrerai enfin comment InvestEU génère une dette qui, en fin de compte, retombe sur le public qui, d’une manière ou d’une autre, supporte tous les risques et comment tout cela est fait au nom du sacrosaint Net-zéro censé légitimer une telle accumulation de dettes.

 

Qu’est-ce qu’un « passif caché » ?

Un « passif caché » peut être une dette ou encore un risque auquel on est exposé en tant que garant de la dette d’une tierce personne. Ce passif n’est pas pris en compte par Eurostat dans sa définition de la « Dette brute des administrations publiques » (DBAP) encore connue sous le nom de « Dette de Maastricht ». C’est un « passif » car il est bien source d’obligations pour le public et il est « caché » car il ne figure pas dans les comptes de l’UE où seule figure la DBAP – les dettes directes du gouvernement d’un État membre, de ses agences d’État et des autorités régionales et municipales.

Au-dessus d’un État membre se trouve la première zone de « passifs cachés » : des dettes et des risques créés par des entités telles que l’UE elle-même, ou la Banque européenne d’investissement ou encore la Banque centrale européenne. Au-dessous de l’État membre se trouve une seconde catégorie de « passifs cachés » qui inclut par exemple – et selon les États – les dettes des services publics de transport, d’électricité, d’eau et de gaz (c’est l’entrée « autres composantes du secteur public » dans le Tableau 1 ci-dessous) ; les passifs créés dans le cadre de programmes de financement tels qu’InvestEU et le Fonds européen de garantie ; les dettes des banques centrales nationales, les engagements de versement de pensions aux fonctionnaires… Le Tableau 1 nous donne le montant des dettes cachées à la fin de l’année 2021. On constate qu’il atteignait les 6 300 Mds d’euros, soit 44 % du PIB de l’UE. De son côté Eurostat a admis un ratio dette/PIB pour l’UE de 90 % – montant qui par définition n’inclut pas le passif caché. Lorsque celui-ci est pris en compte le ratio d’endettement bondit donc à 134 % du PIB.

Tableau 1 : les dettes cachées

CatégorieMontant en milliards d’€
L’Union européenne en tant qu’entité légale   174,8
Autres composantes du secteur public1 993,4
Structures du type InvestEU1 246,1
Dette nette dans le système de paiement TARGET 21 457,2
Dette brute dans le système de paiement TARGET 21 500,1
Total de la dette cachée fin 20216 371,6
Pourcentage par rapport au PIB de l’UE pour 202144%
Ratio Dette/PIB pour l’UE sur la base de DBAP90%
Ratio d’endettement révisé pour prendre en compte les dettes cachées134%

La photographie de la situation financière de l’UE que présente le Tableau 1 n’est cependant pas encore tout-à-fait exacte. Pour bien faire il faut prendre en compte les risques liés à des garanties accordées (et donc des obligations contingentes) pour lesquels les citoyens de l’Union pourraient être amenés à payer. Ces risques sont tout ce qu’il y a de plus réel. Le Tableau 2 nous en donne les montants pour l’année 2021.

Tableau 2 : montant des garanties accordées

CatégorieMontant en milliards d’euros
L’Union européenne en tant qu’entité légale792,7
Le Mécanisme européen de stabilisation financière190,9
Le Mécanisme européen de stabilité332,0
La Banque européenne d’investissement (BEI)226,5
Le Fonds de garantie européen23,2
« Pertes marchandes » sur les programmes de la BCE826,0
« Pertes de crédits » sur les programmes de la BCE1 419,8
Total3 811,1
Pourcentage du PIB de l’UE26%
Ratio d’endettement révisé pour prendre en compte le passifs caché (2021)134%
Ratio révisé pour prendre en compte les obligations contingentes160%

Nous constatons que ces postes totalisaient plus de 3 800 milliards d’euros fin 2021, soit 26 % du PIB de l’UE. Le chiffre d’Eurostat concernant le ratio dette/PIB de l’UE, 90 %, est devenu 134 % une fois le passif caché ajouté et s’élève désormais à 160 % en ajoutant également les passifs conditionnels.

Quelle bases théoriques pour ces interventions publiques ?

On les trouve tout simplement dans les thèses keynésiennes qui apportent un support théorique à de telles pratiques. D’après ces thèses, l’investissement du secteur public stimule et accélère le cycle économique. Il crée de nouvelles infrastructures qui permettent et encouragent la croissance du secteur privé à moyen terme, en surmontant la faiblesse de l’activité du secteur privé à court terme.

Cependant, cette stratégie n’est pas sans risques. Premièrement, l’investissement public peut prendre la place du secteur privé (effet d’éviction). S’il ne l’annihile pas, il ne peut le canaliser et le diriger que vers des domaines jouissant d’une faveur politique au sein de soi-disant « partenariats public-privé ». Dans ce scénario, le secteur privé bénéficie de rendements si élevés sur un risque porté par le secteur public (c’est-à-dire un risque très faible pour lui) qu’il évite toute prise de risque entrepreneurial.

En ce qui concerne « Net-zéro », le risque est que les « nouveaux » actifs d’infrastructure soient en réalité des capacités de remplacement, et pas vraiment de nouvelles capacités comme l’envisageait Keynes. Dans ce cas, l’impact à moyen terme sur la croissance économique pourrait être faible, voire nul, une fois que les coûts différés des projets se matérialisent et se révèlent déflationnistes.

La trajectoire des dettes de l’UE

La dette de l’UE – c’est-à-dire les dettes du secteur public européen pris dans son ensemble : dette de Maastricht mais aussi tous les engagements  mentionnés ci-dessus – suit une trajectoire constamment croissante. En fait, l’expérience keynésienne semble avoir mal tourné puisque, au cours des dix années qui se sont écoulées depuis la crise de la dette souveraine de la zone euro, les passifs reconnus et cachés ont augmenté de manière constante et à un rythme plus soutenu que la croissance économique de l’UE.

Comme indiqué dans le Tableau 3, la DBAP a augmenté de 1 027 € par habitant et par an et le passif caché de 895 €, soit une augmentation totale du passif de 1 922 € par habitant et par an, alors que le PIB dans le même temps n’augmentait que de 1 070 € par habitant et par an. En d’autres termes, la dette qui a été contractée a été supérieure de 852 € par habitant et par an à la croissance du PIB qu’elle a permise[2].

Divers indicateursTotalPar tête
Estimation de l’accroissement annuel de la « dette cachée » depuis 2011    400 Mds €895 €
Croissance annuel de la DBAP depuis 2011459 Mds €1 027 €
Augmentation totale annuelle de la dette publique, comptabilisée et cachée859 Mds €1 922 €
Croissance annuelle du PIB de l’UE depuis 2011 (hors Royaume Uni)478 Mds €1 070 €
Croissance du PIB, nette des dettes et obligations qui l’ont suscitée– 381 Mds €– 852 €

Il paraît évident que si l’expérience keynésienne n’a pas réussi à stimuler la croissance du PIB, elle a en revanche stimulé la dette, comptabilisée et cachée, et l’exposition au risque ; autant d’engagements qui pourraient être déflationnistes à moyen terme[3].

InvestEU

Le programme InvestEU s’appelait à l’origine Plan Juncker, puis Fonds européen pour les investissements stratégiques ou FEIS. Il a été impulsé en 2012 par Angela Merkel et François Hollande, juste après la crise de la dette souveraine de la zone euro. Les deux chefs d’État s’étaient alors engagés à « mobiliser pleinement le potentiel de la BEI pour permettre des dépenses publiques anticycliques, également connues sous le nom de politique économique keynésienne ».

Reuters rapportait à l’époque que

« la chancelière allemande Angela Merkel a ajouté sa voix samedi aux appels visant à renforcer la BEI et à utiliser les fonds d’infrastructure de l’UE de manière plus flexible pour contribuer à stimuler la croissance économique en Europe. Ses commentaires s’inscrivent dans le cadre d’une nouvelle orientation allemande vers des mesures de stimulation de la croissance pour accompagner les douloureuses hausses d’impôts et les réductions de dépenses qui ont déclenché une réaction politique et populaire contre l’austérité dans la zone euro. »

En d’autres termes : empruntez, dépensez, quittez le magasin et laissez quelqu’un d’autre payer la facture.

A quoi ressemble un projet « InvestEU » ? Il s’agira par exemple de financer une énergie verte qui nous rapproche du Net-zéro. Fantastique ! Voici ce que l’on peut lire à propos de l’un de ces projets :

« InvestEU : La BEI prête 50 millions d’euros à Asja Ambiente Italia pour construire des centrales électriques utilisant les technologies éoliennes et photovoltaïques dans les régions de Campanie, Basilicate, Sardaigne et Sicile… Une fois opérationnels, les 9 sites photovoltaïques et éoliens co-financés par la BEI contribueront chaque année à la production de 460 GWh d’énergie renouvelable, ce qui équivaut à la consommation de 190 000 ménages italiens. Le financement de la BEI s’appuie sur une garantie budgétaire de l’UE dans le cadre du plan InvestEU. »

Ce que l’on ne nous précise pas c’est quels sont les ménages qui seront effectivement alimentés par l’électricité ainsi produite ? Où habitent-ils ? Sont-ils regroupés ? S’agit-il d’une nouvelle demande ? Il n’est pas non plus mentionné qui achètera la production nouvelle et par quels moyens elle sera acheminée jusqu’à l’utilisateur final ? Et à quel prix ? Mais qu’à cela ne tienne, puisqu’il fait beau…

Le fonctionnent des financements InvestEU

Le modèle de financement InvestEU est typique des financements structurés, principalement financés par la dette. Il existe pour chaque projet plusieurs tranches de dette qui sont remboursées lors de la liquidation du projet par ordre de priorité dans la file d’attente des créanciers : dette senior d’abord, puis dette mezzanine, puis dette subordonnée, puis capitaux propres. Chaque niveau de dette bénéficie d’un rendement différent et d’un risque de crédit différent. La dette senior constitue généralement la part la plus importante et présente le risque de crédit le plus faible. Une façon de réduire ce risque consiste à augmenter l’épaisseur des couches qui se trouvent en dessous de vous dans la file d’attente des créanciers : plus les couches de dette mezzanine, de dette subordonnée et de capitaux propres sont épaisses, plus les pertes du projet devront être importantes pour qu’il y ait un quelconque risque de crédit pour le détenteur de la dette senior et que ce dernier ne soit pas intégralement remboursé.

C’est donc un réconfort pour les détenteurs de la dette senior d’avoir la BEI comme prêteur derrière eux dans la file d’attente des créanciers en tant que fournisseur de tout ou partie de la dette mezzanine, puis de voir le FEI garantir la dette subordonnée : en cas de problème, le FEI remplacerait les détenteurs initiaux de la dette subordonnée en faisant appel à sa garantie ou à son engagement en fonds propres.

Dette senior65 à 75% du coût du projet
Le prêteur est en tête de la file des créanciers
Il peut même disposer d’une garantie tangible (une hypothèque sur les immobilisations du projet, un privilège sur les créances et les stocks du projet).
Le risque de crédit qu’il prend diminue avec l’épaisseur croissante des couches d’argent fournies par les autres prêteurs, qui le suivent dans la file.
Dette mezzanine15 à 20% du coût du projet
Fournie en tout ou partie par la Banque européenne d’investissement selon ses conditions générales, si ce n’est qu’elle se positionne derrière la dette senior.
Dette subordonnée5 à 10% du coût du projet
Permis par une garantie ou un engagement de fonds propres émis par le Fonds européen d’investissement au bénéfice des fournisseurs de ces fonds
Fonds propresPas plus de 5% du projet

Répartition des risques et des rendements

La répartition des risques est à l’opposé du fonctionnement normal de la file d’attente des créanciers. Normalement, le propriétaire des fonds propres qui se trouve en bout de file et est payé en dernier à partir de ce qui reste dans les actifs du pool de créanciers, une fois que tous les autres créanciers – plus avancés dans la file d’attente – ont été intégralement remboursés, devrait en échange obtenir le rendement le plus élevé si le projet est un succès puisqu’il prend plus de risques. Dans le cas d’InvestEU, cependant, un porteur de projet, qui injecte 5 % ou moins du financement, dispose de plusieurs autres moyens de récupérer cet argent indirectement – frais de gestion, montage du projet (à un prix équitable ou avec un petit supplément), redevances pour le prêt de propriété intellectuelle… Il peut ainsi « rentabiliser » son investissement même s’il ne peut rien récupérer sous forme de dividendes sur les bénéfices ou par la croissance du capital. Le risque est nul. Face je gagne, Pile tu perds.

Compte tenu de la position privilégiée du fournisseur de fonds propres, ce serait le fournisseur de dette subordonnée qui devrait en toute logique être le plus exposé au risque de crédit. Mais en cas de difficulté, il bénéficierait d’une aide du FEI sous la forme soit d’une garantie, soit d’un engagement d’achat de nouveaux fonds propres dans le projet. Le fournisseur de la dette subordonnée obtient ainsi des rendements élevés tant que le projet est solvable, puis, si les choses tournent mal, il récupère son capital auprès du FEI, sans céder au FEI aucun des retours sur investissement qu’il aurait préalablement réalisés. À ce stade, le FEI n’aura plus aucun espoir de tirer quelque marrons du feu. Face je gagne, Pile tu perds.

La BEI – au niveau de la dette mezzanine – et le FEI ont ainsi exposé le grand public à des risques élevés, sans générer aucun rendement pour ce public.

Quels sont les engagements du FEI ?

Il n’est pas facile de comptabiliser les engagements du FEI. Certes, la manière dont il a pris ces engagements – que ce soit par le biais de garanties ou d’engagements en fonds propres – constitue un passif conditionnel et ne doit pas nécessairement être enregistré au bilan du FEI. C’est légitime. Mais que le FEI ne donne pas la liste des montants des garanties et des engagements en fonds propres qu’il a émis ; cela n’est pas légitime. De fait, il communique les listes de transactions, ainsi que de nombreuses informations sur chaque transaction ; en réalité il communique toutes les informations excepté celles nécessaires à l’évaluation du risque encouru par le FEI. Le FEI ne révèle pas qui est l’émetteur de la contre-indemnisation derrière une garantie qu’il a émise en faveur d’un bénéficiaire. On connaît l’identité du bénéficiaire de la garantie mais pas l’identité de celui qui doit rembourser le FEI si la garantie du FEI est appelée par son bénéficiaire.

Nous ne savons donc pas dans quelles circonstances le FEI pourrait être appelé à payer en espèces sur la base d’un engagement en fonds propres et quels actifs le FEI finirait par posséder en échange de ses liquidités. Nous ne savons pas ce que vaudraient ces actifs, ni comment et quand le FEI pourrait les vendre et récupérer son argent. Cette situation est anormale et cela occulte le montant et la qualité des risques encourus par le FEI, et par conséquent l’exposition de l’UE et des États membres qui pourraient être appelés à payer au titre de leurs garanties en faveur du FEI.

La taille du programme InvestEU

Puisqu’aucun montant spécifique n’est communiqué par le FEI (chose incroyable), il faut calculer soi-même le montant des sommes collectées par les programmes InvestEU ; ce que le FEI appelle les « montants mobilisés ». Le total des sommes collectées est, à toutes fins utiles, le même que le montant de la dette levée, car le montant des fonds propres dans ces projets est minime ainsi que nous l’avons constaté. Ce total nous dit également à quelle hauteur se situe la responsabilité du public car, d’une manière ou d’une autre, ce sera à lui de rembourser.

Voici les montants « mobilisés » d’abord pendant la période budgétaire 2014/2020 de l’UE, puis en 2022 lorsque le Fonds de garantie européen était opérationnel car la plupart des États membres voulaient augmenter le plafond mais 5 États membres n’étaient pas d’accord – le Fonds de garantie européen a été mis en place pour maintenir l’argent en circulation jusqu’à ce que la nouvelle garantie de l’UE soit en place pour la période budgétaire 2021/2027… et 1 000 milliards d’euros supplémentaires puissent être ajoutés d’ici 2027.

ProgrammePériodeMontants
InvestEUDans le cadre du plan de financement multi-annuel (2014-2020) sous la forme de garantie pour les premières-pertes d’un montant de 16 Mds d’euros.612 Mds€
Fonds de garantie européen2022 – Projets InvestEU bénéficiant de garanties séparées fournies directement par les États-membres60 Mds €
Projection pour InvestEUDans le cadre du plan de financement multi-annuel de l’UE 2021-2027 sous la forme de garantie pour les premières-pertes d’un montant de 26,2 Mds d’euros.1000 Mds €

Le produit du projet est vendu au grand public

D’une manière ou d’une autre, le grand public est forcé d’acheter à l’avance la production du projet à un prix qui permet au promoteur du projet d’assurer le service de ses dettes. Dans le cas d’une production d’électricité verte, par exemple, l’accord d’achat par les ménages et entreprises prend la forme d’un contrat irrévocable avec un prix minimum fixe ; contrat qui est passé avec le producteur qui peut être soit un établissement public prestataire d’un service public soit avec un établissement privé ayant une clientèle publique attitrée.

Les recettes tirées de cet accord servent à payer les intérêts et les remboursements du prêt. Ces prêts peuvent être classés comme « risque du secteur public ». Les prêteurs seniors peuvent invoquer l’amélioration du risque de crédit qu’apporte à leurs prêts l’existence d’un prêt mezzanine de la BEI et la garantie ou l’engagement de fonds propres du FEI envers les prêteurs subordonnés – et les prêteurs subordonnés sont couverts par le FEI. Ces facteurs permettent à tous les prêteurs non publics – quelle que soit leur position dans la file d’attente des créanciers – de classer leurs prêts comme risque du secteur public.

Ce que disent les comptes publics

Les comptes publics ne sont pas fortement impactés par InvestEU. Selon les règles de la comptabilité publique, seule une fraction du montant pour lequel le public est engagé devrait être prise en compte dans les comptes publics. Cela fait partie de la supercherie d’InvestEU. Mais l’insuffisance d’Eurostat fait que cette fraction n’est même pas prise en compte dans sa totalité puisqu’aucun des éléments « hors bilan » du tableau ci-dessous n’est enregistré par Eurostat.

Les dettes directes de l’entreprise qui porte le projet n’apparaissent pas du tout car elle est privée : c’est là le point central du concept. La BEI a ses prêts InvestEU et ils apparaissent effectivement dans son bilan. Le FEI devrait indiquer le montant total de ses engagements et garanties dans ses comptes annuels, mais ce n’est pas le cas. Les garanties de l’UE et les garanties du Fonds de garantie européen n’apparaissent pas dans les chiffres d’Eurostat. La grande majorité du montant est tout simplement invisible.

Voici les montants qui devraient apparaître dans les bilans du secteur public et dans l’état des passifs éventuels, ventilés par période :

PartieAu bilanHors bilanCommentaires
Société qui porte le projet0 €0 €C’est une société privée
BEI / jusqu’à fin 2021117 Mds€0 €InvestEU
BEI/ année 202216 Mds€0 €Fonds de garantie européen
BEI/2023-2027100 Mds€0 €InvestEU de nouveau
FEI0 €0 €Doit montrer ses engagements contingents
EU/ 2014-20200 €16 Mds €Garanties pour les premières pertes
États membres0 €23 Mds €Fonds de Garantie Européen
EU/2021-20270 €26 Mds €Garanties pour les premières pertes
Total fin 2022133 Mds€65 Mds €Toutes les garanties sont désormais engagées
Total fin 2027233 Mds€65 Mds € 

Pour quel montant le public est-il exposé ?

Le public est exposé à un risque pour la totalité du montant « mobilisé », et pas seulement pour ce qui figure dans les livres de compte des institutions européennes impliquées dans le financement. Le risque public dans le cadre d’InvestEU sera de l’ordre de 1700 Mds d’euros d’ici fin 2027. Ces financements sont entièrement portés par des entreprises du secteur privé (même si très peu capitalisées), de sorte qu’une partie seulement apparaît dans les comptes publics, les 233 Mds€ de prêts de la BEI.

Eurostat est extrêmement inefficace dans sa comptabilité des engagements conditionnels des États membres – c’est-à-dire, leurs souscriptions aux garanties accordées par l’UE et par le Fonds de garantie européen au « Groupe BEI » (c’est-à-dire la BEI et le FEI) pour InvestEU. Les 1700 milliards d’euros de dette « mobilisés » – y compris la part prêtée par la BEI – sont en effet doublement soutenus par le public : les accords de financement reposent sur le fait que le public paie pour la production qui résulte de ce projet (en achetant son électricité par exemple) et permet au projet d’assurer le service de ses dettes. Mais, même si le public ne paie pas par ce canal, il paiera via les garanties/engagements de fonds propres du FEI pour les tranches les plus risquées, et parce que la BEI peut couvrir toute perte supplémentaire – si elle ne peut pas être couverte dans la marge laissée par l’UE et le Fonds de garantie européen – en appelant une partie du capital-souscrit-mais-non-versé qui lui a été directement promis par les États membres. D’une manière ou d’une autre, les pertes du FEI et de la BEI reviennent aux États membres et aux contribuables.

Que se passe-t-il si les taux d’intérêt augmentent ?

Le projet est normalement protégé contre les risques tels que la hausse des taux d’intérêt ou l’augmentation du coût de la dette. Soit le prix de la participation peut être augmenté afin que le public paie davantage, soit, si le prix de la participation est fixe, le risque sera plus élevé pour les prêteurs.

Le plus fort accroissement du risque est pour les prêteurs des tranches les plus risquées, c’est-à-dire précisément celles qui impliquent les institutions publiques… qui en cas de problème répercuteront leurs pertes sur le public.

Pour ce qui est du risque qu’ils encourent par rapport aux contributions venant du secteur public, les promoteurs privés du projet se trouvent une fois encore dans une position confortable : « Pile, je gagne, face, vous perdez ».

Légitimation et source d’inquiétude

Des efforts ont été déployés pour légitimer cette accumulation de dette en faisant de la BEI la « banque du climat » de l’UE. Le Net-zéro n’est-il pas un impératif politique ?  InvestEU, qui est plus ancien que le Net-zéro, se parerait ainsi des couleurs du changement climatique afin de légitimer une ligne d’action déjà décidée. Une forme de « greenwashing » ? Peut-être, en tous les cas, c’est une bonne excuse pour faire plus de ce que vous vouliez faire de toute façon.

Le plus inquiétant dans tout cela est la façon dont les institutions européennes profitent d’une crise après l’autre pour accroître leurs propres activités, en termes d’ampleur et de taille, naviguant sous divers « pavillons de complaisance », que ce soit Net-zéro, le Covid, l’Ukraine, et nous ne savons quoi demain.

En résumé, le programme InvestEU est légitimé sous la bannière du Net-zéro mais constitue un exemple classique de politique keynésienne. Avec ces politiques, les problèmes surviennent lorsque la part de l’activité économique totale dirigée par l’État est de nature à canaliser, déplacer voire étouffer l’activité entrepreneuriale. Les entreprises privées parties prenantes dans InvestEU bénéficient ainsi que nous l’avons vu de rendements importants à faible risque, pourquoi faire autre chose ? Mais l’effet sur la croissance de ces politiques keynésiennes n’étant pas au rendez-vous, le seul résultat est l’alourdissement du service de la dette qui devient déflationniste.

Quant aux citoyens de l’Union ils sont constamment exposés à des risques importants, à travers différents montages et mécanismes que nous avons tenté d’exposer. Dans le même temps aucun organisme officiel ne tente d’évaluer ce passif caché ni s’inquiéter des risques déflationnistes pouvant entrainer une récession. C’est pourtant à mon avis ce qui attend les citoyens de l’UE.


[1] C’est ainsi que nous avons choisi de traduire l’expression anglaise « shadow liabilities ».

[2]    La population de l’UE est restée stable à environ 447 millions d’habitants, sans compter le Royaume-Uni.

[3]    Lorsque l’investissement initial de l’argent emprunté conduit à la croissance économique donc à une augmentation de l’emploi et des revenus personnels et à l’augmentation des ventes et des bénéfices des entreprises, une augmentation des recettes fiscales doit suivre. Il y aura suffisamment d’argent pour rembourser la dette. Si, en revanche, la croissance économique n’est pas au rendez-vous, le remboursement de la dette sera financé à partir de recettes fiscales inchangées, et les autres dépenses et investissements devront être réduits en conséquence – parce que le remboursement de la dette est prioritaire. Ces réductions de dépenses publiques et d’investissements font que moins d’argent circule dans l’économie, ce qui est une définition de la déflation. Alternativement, la fiscalité peut être augmentée, mais cela ne fait que transférer le problème au secteur privé : moins de dépenses, moins de profits, moins d’emplois, moins de revenus personnels, moins de recettes fiscales pour les particuliers et les sociétés. La déflation mène à la récession.

About Author

Bob Lyddon

Bob Lyddon est depuis 2000 consultant bancaire international indépendant. Il était auparavant consultant chez PricewaterhouseCoopers pour la mise en œuvre de l'euro, et avant cela, banquier. Il est co-auteur de Managing Euro Risk (2020), un examen de la faible structure juridique de l'euro et de l'absence de véritable « monnaie de banque centrale » et plus récemment de The Shadow Liabilities of EU Member States and the Threat they Pose to Global Financial Stability (2023).

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