En 1896, Sir John Foster Fraser, un Écossais, entreprit un voyage à vélo visitant dix-sept pays sur trois continents. En arrivant en Argentine, il déclara : « L’Argentine vient de naître et sa croissance est l’une des merveilles du monde.[2] » En 1910, Hope Gibson, président de la Chambre de commerce britannique en Argentine, a exhorté son gouvernement en déclarant : « Je vous supplie de garder un œil vigilant sur ce qui se passe dans la production locale. Nous savons à quelle vitesse les choses évoluent dans ce pays.[3]» En 1927, Sedgwick Cooper, un autre visiteur, rapportait : « Peu de villes au monde donnent l’impression d’une richesse et d’une extravagance plus grande ou plus exubérante que la capitale de l’Argentine.[4]»

La fascination des visiteurs pour l’Argentine est compréhensible. En 1913, le produit intérieur brut par habitant du pays dépassait celui du Mexique, du Brésil et de l’Espagne réunis. Dans les années 1930, l’Argentine se classait parmi les dix pays les plus riches du monde ; ce qui amène les Français à dire : « Il est riche comme un Argentin ». Pays déserté en 1870, les Argentins ont atteint l’un des niveaux de vie les plus élevés en seulement cinq décennies.

Les visiteurs distingués du passé seraient sans aucun doute choqués s’ils visitaient l’Argentine aujourd’hui. Ils seraient confrontés à un taux de pauvreté stupéfiant de 40 %, à une inflation généralisée (avec un taux annuel moyen de 30 % depuis 2002, atteignant 211 % en 2023), à des infrastructures en ruine en raison d’investissements insuffisants, à un risque pays élevé résultant de neuf défauts souverains et à un secteur public lourd à gérer qui représente 40 % du PIB. Cela inclut plusieurs entreprises publiques mêlées à des scandales de corruption. De manière plus significative, ils découvriraient un sentiment dominant de désespoir et un manque de confiance dans l’avenir – un contraste frappant avec l’optimisme des 6 millions d’immigrants arrivés depuis les années 1880. Étonnamment, l’Argentine a connu la baisse du niveau de vie la plus spectaculaire de l’ère moderne. L’espoir et la positivité des immigrants ont cédé la place à des perspectives sombres et à un sentiment omniprésent de catastrophe inévitable. L’aspiration autrefois vibrante à échapper au piège de la pauvreté a conduit à l’un des tournants les plus déroutants des temps modernes.

Nos visiteurs pourraient se demander si des guerres civiles ou religieuses ont ravagé le pays ou s’il a été victime d’une invasion étrangère despotique. Pourtant, rien de tel ne s’est produit.

Les visiteurs ne seraient pas seulement témoins du déclin d’une nation autrefois prospère ; ils seraient perplexes d’apprendre que l’Argentine n’a pas réussi à parvenir à un consensus sur ce qui n’a pas fonctionné. En outre, de nombreux historiens et économistes argentins ont mis en doute les progrès qui éblouissaient autrefois nos visiteurs. Certains affirment que l’Argentine était un pays «_pastoral et dépendant_», contrôlé par une oligarchie qui entravait le développement industriel. D’autres affirment que l’Argentine a succombé à la dépendance à l’égard des puissances étrangères, exploitée par l’achat de matières premières à des prix décroissants et la revente de produits manufacturés. D’autres encore, reconnaissant les progrès, affirment qu’ils n’ont profité qu’à une minorité, nourrissant une injustice sociale flagrante qui justifiait les politiques populistes des années 1940. Enfin, d’autres soutiennent que l’Argentine « a grandi mais ne s’est pas développée », bénéficiant d’un ensemble unique de conditions internationales [5].

La révolution agricole

Entre l’indépendance de l’Espagne en 1816 et la Constitution de 1853, l’Argentine a connu des conflits internes marqués par des tensions entre les régions de l’intérieur et la ville de Buenos Aires. Historiquement, Buenos Aires était le centre du pouvoir en raison de son port, de ses recettes douanières et de sa plus grande population. La Constitution argentine de 1853, façonnée à l’image de la Constitution des États-Unis et influencée par les idées du libéral classique Juan Bautista Alberdi, a établi un système fédéral, trois branches de gouvernement, un pouvoir judiciaire indépendant et de solides protections de la vie et de la propriété.

Le début d’un progrès économique significatif remonte à 1880, lorsque les conflits persistants entre l’intérieur et Buenos Aires se sont apaisés et que la ville est devenue la capitale nationale. Pendant cette période, les gouvernements reconnaissaient le besoin urgent de capital et de travail étrangers.

Si au cours des années 1870 l’Argentine était importatrice de farine, entre 1885 et 1913 ses exportations de blé passèrent de 100 000 tonnes à 2,8 millions de tonnes. Les exportations de maïs ont emboîté le pas, passant d’un maigre 15 000 tonnes à plus de 4,8 millions de tonnes au cours de la même période. En 1908, l’Argentine revendiquait le titre de premier producteur mondial de lin et de deuxième exportateur de blé, atteignant la position de leader des exportations de maïs en 1909.

Le pays se classait également au deuxième rang pour le nombre d’ovins et au troisième pour le nombre de bovins. Les exportations totales par habitant ont connu une augmentation notable, passant de 10,4 pesos-or en 1861 à 45 pesos-or en 1914, et de 150 millions de pesos-or en 1900 à 500 millions en 1913.

Les investissements privés dans les infrastructures, principalement dans les transports et les télécommunications, ont joué un rôle central dans la croissance du secteur agricole, en repoussant les frontières grâce à une réduction des coûts de transport. Le réseau ferroviaire, qui ne comptait que 2_400 kilomètres de voies en 1880, s’étendit à plus de 30_000 kilomètres en 1914, entraînant une augmentation du transport de marchandises de 800 000 à 35 millions de tonnes. Dans le domaine de la téléphonie, les entreprises ont rapidement étendu leurs services : Buenos Aires comptait en 1887 un téléphone pour 115 habitants, dépassant ainsi de nombreuses villes européennes. En 1914, l’Argentine se classait au deuxième rang des Amériques pour le nombre de téléphones par habitant, derrière les États-Unis, avec 32 % des lignes installées sur le continent[6].

Développement industriel

Le dynamisme des exportations, accompagné d’un afflux de personnes, de technologies et de capitaux, a stimulé une demande locale croissante de produits industriels [7]. Des industries florissantes fournissaient des intrants au secteur agricole ou utilisaient ses matières premières, répondant ainsi aux besoins croissants de la population urbaine en matière de construction et de services. Dans l’industrie alimentaire, les entreprises de conditionnement de la viande et les minoteries se sont notamment démarquées. L’industrie du conditionnement de la viande a connu une évolution remarquable, passant de l’exportation de 600 tonnes par an entre 1888 et 1892 à 370_000 tonnes de bœuf et 59 000 tonnes d’agneau en 1914. Des colonies pionnières[8], comme Esperanza, sont devenues d’importants centres industriels.

Cette période a vu la création de diverses entreprises industrielles et de consommation, menant à la création de l’Unión Industrial Argentina en 1887, comptant 850 membres et servant d’association pour les leaders industriels. Parmi les entreprises les plus renommées se trouvaient la Textile Fábrica Argentina de Alpargatas en 1883 avec 530 employés, les sociétés brassicoles Cervecería Bieckert employant 600 personnes en 1886, Quilmes S.A. avec 400 employés en 1888, Cervecerías Palermo et Río Segundo. Parmi les autres entreprises remarquables établies à cette époque figurent les boissons gazeuses Bilz, les établissements vinicoles Bodegas Arizu et Bodegas y Viñedos Tomba, l’entreprise sucrière Cía Azucarera Tucumana, les sociétés laitières La Martona et La Vascongada, des usines métallurgiques comme Tamet, les boissons alcoolisées et les biscuits Bagley, le verre de Rigolleau et Cía General de Fósforos, les sociétés de tabac Nobleza et Massalin et Celasco. En 1907, les compagnies pétrolières Astra, Shell et Esso avaient déjà pris leurs marques et Citibank ouvrait sa première succursale non américaine à Buenos Aires, en même temps que Harrods, le célèbre grand magasin britannique.

L’éditorial de la Review of the River Plate de 1892 rendait bien compte de l’évolution du paysage, déclarant : « Une phase de transition est maintenant amorcée dans laquelle, tandis que l’activité d’élevage conserve son importance initiale, de nouvelles industries apparaissent partout et exercent leur influence sur les marchés européens. » Le représentant du South American Journal écrivait en 1891 : « À la suite d’une évolution naturelle, des colonies pionnières comme Esperanza commencent à émerger comme des centres industriels. Trente cheminées témoignent d’autant d’usines, de moulins à farine, de brasseries… et, chose remarquable, de fonderies. Ces dernières ont été fondées par un Argentin, fils de colon, qui a vendu cette année plus de 3_000 charrues et faucheuses.[9]»

Le début du XXème siècle a été témoin d’un développement industriel soutenu, les industries manufacturières ayant connu une croissance annuelle de 7 % entre 1900 et 1913. De 1903 à 1908, la formation brute de capital fixe dans le secteur industriel a augmenté de 16 % par an en monnaie constante, tandis que l’investissement privé avançait à un rythme de croissance annuelle de 23 %. La période de 1904 à 1910 a vu l’électricité croître à un rythme de 23,5 % par an. La part des industries manufacturières et de la construction dans le PIB atteignait les 24,5% en 1910-1914, tandis que celle du secteur agricole diminuait. Le nombre d’établissements industriels a doublé, la force motrice installée a augmenté de 13,6 % par an et le nombre d’employés a augmenté de 4,6 % entre 1894 et 1914.

Après la crise provoquée par la Première Guerre mondiale, l’économie argentine a renoué avec la croissance. Entre 1910/1914 et 1925/1929, la production textile a augmenté de 141 % en termes réels, la production alimentaire de 91 %, la production chimique de 99 % et métallurgique de 298%. En Avril 1937, George Wythe publia une étude dans le Journal of Political Economy, concluant (p. 213) qu’en 1933 la production industrielle de l’Argentine était la plus élevée d’Amérique du Sud, dépassant la production industrielle combinée du Brésil et du Mexique.

La croissance économique a eu un impact positif sur le niveau de vie de la population. En 1938, M. K. Bennett a classé trente et un pays selon leur niveau de consommation entre 1934 et 1938, comprenant la nourriture, les services médicaux, l’énergie, le logement, l’habillement, l’éducation, les transports et les communications, couvrant 85 % de la population mondiale[10]. Dans ce classement, l’Argentine se retrouvait au septième rang, derrière les États-Unis, le Canada, l’Australie, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France. Le Japon, l’Italie, l’Espagne et toute l’Amérique latine étaient moins bien classés que l’Argentine.

Le paradoxe

L’Argentine a connu un développement rapide entre 1880 et les années 1930, marqué par une amélioration de la qualité de vie d’une population croissante. Durant cette période, les politiques accordant une large liberté aux habitants, ainsi que l’ouverture aux gens, au capital et à la technologie ont joué un rôle prépondérant. Une monnaie stable, les pouvoirs limités de l’État, des impôts faibles et une ouverture économique ont favorisé un développement impressionnant, l’action de l’État étant principalement axée sur l’éducation, l’établissement d’un cadre juridique stable et le déploiement d’infrastructures grâce à des capitaux privés. L’afflux de six millions d’immigrants, principalement européens, a renforcé l’offre de main-d’œuvre et le capital humain, faisant de l’Argentine la deuxième destination au monde pour l’immigration, juste derrière les États-Unis.

Cependant, à partir des années 1940, l’Argentine va changer sa politique, fermant ses portes et adoptant des mesures isolationnistes similaires à celles mises en œuvre en Europe et aux États-Unis au début du XXème siècle. La Grande Dépression a durement frappé l’Argentine en raison de sa dépendance à l’égard des exportations de matières premières et son recours aux capitaux financiers étrangers, avec une baisse de 35 % des termes de l’échange par rapport à 1913. La transition mondiale vers le nationalisme, le protectionnisme et le socialisme qui s’opère dans les années 1930 a eu de vastes répercussions, culminant avec la Seconde Guerre mondiale.

Dans ce paysage changeant, l’Argentine choisit de donner un rôle plus actif au gouvernement en créant la Banque centrale en 1935 et en introduisant des agences de régulation pour intervenir sur les marchés d’exportation. À partir de 1946, alors que le monde s’ouvrait de nouveau, le pays, alors sous la direction de Juan Domingo Perón, maintint un programme très activiste et interventionniste sous la houlette de l’État. La Banque centrale et les dépôts bancaires furent nationalisés, des barrières commerciales furent érigées, le commerce international étant quant à lui fortement réglementé et l’industrie subventionnée aux dépens du secteur agricole.

La croissance des dépenses publiques, les déficits persistants et l’inflation sont devenus la norme à partir des années 1950. L’économie argentine s’est détachée du reste du monde et a connu un déclin qui s’est fortement accéléré dans les années 1970. Les tentatives de réforme du système institutionnel ont été contrecarrées par de puissantes coalitions distributives alignées sur les privilèges gouvernementaux.

Aujourd’hui, l’Argentine est confrontée à de nombreux défis, notamment un taux d’imposition qui est le plus élevé d’Amérique latine, une inflation galopante, un secteur public important (les dépenses publiques ont doublé au cours des deux dernières décennies), de multiples contrôles gouvernementaux sur les prix et les quantités, un manque de réserves de change, une pénurie de devises et la rareté du crédit. Le taux de pauvreté atteint ainsi 40% de la population.

Le système politique et économique a évolué vers un corporatisme, caractérisé par la domination de groupes d’intérêts importants et puissants ou de coalitions de redistribution. Une alliance a émergé entre la bureaucratie d’État, les industriels protégés, les syndicats privilégiés et les politiciens populistes, le tout avec une rhétorique nationaliste et progressiste. Ce système, tel un cancer, s’est étendu lentement mais sûrement, favorisant un vaste réseau de corruption et portant atteinte aux libertés fondamentales garanties par la Constitution.

Les efforts déployés par divers groupes politiques pour réformer le système corporatiste ont échoué, conduisant périodiquement à des tentatives de stabilisation de l’économie qui se sont finalement révélées infructueuses. Le résultat est une organisation politique et économique qui consomme les richesses, administre les privilèges et perpétue la misère des pauvres au nom de leur bien-être. L’éradication de ce système est la tâche primordiale de l’Argentine, à l’image des succès qui ont autrefois ébloui ceux qui la visitaient, comme ce fut le cas pour notre cycliste écossais[11].


[1]    Cet article vise à faire la lumière sur des faits bien connus concernant l’ascension et le déclin de l’Argentine. Même si les raisons de ce déclin sont complexes, nous nous concentrons sur la détérioration des institutions, les répercussions de l’interventionnisme accru de l’État dans l’économie et l’écart par rapport à l’état de droit inscrit dans la Constitution de 1853. Pour une analyse plus complète, voir Rok Spruk.

[2]    The Amazing Argentine: A New Land of Enterprise (New York, Funk and Wagnalls Co., 1914, p.280). Foster écrit (p. 35) : « La pauvreté, telle que nous la comprenons en Europe, n’existe pas en Argentine. »

[3]    Cité dans le quotidien Buenos Aires Herald : Special Centenary Number (août 1916, p. 46).

[4]    Clayton Sedgwick Cooper, Latin America: Men and Markets (New York, Ginn and Co., 1927, p.136).

[5]    Un ouvrage influent (et probablement le plus superficiel) hautement critique de la période 1880-1930 est celui d’Aldo Ferrer, La Economía Argentina (Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 1963 [2022] ). Pour une bibliographie plus détaillée sur ce sujet, voir Alfredo Irigoin, La Evolución Industrial en Argentina 1870-1940 (Buenos Aires, Libertas, ESEADE, No.1, octobre 1984).

[6]    Le 29 juillet 1883, le quotidien La Nación publiait l’information suivante : « Les deux compagnies de téléphone opérant dans notre capitale ont eu la gentillesse de présenter hier soir à une partie de leurs abonnés respectifs une transmission téléphonique de La Hebrea, qui se chantait au Colón.»

[7]    L’une des critiques adressées à cette période de croissance en Argentine était le manque d’industrialisation (se référant principalement aux industries lourdes). Pour plus de données et une critique de cette perspective, voir Alfredo Irigoin, op.cit. Pour les recherches et la bibliographie les plus complètes sur ce sujet, voir Fernando Rocchi, Industrialization in Argentina During the Export Boom Years1870-1930 (Stanford, Stanford University Press, 2005). Voir également Ezequiel Gallo, Agrarian Expansion and Industrial Development in Argentina 1880-1930 (Latin American Affairs, St. Antony Papers 22, Oxford University Press, 1970, pp. 45-61.)

[8]    En 1853, le gouvernement argentin a encouragé l’immigration européenne pour exploiter de larges étendues de terres fertiles qui étaient désertes ou peuplées par des tribus aborigènes qui ne les exploitaient pas. Le gouvernement a ainsi passé des accords d’installation avec des pays, des régions ou des associations la plupart du temps européennes.  Esperanza, Santa Fe, fut la première « colonie » agricole organisée. Elle était composée de 200 familles venues de Suisse, Allemagne, France, Italie, Belgique et Luxembourg qui arrivèrent entre janvier et février 1856.

[9]  Cité par Ezequiel Gallo, La Pampa Gringa (Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 1983, pp.246-251).

[10]   M.K. Bennett, « International Disparities in Consumption Levels », American Economic Review, 61, September 1951. L’indice développé par Bennett accordait un poids égal à dix indicateurs, et toutes les données étaient non monétaires, c’est-à-dire non affectées par la monnaie ou les ratios de change.

[11]   En novembre 2023, Javier Milei, un libertarien, a été élu président avec 56 % des voix. Il a annoncé une politique ambitieuse de déréglementation, de réduction des dépenses publiques, de simplification du système fiscal, de réformes du travail et des retraites et de libéralisation des échanges. Il a fait campagne contre la « caste politique qui a causé la dramatique décadence de l’Argentine ».

About Author

Alfredo M. Irigoin

Alfredo Irigoin a obtenu un doctorat en économie de l'Université de New York sous la direction d'Israel M. Kirzner. De retour en Argentine, il a travaillé chez J.P. Morgan et Linzor Capital Partners, une société de capital-investissement en Amérique latine. Partiellement retraité, il reprend désormais certains intérêts académiques.

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