Cet article est la traduction d’un texte originalement publié dans la revue Religion & Liberty de l’Acton Institute, sous le titre « Adam Smith and the Poor ». La version originale est disponible à ce lien : https://www.acton.org/religion-liberty/volume-33-number-4/adam-smith-and-poor.


Pour Adam Smith, la richesse ne semble pas être une condition nécessaire pour atteindre le bonheur. « Le mendiant qui se chauffe au soleil sur le bord de la route possède la sécurité pour laquelle les rois se battent », écrit-il dans la Théorie des sentiments moraux. Mais ce n’est pas pour autant qu’il recommande la mendicité. Car le mendiant dont il est question dans le texte de Smith n’est pas n’importe quel mendiant. Il s’agit de Diogène le Cynique, qui demandait à Alexandre le Grand de reculer pour ne pas lui faire de l’ombre, alors qu’il était allongé sur le bord de la route.

Le fait que Diogène possède la sécurité pour laquelle Alexandre se bat est une bonne façon de résumer la parabole de Smith sur le fils du pauvre, « que le ciel, dans sa colère, a assailli d’ambition ». Dans ses vieux jours, avec son humour « splénétique » (atteint par un grand état de mélancolie), le fils du pauvre, désormais devenu riche, possède « des machines énormes et complexes, qui doivent être maintenues avec la plus grande attention, et qui, malgré tous les soins que nous leur apportons, peuvent à tout moment se briser et entraîner leur malheureux propriétaire dans leur chute ». Les affaires, la carrière et le patrimoine sont des projets qui nécessitent « le travail d’une vie pour les réaliser », mais qui nous laissent « autant et parfois plus exposés qu’auparavant à l’anxiété, à la peur, au chagrin, aux maladies, aux dangers et à la mort ».

 

Smith disait qu’un homme dans une « situation stable », quelle qu’elle soit, s’installe psychiquement dans « l’état naturel et ordinaire des humains ». Une fois que l’on s’est installé dans cet état psychique, il n’y a plus guère de possibilités de s’élever. Nous ne sommes jamais aussi longtemps ou plus heureux que dans « l’état naturel et ordinaire de l’humanité » – et quand quelqu’un prétend le contraire, les autres ne le croient pas. Mais par suite d’une situation défavorable, la chute peut être « considérable ». Smith insistait sur la grande asymétrie de « l’état naturel et ordinaire de l’humanité ».

Pourquoi investir du temps dans la construction et à l’entretien de machines efficaces si une « situation stable » plus confortable ou plus privilégiée ne fait que nous ramener à cet « état naturel et ordinaire » ? « Que peut-on ajouter au bonheur de l’homme qui est en bonne santé, qui n’a pas de dettes et qui a la conscience tranquille » se demandait Smith. La santé dépend quelque peu de la richesse, tout comme le fait de ne pas avoir de dettes financières, mais il est tout à fait possible d’y parvenir en faisant preuve de modestie et de frugalité.

Comment faire pour avoir la conscience tranquille ? Est-il raisonnable de ne pas vouloir accumuler des richesses ? Après s’être intéressé aux regrets pleins de spleen du fils du pauvre devenu riche, au sujet des ambitions qui ont rythmé sa vie, Smith s’attarde également sur les aspects positifs qui peuvent être atteints en poursuivant l’ambition de gagner un revenu honnête. Ils sont substantiels. Cette ambition permet notamment à l’espèce humaine de se multiplier.

Nous avons lu les textes de Smith et nous savons que d’autres l’ont également fait. Ainsi, nous pouvons imaginer que le fameux « fils du pauvre » a eu un enfant. Disons, par exemple, une fille. En lisant ses textes, elle apprend de Smith les vertus que permet d’obtenir la recherche d’un revenu honnête. Elle voit, dans les mots de Smith, ce que J.G.A. Pocock appelle « l’humanisme marchand » dans Virtue, Commerce, and History. Elle connaît les moments de regret de son père, qui a poursuivi ses ambitions. Nous pouvons imaginer qu’en connaissance de cause, elle s’attelle elle aussi à la construction de machines, consciente du bien qu’elle peut atteindre ainsi, tout en gardant en tête la façon dont l’ambition peut mener à la mélancolie en fin de vie. C’est avec une attitude différente, plus sage et plus vertueuse, qu’elle accepte les responsabilités de ces machines. C’est la parabole invisible de la fille du fils du pauvre.

Ainsi, la conclusion de Smith sur la pauvreté est que, au-delà des bases matérielles, le bonheur dépend principalement des conditions morales, et que les conditions matérielles n’ont d’importance qu’à travers les conditions morales. La pauvreté spirituelle est le problème fondamental, et non la privation matérielle. Dans La richesse des nations, Smith, alors qu’il n’a jamais été marié, décrit la substance intérieure de la richesse des nations comme résultant de « la bonne entente au sein des ménages ».

Une politique gouvernementale pour une opulence universelle

Si, selon toute vraisemblance, Smith doutait qu’un homme puisse devenir beaucoup plus heureux en accumulant de plus grandes richesses, il s’intéressait à « l’effort uniforme, constant et ininterrompu de chaque homme pour améliorer sa condition ». Dès la première page de La richesse des nations, Smith démontre que l’effort et la volonté d’améliorer sa condition produiraient, dans un cadre libéral, une opulence croissante. Quelques pages plus loin, il affirme que la division du travail, comme l’extension des marchés, « provoque, dans une société bien gouvernée, cette opulence universelle qui s’étend jusqu’aux rangs les plus bas du peuple ».

Cependant, Smith observe une force qui, même dans le cadre d’un régime libéral, a tendance à faire baisser les salaires. Cette force est la concurrence entre les travailleurs, qui résulte notamment de la croissance démographique. Smith suggère que la pression à la baisse exercée sur les salaires par la croissance démographique pourrait conduire à une économie « stationnaire », et il fait référence à la Chine à cet égard, en disant qu’elle a « acquis l’ensemble des richesses que la nature de ses lois et de ses institutions lui permet d’acquérir ».

Mais les lois et les institutions de la Chine n’étaient pas libérales, et Smith s’est montré très optimiste quant à la possibilité d’échapper à tout piège malthusien, à condition que les lois et les institutions « permettent à chaque homme de poursuivre son propre intérêt à sa manière, suivant le modèle libéral d’égalité, de liberté et de justice ». Smith expose explicitement les économies d’échelle dans le premier chapitre et, de manière moins visible, indique l’amélioration technique et la découverte continue, facteurs qui déplaceraient continuellement les courbes de coûts vers le bas et inciteraient les gens à penser à des améliorations jusqu’alors inconnues. Comme Julian Simon deux siècles plus tard, Smith a parlé de la ressource ultime :

« Ce qui se passe parmi les ouvriers dans un atelier, se passe, pour la même raison, parmi ceux d’une grande entreprise. Plus ils sont nombreux, plus ils se divisent naturellement en différentes catégories et subdivisions de tâches. Lorsque plus de têtes sont occupées à inventer les machines les plus propres à exécuter les tâches des uns et des autres, la probabilité que ces machines soient inventées est naturellement plus grande. » (italiques ajoutées)

Toutes ces forces dynamiques ont pour effet de faciliter la production, d’augmenter l’offre, de multiplier les produits et de réduire les prix. Smith était optimiste quant à la viabilité d’un monde dans lequel la population ne cesserait de croître. Certes, toutes choses égales par ailleurs, la croissance démographique peut réduire les salaires, mais dans la vision dynamique de l’économie libre de Smith, toutes choses ne restent pas égales par ailleurs ; les perspectives sont continuellement repoussées plus loin. La dynamique économique positive compenserait largement la pression à la baisse exercée par la démographie sur les salaires.

En bref, la recommandation de Smith pour réduire la pauvreté serait la liberté. Le premier objectif de l’économie politique est de « fournir un revenu ou une subsistance abondante au peuple, ou plus exactement de lui permettre de se procurer un tel revenu ou une telle subsistance par lui-même ». (italiques ajoutées)

Mesures politiques pour combattre la pauvreté

Qu’en est-il des politiques particulières ? Smith fait-il référence aux pauvres lorsqu’il discute de certaines mesures politiques ?

Oui, il y fait référence. Lorsqu’il préconise la libéralisation de certaines activités, Smith évoque parfois le sort des « pauvres », des « travailleurs », des « ouvriers », des « artisans », des « rangs inférieurs » ou de la « grande masse du peuple ». Je ferai des remarques sur certains de ces sujets. Ensuite, j’aborderai deux autres exemples de politiques publiques, à savoir la redistribution (la loi sur les pauvres et l’impôt progressif, en particulier) et la scolarisation.

Défendre les pauvres et le travail

Dans le monde chrétien traditionnel – disons celui des années 1400 – chaque âme était en théorie considérée de la même manière par la religion. Toutefois, les gens comprenaient également que chaque âme était rattachée à une personne distincte et que, dans le monde terrestre, les individus vivaient des situations différentes, et qu’il en serait toujours ainsi. Les pauvres semblaient condamnés à leur condition. Certains se demandaient s’il était juste que les pauvres s’élèvent de leur condition matérielle, ou qu’ils espèrent le faire. D’autres ont suggéré que la pauvreté était utile, car elle poussait les pauvres à surmonter l’indolence naturelle à l’homme – c’est ce qu’on appelle la doctrine de l’utilité de la pauvreté. Les économistes modernes parlent d’une « courbe d’offre de travail qui revient sur elle-même ». Dans cette théorie, un revenu qui augmente motive les gens à travailler plus, avant que la relation entre revenu et travail finisse par se briser à un certain point, quand les gens préfèrent profiter de leur temps libre plutôt que de travailler davantage.

Smith s’opposait ouvertement et vigoureusement à toute vision fataliste de la pauvreté et à la vision hiérarchique des classes qui l’accompagnait parfois. Pour Smith, les personnes ne sont pas seulement égales aux yeux de Dieu, mais aussi sur terre, sur le plan éthique. L’égalité prévue par « le projet libéral d’égalité, de liberté et de justice » est une égalité de même statut que celle proposée par la religion. Mais surtout, le droit de poursuivre son propre intérêt à sa manière s’applique également aux pauvres.

Et l’égalité de la liberté est généralement – comme dans ce cas – au service de ce suprême spectacle : « Il est juste que ceux qui nourrissent, vêtissent et logent l’ensemble du peuple, gardent une part du produit de leur propre travail afin qu’ils soient eux-mêmes raisonnablement bien nourris, vêtus et logés ». Après tout, « aucune société ne peut être florissante et heureuse si la plus grande partie de ses membres est pauvre et misérable ». Smith a enseigné aux aristocrates à être fiers, non pas de l’épanouissement de leur patrimoine, mais de celui de leur société. Smith a encouragé les aristocrates à adhérer au projet libéral.

Cette position débouchait sur des considérations très pratiques, par exemple, au sujet des restrictions imposées à l’époque aux guildes (semblables à nos maîtrises et jurandes) ; restrictions analogues à celles qui s’appliquent aujourd’hui aux professions réglementées. Voici quelques extraits de La richesse des nations à ce sujet :

« La propriété que tout homme a sur le fruit de son travail, de même qu’elle est le fondement originel de toute autre propriété, est la plus sacrée et la plus inviolable. Le patrimoine d’un pauvre réside dans la force et la dextérité de ses mains ; et l’empêcher d’employer cette force et cette dextérité de la manière qu’il juge appropriée sans porter préjudice à son voisin est une violation flagrante de cette propriété la plus sacrée. »

Pour Smith, le désir de protéger les consommateurs n’est qu’un mauvais prétexte à ces restrictions :

« La décision de juger si une personne est apte à être employée peut assurément être confiée au bon vouloir des employeurs (ou des clients) dont l’intérêt est concerné au premier chef. L’anxiété du législateur, qui craint que les employeurs n’emploient une personne inappropriée, est évidemment aussi impertinente qu’oppressive. »

Smith s’est rarement exprimé au sujet de ses opinions politiques, mais lorsqu’il l’a fait, c’était pour s’opposer à des atteintes à la liberté. Tel fut le cas, par exemple, lorsqu’il s’opposa aux restrictions à l’installation dans une ville ou une paroisse. Ces restrictions avaient pour but d’empêcher les pauvres de venir s’installer pour profiter de l’aide locale prévue pour les démunis. Voici ce que Smith écrit à leur sujet :

« Le fait d’expulser un homme qui n’a commis aucun délit du lieu où il choisit de résider est une violation évidente de la liberté naturelle et de la justice. (…) Il n’y a guère de pauvre en Angleterre âgé de quarante ans qui ne se soit senti, à un moment ou à un autre de sa vie, cruellement opprimé par cette loi mal conçue. »

Aujourd’hui, sur le marché du travail, les gouvernements portent atteinte à la liberté de mille façons, prétendument dans l’intérêt des travailleurs, en particulier de ceux qui gagnent de faibles salaires. Qu’en pense Smith ? N’y a-t-il aucune question relative au marché du travail pour laquelle il ferait une exception au principe de liberté ?

En cherchant on ne trouve qu’un seul commentaire sur une question relative au marché du travail qui pourrait être considéré comme une exception. Dans La richesse des nations, Smith fait en effet référence à une loi – sans mentionner de laquelle il s’agit – « qui oblige les maîtres de plusieurs métiers à payer leurs ouvriers en argent et non en marchandises [et qui] est tout à fait juste et équitable ». Il ajoute : « Elle n’impose aucune contrainte réelle aux maîtres. Elle les oblige seulement à payer en argent la valeur qu’ils prétendaient payer en marchandises, mais qu’ils ne payaient pas toujours réellement ». La loi à laquelle Smith fait allusion semble a priori renforcer les contrats plutôt que de restreindre la liberté. En outre, si la loi restreignait les contrats de paiement en nature, dans l’éventualité où de tels contrats seraient néanmoins conclus et respectés, quelqu’un s’en plaindrait-il ? Ce que je veux dire, c’est que la seule exception possible que Smith fait à la liberté sur les questions relatives au marché du travail semble insignifiante.

La redistribution (la Poor Law et l’impôt progressif)

Bien que Smith se soit opposé aux restrictions sur le choix de son lieu de résidence, qui résultaient de l’administration et du financement de l’aide locale aux pauvres dans le cadre de ce que l’on appelait la loi sur les pauvres – Poor Law –, il ne s’est jamais prononcé directement sur cette loi. Ce silence est curieux, compte tenu de l’intérêt frappant que Smith porte à la condition des pauvres et de l’exhaustivité de La richesse des nations. Comment faut-il interpréter ce silence ?

Certains chercheurs font de Smith une figure de proue de la gauche sur le plan politique. Pour pouvoir le placer à gauche sur l’échiquier politique, ils doivent naturellement prétendre que Smith était favorable – ou le serait aujourd’hui – à une fiscalité progressive et à une redistribution orchestrée par un État-providence, en faveur des plus démunis. Ces chercheurs relèvent parfois le silence de Smith sur la loi sur les pauvres et suggèrent que, vu qu’il ne s’est jamais vraiment opposé à la loi, il ne pouvait être contre.

Plusieurs points viennent cependant étayer l’hypothèse contraire, à savoir qu’il n’était pas en faveur de cette loi, puisqu’il ne l’a pas approuvée.

Tout d’abord, puisque Smith indique clairement que les restrictions au choix de son lieu de résidence découlent de la loi sur les pauvres, la condamnation de ces restrictions semble valoir également pour la source dont elles émanent. Smith ne dit jamais comment les communes doivent faire face au problème que représente le fait d’attirer des personnes à la recherche d’une aide. Il est naturel que le lecteur se demande s’il faut traiter le problème à la racine. Smith, après tout, était un économiste, et un économiste pourrait penser que l’un des moyens après tout de réduire la pauvreté est de cesser de payer les gens pour qu’ils soient pauvres.

Plus important encore, Smith annonce dans La richesse des nations qu’il va, dans le livre 5, « montrer (…) quelles sont les dépenses nécessaires du souverain ou de la communauté ». Il dit cela au tout début du livre et le répète à la fin du livre 4 lorsqu’il décrit ce qui attend le lecteur dans la suite. Or, la liste des dépenses jugées nécessaires par Smith pour le souverain ou la communauté ne fait pas mention de l’aide aux pauvres. Elle est absente. Ne devrions-nous pas en conclure que le secours aux pauvres n’est pas une dépense nécessaire du souverain ou de la communauté ?

Quant à la progressivité de l’impôt, les partisans de gauche qui considèrent Smith l’un des leurs ont souvent prétendu que Smith la soutenait. Ils citent généralement deux passages, l’un suggérant que les Turnpike trusts – qui sont des organismes indépendants publics chargés de collecter des commissions sur le trafic routier pour améliorer les routes – devraient imposer des péages plus élevés sur les voitures de luxe, et l’autre reconnaissant que la taxe sur les loyers d’habitation (comme l’impôt foncier), bien qu’attrayante à d’autres égards, affecte de manière disproportionnée les riches.

Smith commence sa longue analyse de la fiscalité en exposant quatre maximes centrales en la matière qui sont à ses yeux des principes « évidents de justice et d’utilité ». La première est la proportionnalité, c’est-à-dire que la charge fiscale globale des sujets doit être « proportionnelle aux revenus dont ils bénéficient ». L’impôt sur le revenu n’existait pas à l’époque de Smith, et il n’en propose pas. Mais il affirme que l’incidence des impôts, quelle que soit la manière dont ils sont appliqués, doit être proportionnelle aux revenus. En d’autres termes, Smith pensait à une répartition uniforme ou proportionnelle de la charge fiscale, et non à une répartition progressive.

En partant de la proportionnalité comme principe, nous comprenons qu’en ce qui concerne la taxe sur les loyers d’habitation, Smith note que la charge disproportionnée qu’elle fait peser sur les riches n’est pas une qualité, mais plutôt un problème. Smith affirme qu’en dépit de ce point faible, cette taxe sur les loyers reste utile : « Il n’est pas trop déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses publiques, non seulement en proportion de leurs revenus, mais également au-delà de cette proportion ». Smith ne se réjouit pas de cette disproportion, mais il peut s’en accommoder, en fin de compte[1].

Smith sur le rôle de l’État dans l’éducation

En discutant des « dépenses nécessaires » du souverain ou de la collectivité, Smith s’interroge longuement sur le rôle éventuel de l’État dans « les institutions destinées à l’éducation de la jeunesse ». L’analyse de Smith sur ce sujet a fait l’objet de nombreuses interprétations et controverses.

Ma lecture du texte de Smith sur le sujet dans La richesse des nations donne le résultat suivant : pendant les trois premiers quarts de son texte, Smith développe une série de points et d’éléments historiques qui plaident contre l’intervention de l’État dans le domaine de l’éducation. Ensuite, Smith pose des questions inspirées par les 24 pages qui précèdent :

« La collectivité doit-elle donc se désintéresser de l’éducation de ses citoyens ? Ou dans le cas contraire, si elle doit s’y intéresser, quelles sont les différentes étapes de l’éducation dont elle doit s’occuper dans les différentes catégories de la population ? Et de quelle manière doit-elle s’en occuper ? »

Smith justifie ces questions en remarquant qu’une personne qui ne connaît que la routine d’un travail d’usine répétitif « devient aussi stupide et ignorant qu’il est possible à un humain de le devenir » et en soulignant les risques sociaux qui découlent de cette stupidité et de cette ignorance. Smith examine ensuite comment une politique publique pourrait atténuer cette tendance à la stupidité, soit en stimulant la demande d’éducation, soit en subventionnant l’accès à l’éducation. Il envisage un certain nombre de pistes. Il réfléchit à un ensemble d’options (un ensemble qui, soit dit en passant, ne comprend pas l’obligation d’aller à l’école). Ce qu’il ne fait pas, c’est de formuler une recommandation définitive. Alors, certes, le fait que Smith envisage certaines interventions étatiques et un financement partiel de l’école sans rejeter définitivement ces options ne doit pas être négligé. Pour autant, c’est hâtivement que de nombreux chercheurs en ont conclu que Smith était en faveur d’une intervention. S’il fallait résumer la pensée de Smith sur ce sujet, il faudrait dire qu’elle est ambiguë.

Les derniers mots de Smith sur la question du financement des écoles pour les jeunes se situent dans la conclusion du chapitre dans lequel se trouve le texte en question. Ces derniers mots reviennent sur les dérives présentées dans les premiers trois quarts du passage, et qui plaide contre l’implication du gouvernement :

« Cette dépense (pour la scolarisation des jeunes), cependant, pourrait peut-être avec la même convenance, et même avec un certain avantage, être couverte entièrement par ceux qui reçoivent le bénéfice immédiat de cette éducation et de cette instruction, ou par la contribution volontaire de ceux qui pensent en profiter indirectement. »

Smith suggère ici qu’il pourrait être avantageux de laisser le financement de l’éducation entièrement à la participation volontaire des familles des jeunes éduqués, mais aussi de concitoyens généreux qui pourraient s’engager à contribuer à l’une ou l’autre des écoles privées à but non lucratif qui existaient de son temps.

Dans la partie critique de son texte sur la scolarisation, Smith décrit à quel point les institutions éducatives peuvent mal tourner. Si Smith voyait les systèmes scolaires d’aujourd’hui et leurs résultats pour les enfants des familles à faibles revenus, sans doute soutiendrait-il une réforme allant dans le sens de la déréglementation et de la liberté de choix de l’école.

La pauvreté et le bonheur de tous

En conclusion, le point de vue de Smith sur la pauvreté s’inscrit parfaitement dans sa conception du bien commun. Il se préoccupe de l’ensemble – l’ensemble de la communauté, du pays, de l’humanité – et plus particulièrement du caractère moral des personnes, de la culture et du corps politique. Pour lui, la pauvreté n’est pas un problème particulier nécessitant des programmes ou des actions spécifiques. Au-delà de l’essentiel matériel, assuré au mieux par la dynamique ascendante du modèle libéral, le bien-être est avant tout une question de condition morale, et non de condition matérielle. Si les autorités se préoccupent d’améliorer la condition morale des gouvernés, qu’elles se souviennent que la condition morale croît avec la responsabilité morale. En résumé, pour Smith, richesse, pauvreté, c’est d’abord et avant tout l’affaire de chacun.


[1]    On trouvera une excellente critique de la tentative de récupération de Smith par la gauche dans David Friedman, « Adam Smith Wasn’t a Progessive, » Reason Magazine, juillet 2023 : https://reason.com/2023/06/04/adam-smith-wasnt-a-progressive/

About Author

Dan Klein

Daniel B. Klein est professeur d'économie et titulaire de la chaire JIN au Mercatus Center de l'Université George Mason, où lui et Erik Matson dirigent un programme sur Adam Smith. Klein est l'auteur de Smithian Morals and Central Notions of Smithian Liberalism.

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