Les premières décisions de l’Europe dans le domaine de l’environnement remontent à la création du marché commun, lorsqu’il a fallu égaliser le contexte normatif dans lequel opéraient les agents économiques du secteur de l’agriculture et de l’industrie, afin de limiter les distorsions de concurrence. Mais avec l’introduction progressive de la notion de « Développement Durable » dans les traités successifs (Maastricht, Amsterdam puis Lisbonne en 2007), l’environnement est devenu bien plus qu’un outil de nivellement du champ concurrentiel. Le traité de Lisbonne affirme que l’UE veille au développement durable non seulement du continent (art 2), mais de la planète (art 2 et 10) et qu’un niveau élevé de protection environnementale doit être intégré dans les politiques de l’Union selon les principes du développement durable (art 37).

Le caractère extensif de la prise en compte de l’environnement dans les politiques de l’UE l’a conduite à produire de très nombreux textes et directives enjoignant les États membres d’agir – liste non exhaustive – sur leur qualité de l’air, des eaux, sur la gestion de leurs déchets, sur la sécurité industrielle, l’usage de la terre et des sols, la sécurité et l’usage des substances chimiques, les émissions de gaz à effet de serre… 

Le présent article ne peut détailler toutes les politiques environnementales de l’UE, il se limitera à celle qui est au cœur de l’actualité et de toutes les autres politiques européennes: la politique climatique.

1. Le système d’échange de carbone ETS

C’est après la signature du protocole de Kyoto, en 1997, que l’UE a intégré la baisse des émissions de CO2 dans ses objectifs. La première étape en fut la mise en place d’un système d’échanges de droits à émettre du CO2, instauré en 2005. Ce marché, appelé Emissions Trading System (ETS)  représentait, en 2022, 750 Milliards d’Euros de valeurs échangées, soit 87% des échanges mondiaux d’émissions de droits à émettre du CO2.

Ce marché, plusieurs fois réformé et unifié au niveau européen en 2013, concerne principalement les grandes industries (métallurgie, ciment, automobile, chimie, construction, aviation, etc.), et les producteurs d’électricité. L’ETS couvre environ 40% des émissions de l’UE. Celle-ci attribue à chaque entreprise participante un quota d’émissions autorisées gratuites, et met aux enchères une autre partie des droits à émettre. Le quota gratuit diminue chaque année pour traduire en chiffres les objectifs de réduction des émissions de l’UE. Les compagnies doivent impérativement disposer d’un droit à émettre pour chaque tonne de CO2 effectivement rejetée dans l’atmosphère sous peine d’une forte amende, et si leurs émissions dépassent leurs quotas, elles doivent acheter de nouveaux quotas sur les marchés européens, soit aux enchères, soit à d’autres entreprises moins émettrices qui disposent d’un surplus de droits à émettre par rapport à leur besoin réel.

Ce marché de droits à émettre est inspiré des travaux des économistes de l’école de Chicago et vise à placer les entreprises fortement émettrices face à un dilemme: payer de plus en plus cher des droits à émettre du CO2, ou investir dans des technologies moins émettrices pour réduire leurs émissions. Le prix de la tonne de CO2 doit, dans un tel marché, atteindre un niveau tel que les gros émetteurs seront amenés à privilégier la réduction des émissions plutôt que l’achat d’indulgences carboniques.

Les théoriciens des marchés de droits à polluer n’avaient pas modélisé le risque de détournement par les agents économiques d’un marché artificiellement créé et effectivement administré par l’État. L’ETS est un démonstrateur grandeur nature des écarts existants entre l’efficacité théorique et la vie réelle de ces marchés.

Dès 2010, Europol affirmait que les marchés des échanges de droits à émettre étaient infiltrés par des groupes criminels, entre carrousels de TVA et autres formes de montages délictueux, causant un préjudice de 5 Milliards d’Euros aux États membres. Nous n’avons pas trouvé d’estimation plus récente, mais depuis 2010, le marché a plus que doublé en valeur, il est peu probable que la fraude ait diminué.

Plus encore : les grands groupes industriels européens ont argué d’un risque (bien réel) de délocalisation des activités les plus émettrices vers des pays moins regardants, pour négocier des enveloppes de droits gratuits supplémentaires, au titre de la sauvegarde de leur compétitivité. Ces grands groupes fortement émetteurs ont donc pu devenir vendeurs nets de droits à émettre, qu’ils ont pu valoriser auprès d’acteurs économiques plus petits n’ayant pas le même pouvoir de lobbying auprès des instances européennes. Certaines ONG estiment ces effets d’aubaine à plus de 25 milliards d’euros entre 2010 et 2015.

L’UE, consciente de cette difficulté, voudrait supprimer ce système d’allocation gratuite de droits d’émissions aux grands émetteurs et le remplacer par un mécanisme « d’ajustement aux frontières » (CBAM, Carbon Border Adjustment Mechanism), en clair, une taxe carbone appliquée aux importations égalisant les conditions concurrentielles entre producteurs européens et mondiaux. Cette taxe est mise en test sur quelques secteurs depuis octobre 2023 et devrait être de plein exercice en 2026. Mais le CBAM fait l’objet de critiques de la part de l’OMC pour risques de distorsion concurrentielle, et les grandes industries bénéficiaires de l’allocation exercent un fort lobbying pour cumuler les avantages de l’ancien système (allocation de droits) et du nouveau (CBAM), ce qui sera refusé par l’OMC… Enfin, les utilisateurs de produits finaux (par exemple, l’automobile, acheteuse d’acier) arguent de la hausse probable des aciers importés pour se plaindre de leur compétitivité perdue… Et voir leur allocation de crédits carbone gratuits augmentée, pour réduire leur risque de délocalisation ! L’histoire se répète sans fin.

Le système ETS n’est pas un marché « naturel » mais un faux marché établi de toute pièce par l’entité publique européenne et créant donc les conditions d’un lobbying de la part des agents économiques qui en détourne l’esprit. Les agents économiques, au lieu de penser à faire leur métier intelligemment, consacrent une énergie croissante à convertir le marché des droits à émettre en source secondaire de revenus. En contrepartie, comme nous le verrons dans la prochaine section, il est exact que la décarbonation de l’économie européenne a été un peu plus rapide dans la décennie 2010 que dans celles qui ont précédé. Sans en attribuer à l’ETS la totalité du mérite, il est probable que malgré ses nombreuses imperfections, il ait contribué à cette accélération.

2. Les politiques de réduction des émissions: l’agenda aberrant “Fit for 55”

Le système ETS ne couvrant que la grande industrie, l’UE a décidé d’accroître ses prérogatives et d’étudier dans la décennie suivante, pour l’adopter en 2021, un agenda de réduction des émissions « tous azimuts » intitulé “Fit for 55” décrétant que les émissions de GES de l’UE pour 2030 doivent atteindre 55% de celles de 1990, étape importante sur la route des émissions dites “net zéro” en 2050. Ce chiffre de 55% avait d’abord été fixé à 60% en 2020 avant d’être légèrement revu à la baisse. Le vote de “Fit for 55” a en outre donné mandat à la Commission de légiférer sur absolument tous les domaines de la vie des ménages et des entreprises pour définir des moyens de parvenir à l’objectif. L’UE fournit une chronologie détaillée de toutes les discussions et mesures adoptées dans le cadre de “Fit for 55”. De la mobilité à l’économie circulaire au bâtiment en passant par l’industrie ou l’agriculture, aucun domaine n’échappe aux fourches caudines de l’agenda, qui combine donc une obligation de résultats (le niveau d’émissions) et des obligations de moyens, principalement des abandons plus ou moins brutaux de certaines technologies au profit d’autres moins émettrices, même si elles rendent un moins bon service que les technologies existantes.

Plus inquiétant, l’agenda ne se contente pas de définir des normes visant à intégrer des progrès technologiques « sans carbone » dans notre quotidien. Il instille, de façon pour l’instant encore modérée, des objectifs de limitations comportementales réduisant notre liberté de jouir de notre mode de vie « occidental ». Parmi ces objectifs, une transformation de nos consommations alimentaires est ouvertement évoquée, avec en point d’orgue le souhait (pour l’instant non concrétisé législativement) de voir les européens limiter leur consommation de viande, l’élevage étant jugé fort contributeur aux émissions de CO2. Il est à craindre que demain nos libertés de voyager, notamment en avion, ou de créer des entreprises jugées trop émettrices, ou de chauffer nos maisons à un niveau de confort acceptable, soient limitées au nom de l’agenda.

Or, les objectifs d’émission de “Fit For 55” sont impossibles à atteindre, que ce soit dans une économie libre ou dans une économie administrée et contraignante. Pour le comprendre, nous nous référerons aux travaux de l’économiste Japonais Yoichi Kaya, qui a simplement établi l’égalité tautologique suivante:

Chaque terme peut se décrire en langage commun:

Émissions = Intensité carbone de l’énergie  Intensité énergétique

du PIB  PIB par habitant  population

Ou encore:

Émissions = intensité carbone du PIB  PIB

L’égalité étant vraie à tout moment, en termes relatifs, les variations (le δ) entre deux années obéissent à la même égalité

Il apparaît donc que si le coefficient de réduction des émissions[1] est inférieur à celui de la réduction de l’intensité carbone du PIB – , alors le rapport des deux, à savoir le rapport, sera inférieure à 1, il y aura décroissance.

Or la variation de l’intensité carbone du PIB ne se décrète pas. Elle dépend de nos investissements pour produire en utilisant moins de ressources fossiles, des technologies disponibles et de leurs coûts, et de notre capacité à produire plus en utilisant moins d’énergie. Ces progrès ne sont pas négligeables. L’étude de 5 décennies d’intensité carbone dans l’UE montre que celle-ci diminue à un rythme de 2,5% par an, la France ayant connu une décennie exceptionnelle avec 5% de baisse par an (années 80) du fait de la mise en service de 45 réacteurs nucléaires durant cette période.

Variation annuelle de l’intensité carbone du PIB en France et dans l’UE 27 sur la période 1970-2020

 UE 27 (périmètre constant 2022)France
Années 1970Non Significatif
(données pays de l’est inexploitables)
– 2.5 %
Années 1980Non Significatif
(données pays de l’est inexploitables)
– 5 %
(mise en service de 45 réacteurs nucléaires)
Années 1990– 2.85 %– 1.75 %
Années 2000– 1.85 %– 2 %
Années 2010– 3.40 %– 3.1 %
Moyenne annuelle 1970-2020NS– 2.90 %
Moyenne annuelle 1990-2020– 2.7%– 2.33 %

Si on prend en compte le seul CO2 (le Méthane et les autres GES, en Europe, ne représentent que 8% des émissions en équivalent CO2, beaucoup moins que sur les autres continents), les émissions de l’Union Européennes étaient de 3,87 Gt en 1990, et 2,76 en 2022. L’UE les a donc réduites de 29 % en 32 ans, soit approximativement de 1,1% par an.

Pour atteindre l’objectif “Fit for 55” en 2030, elle doit donc les ramener à 1,75 Gt, soit 63% de celles de 2022, soit une baisse annuelle de 5,6 %, en commençant dès maintenant. Une telle accélération est-elle plausible ? 

L’égalité de Kaya nous indique donc qu’avec une amélioration de l’intensité carbone de 2,7% par an (la moyenne des décennies précédentes), soit – 20% entre 2023 et 2030 inclus, pour multiplier les émissions par 0,63, il faut multiplier le PIB par 0,79, soit 21% de décroissance, soit 2,9% de décroissance par an !

Un tel scénario est évidemment inconcevable dans une économie libre. La décroissance n’est pas un phénomène naturellement désirable. Sur le plan individuel, la croissance signifie obtenir plus de gratifications (en valeur) avec moins d’effort. Sur le plan collectif, la croissance est l’agrégation de toutes ces volontés individuelles. Personne ne se lève le matin en se disant, « je vais travailler plus pour obtenir moins ». La décroissance ponctuelle ne peut résulter que d’une crise que les agents économiques s’attachent à résorber. Une décroissance d’une telle ampleur sur une aussi longue période ne peut que résulter d’une destruction organisée et coercitive de notre économie, en commençant par le rationnement de l’énergie disponible. Et aucun de nos Etats providences ne résisterait à une telle chute de création de valeur.

Mais à quel rythme devrions-nous réduire l’intensité carbonique de notre PIB pour pouvoir maintenir une croissance égale à celle des 30 dernières années en Europe, soit 1,6% annuels, ou 13,5% en 8 ans, tout en obtenant la réduction des émissions désirées ?

Là encore, l’égalité de Kaya nous donne la réponse: – 45% en 8 ans, soit 7,1 % de réduction annuelle, soit deux fois et demie la moyenne des précédentes décennies.

Nous avons vu que pour atteindre -5% annuels dans les années 80, la France a dû bâtir 45 réacteurs nucléaires. Cette décision a évidemment nécessité une planification longue en amont, mais rien de tel n’est visible au sein de l’UE aujourd’hui. Le Nucléaire a été une technologie pestiférée entre 2000 et 2020, et les solutions technologiques mises en avant par la technocratie européenne, des énergies « renouvelables » aux pompes à chaleur en passant par le véhicule électrique (exemples), sont très loin d’avoir les qualités économiques et technologiques pouvant leur permettre de remplacer rapidement les technologies actuellement installées, même en bénéficiant de subventions monstrueuses. Réduire l’intensité carbone de notre PIB de 7 % dans les 8 années à venir, en commençant aujourd’hui, est une vue de l’esprit, un fantasme politique dénué de la moindre trace de réalisme économique ou technologique.

Le calcul de Kaya montre qu’un objectif de réduction des émissions de l’ordre de 33 à 40 % depuis 1990, soit autour de 10 % à partir de 2023,  raisonnablement ambitieux, aurait été compatible avec un progrès technologique normal et une croissance modérée mais positive. Avoir fixé arbitrairement un seuil à 55% à une échéance aussi rapprochée relève soit de l’incompétence, soit de la pensée magique, ou de desseins idéologiques moins avouables, que nous ne chercherons pas à identifier ici.

Qu’importe que l’objectif “Fit for 55” soit irréaliste, la commission vient de surenchérir en proposant que ces émissions nettes soient réduites de 90 % en 2040 par rapport à 1990, dans un « roadmap » publié le 6 février 2024. Pour atteindre ce chiffre, elle propose que les émissions brutes de CO2 soient réduites de 80 % et que les technologies de séquestration du carbone, qui n’existent que sur le papier et à des coûts non estimés, permettent d’absorber 400 Mt supplémentaires.

Une telle réduction suppose une division par 3,5 des émissions par rapport aux niveaux actuels, soit une baisse de 71 % en 18 ans, ou encore 6,6 % par an. Ce n’est pas plus plausible que 5,6 % par an d’ici à 2030. Là encore, même en supposant que nous arrivions, on ne sait comment, à améliorer l’intensité carbone du PIB de 3,5 % par an (meilleure décennie passée de l’UE), il faudrait que le PIB baisse de 45 % en 18 ans pour atteindre l’objectif : un pur délire.

3. Le coût réel des objectifs “Fit for 55”

Concilier décroissance et investissements massifs dans la décarbonation serait impossible : une économie en forte décroissance ne pourra évidemment pas générer assez de marge pour financer les investissements nécessaires. Or, l’UE vient de chiffrer (sans réelle précision sur les méthodes utilisées) le coût de cette grande transition à 1500 milliards d’euros annuels. Vous avez bien lu : 10 % du PIB annuel de l’UE devraient être consacrés à la décarbonation de son économie ! C’est de la pure folie, et même si l’on peut supposer qu’une majorité de députés européens qui votent ce genre d’insanité le font par paresse, parce qu’ils ne prennent pas le temps d’étudier leurs dossiers, les leaders politiques qui fabriquent ce genre de proposition ne peuvent pas en ignorer l’irréalisme, l’équation de Kaya étant connue, diffusée par le GIEC, et les mathématiques associées du niveau collège. Nous laissons à tout un chacun le soin de spéculer sur les motivations réelles de ces dirigeants.

Les objectifs “Fit for 55” (et leur nouvelle possible déclinaison “Fit for 90 in 2040”) sont tellement irréalistes qu’il n’est pas nécessaire d’en faire une analyse économique par trop détaillée. Calculons toutefois la perte de PIB qu’ils induisent et le nombre de tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère ainsi économisées, entre 2022 et 2030 (chacun sera libre de refaire l’exercice pour 2040 s’il le souhaite).

Nous avons vu que ces dernières années, l’UE a réduit ses émissions de 1,1 % par an. Une reconduction de cette performance, couplée à une poursuite de sa croissance modérée (+1,6 % par an, scénario “business as usual (BAU)”) amènerait donc ses émissions annuelles à plus ou moins 2,5Gt en 2030, contre 2,76 aujourd’hui. Cela représenterait donc approximativement 21 Gt de CO2 émises en 8 ans, et un PIB progressant de 15 000 à 17 000 Mds€, soit 128 000 Mds€ de création de richesse cumulée.

Fit for 55 suppose une décroissance aux alentours des 2 1% mais en 2030, les émissions atteindraient 1,75 Gt au lieu de 2,5, soit 18 Gt émises en 8 ans, soit 3 de moins que dans le scénario “BAU”. Mais le PIB de l’UE baisserait pour atteindre plus ou moins 12 000 Mds€ au lieu des 15 000 actuels. La création de richesse cumulée sur 8 ans serait donc d’environ 108 000 Mds€, soit une perte de 20 000 Mds € par rapport au scénario BAU.

3 Gt de CO2 économisées pour 20 000 Mds€ de perte, voilà qui nous place le coût de la tonne de CO2 économisée à 6 700 euros. Or la très nombreuse littérature existant sur les estimations du « coût social du carbone » (ce que coûtera aux économies mondiales une tonne émise jusqu’à son absorption), compilée par l’économiste Richard Tol, place cette valeur entre 28 et 55$ (soit entre 100 et 200 $ la tonne de carbone puisqu’il y a une tonne de carbone dans 3,67 tonnes de CO2), les études aboutissant à une valeur plus élevée étant rares (figure 1) :

Figure 1 : Estimations du coût de l’émission d’une tonne de carbone

Source : Reproduit à partir de la figure 2, page 534 dans « Social cost of carbon estimates have increased over time » de R. Tol in Nature Climate Change | Volume 13 | June 2023 | 532–536

L’administration américaine a adopté récemment une valeur de 51$/tCO2. Le Trésor public français se réfère souvent à une valeur dite tutélaire de la tonne de CO2 de 42 €. Par conséquent, sacrifier 6700 euros de création de richesse (≈7400 $) pour épargner à l’humanité un coût très hypothétique de l’ordre de 50€, est plus que stupide. C’est totalement insensé.

Ces résultats théoriques projetés commencent à se ressentir dans le monde réel. Ainsi, le fiasco de la transition énergétique allemande est déjà manifeste, alors qu’elle ne représente qu’une fraction de ce que les dirigeants européens envisagent pour l’UE. La production industrielle allemande a perdu 10% entre 2018 et 2023, et celle des industries énergétiquement intensives (métallurgie, chimie, etc.) a perdu 20% (figure 2 ).

Figure 2 : Production industrielle allemande (index 2015= 100)

Source: Federal statistical agency (Destatis), © FT

Le prix de l’électricité pour les ménages allemands a cru de 181% entre 1998 et 2023, alors que l’inflation n’a été « que » de 49%. La catastrophe économique causée par une transition énergétique irraisonnée a déjà commencé.

Figure 3 : Indice du prix de l’électricité pour les ménages allemands (1998-2023

Source: Statista Research department, 20 mars 2023

4. Quel serait l’impact climatique des réductions de CO2 voulues par l’UE ?

Le GIEC, dans son dernier rapport, écrit que 1000 Gt d’émissions de CO2 nettes (après déduction de la part absorbée par les puits de carbone) contribuent de façon « quasi linéaire » à une augmentation de température autour de 0,45°C .

Nous venons de calculer que la différence d’émissions sur les 8 prochaines années entre un scénario « normal », où les agents économiques réduisent leurs émissions par intégration des évolutions technologiques disponibles à un rythme soutenable, et un scénario dirigiste “Fit for 55”, serait de 3Gt économisées.

Par conséquent, la réduction de température liée à une très hypothétique baisse des émissions grâce à Fit for 55 serait de l’ordre de 1 millième de degré Celsius, un résultat non mesurable, qui paraît bien négligeable pour une perte de PIB de 20 000 milliards.

L’effort serait d’autant plus ridicule que dans le même temps, alors que l’UE réduit ses émissions depuis 30 ans, le reste du monde, hors Asie, les a augmentées dans les mêmes proportions que l’UE les a baissées (+1 Gt/an en 30 ans), et que l’Asie, dans la même période, a augmenté les siennes de 14 Gt par an. L’augmentation des émissions mondiales est à 100 % celle de l’Asie, où réside 60% de la population mondiale (Figure 4).

Figure 4 : Émissions de CO2 par continent, en gigatonnes, 1990-2019

Source des données : Ourworldindata.org

Dans un rapport récent[2], l’IREF a évalué les émissions totales de l’UE entre 2019 et 2030 dans un scénario “Business as Usual”, et celles du reste du monde. Il apparaît que l’Asie représentera environ 59% des émissions sur la période, et l’UE 7 %, soit 8,5 fois moins (Figure 5).

Ajoutons que le continent asiatique, et au premier rang la Chine, malgré une communication extérieure très axée sur le nucléaire et les énergies renouvelables, consacre 70 à 80% de son investissement en production électrique dans de nouvelles centrales à charbon, très fortement émettrices de CO2 pour les 40 années à venir. La contribution de l’Asie aux émissions mondiales devrait dépasser les 70% d’ici 30 ans. 

Figure 5 : Parts continentales des émissions cumulées de CO2 (Gigatonnes, pourcentage) scénario intégral

Ajoutons que si l’Afrique émet encore très peu de CO2, son développement économique à venir, doublement souhaitable et probable, sera fortement basé sur l’exploitation d’énergies fossiles, lesquelles sont les seules à présenter une combinaison Coût/Fiabilité/Simplicité acceptable à grande échelle pour des économies émergentes pauvres en capital. Dans une telle hypothèse, la part de l’UE dans les émissions mondiales chutera plus encore.

Selon divers scénarios du GIEC, la température mondiale augmentera de l’ordre de 2°C d’ici à 2100, et la contribution de l’UE à cette hausse sera de l’ordre de 1 dixième de degré, alors que l’Asie contribuera à plus des deux tiers du total. Surtout, la différence d’émissions entre un scénario « graduel » et le scénario « net zéro à marche forcée » se traduira par une différence d’impact sur les températures de l’ordre de 2 à 6 centièmes de degré Celsius, sur une augmentation globale de l’ordre de 2°C.

Est-il préférable de vivre dans un monde où la température, si le GIEC ne se trompe pas, augmentera d’environ 2°C, et où l’Europe aura toute sa place économique ou technologique, ou dans un monde à +1,95°C, mais où l’Europe aura consciencieusement saboté son économie, ses libertés et son avenir ? A chacun de trouver la réponse à cette question.

5. Ce qu’il faudrait faire ? L’écologie doit-elle être coercitive ou « solutionniste » ?

L’UE a choisi une politique d’interventions tous azimuts, fixant à la fois des objectifs chiffrés irréalistes (obligation de résultats), des objectifs en termes de moyens de plus en plus intrusifs tels que la fin de la voiture thermique, du chauffage au fioul et gaz, contraintes exponentielles sur l’industrie ou l’agriculture, obligations de rénovation thermique des logements, obligation de recourir à des énergies renouvelables aléatoires non fiables… Et peut-être demain d’autres interdictions bien plus contraignantes.

Ce dirigisme, empreint d’une incompétence manifeste et peut-être d’autres buts moins avouables, est voué à l’échec, tant les objectifs retenus relèvent de la pensée magique. Malheureusement, le seul fait d’essayer de les atteindre, ou même de faire semblant, aura des conséquences négatives majeures pour nos économies, conséquences qui ne peuvent que conduire à une exaspération populaire suivie de mouvements de révolte. Le mouvement de colère des agriculteurs européens de début 2024 n’est qu’un avant-goût de ce qui attend les dirigeants continentaux s’ils persistent dans cette direction.

Peut-être encore plus grave, quel jeune talentueux voudra continuer à vivre dans une société de l’interdit écologique généralisé ; société dans laquelle ce qu’il pourra conduire, manger, habiter, sera lourdement encadré et contingenté ? La menace de délocalisation n’est pas limitée aux usines. Les talents pourraient également choisir des cieux plus cléments pour s’épanouir professionnellement et personnellement.

A ceux qui voudraient rationner nos existences il convient d’opposer une stratégie de progrès technologique naissant de l’ingéniosité humaine qui répond présent lorsqu’elle est laissée à la fois libre de ses directions de recherche, et libre de pouvoir jouir de l’éventuelle richesse que ces découvertes peuvent apporter à leurs auteurs.

Les solutions permettant de nous déplacer ou de produire de l’énergie sans combustibles carbonés sont encore soit immatures techniquement et économiquement, soit trop chères, soit encore à l’état de concept.  Mais tôt ou tard, si la recherche et l’entreprise restent libres, des solutions pérennes, déployables de façon économiquement performante, et vendables aux gros émetteurs de CO2 en Asie, seront trouvées. Et les talents que nos systèmes éducatifs savent (encore un peu) produire pourront trouver une source de motivation dans une recherche de solutions libérée des contraintes de la bureaucratie.

L’un des principaux enjeux pour les émissions de la fin de siècle sera de trouver des moyens décarbonés, fiables et bon marché de remplacer, entre autres, les centrales à charbon actuellement construites en Asie lorsqu’elles arriveront en fin de vie dans les années 2050-2080. Ces moyens peuvent s’entrevoir aujourd’hui (nucléaire de prochaine génération, fusion, géothermie grande profondeur) mais ne sont pas encore prêts pour un déploiement à grande échelle, et bien malin qui peut prédire avec précision quand elles le seront. Les dirigeants des pays émergents n’ont jamais caché qu’ils n’entameraient une transition hors des énergies fossiles que lorsque celle-ci serait économiquement et technologiquement viable, et pas à date fixe et à n’importe quel prix, comme le font les dirigeants européens.

Le décalage dans le temps entre ce qu’un progrès naturel permettra d’accomplir et un calendrier tout à la fois dirigiste, irréaliste, et économiquement désastreux, ne se traduira que par un différentiel d’émissions négligeable à court terme, et sera sûrement gagnant à long terme. Ajoutons – hypothèse ô combien iconoclaste – que s’il s’avère, comme de nombreux scientifiques de haut niveau l’affirment, que la relation entre émissions de CO2 et températures est surestimée par le GIEC, alors cette démarche « laissez-fairiste » ne constituera pas un gaspillage de ressources sans nom, puisque la décarbonation ne constitue qu’un des aspects du progrès lié à l’innovation technologique libre.  L’UE doit abandonner toute « cible » de baisse rapide des émissions, et adopter une stratégie fondée sur l’innovation au rythme « naturel » des agents économiques placés en situation concurrentielle, et faire en sorte que cette innovation reste exportable, ce qui suppose aussi de renoncer aux grosses ficelles protectionnistes, fussent-elles estampillées d’un prétexte écologique. La liberté des chercheurs, des entrepreneurs, des investisseurs, des commerçants et des consommateurs fera bien mieux pour notre atmosphère qu’un plan délirant accouché par une bureaucratie omnipotente et qui ne rend de comptes à personne.


[1]   

[2]    Vincent Bénard, « Les politiques climatiques ‘Zéro émissions nettes’ de l’Union européenne : un examen critique », Étude de l’IREF, 8 décembre 2022, disponible en ligne : https://bit.ly/4aAFoWI.

About Author

Vincent Bénard

Vincent Bénard est ingénieur en aménagement du territoire et économiste. Il est l’auteur du rapport « Les politiques climatiques ‘Zéro Émissions Nettes’ de l'Union Européenne: un examen critique » publié par l'IREF en 2022. https://bit.ly/4aAFoWI

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