La construction de l’Europe : Rome contre Paris

Le traité de Rome (1957) a été conçu et signé bien après la première construction de l’Europe par Jean Monnet, créateur de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier – 1952) et partisan de la création d’organismes supranationaux comme Euratom. La période 1952-1955 est celle d’un débat permanent. Jean Monnet avait à l’avance décrété que le renouveau de l’Europe ne devait pas être gâché par l’économie de marché. Ses attributions de gestionnaire de l’intendance des armées alliés dès la première guerre mondiale (il sera naturellement reconduit en 1943) l’avaient persuadé que la centralisation et la planification étaient indispensables pour orienter correctement la construction européenne. Il n’avait pas caché son choix, d’ailleurs articulé avec celui de Charles de Gaulle, émerveillé par les apparences de succès économique de l’URSS (dès décembre 1944). Ce parrainage gaulliste va d’ailleurs trancher quelques années plus tard avec le rejet de la CED (Communauté européenne de défense) : les gaullistes veulent bien de la planification européenne mais pas d’une centralisation politique dans le domaine régalien, et surtout dans celui de la défense et de la diplomatie communes. Toujours est-il que c’est à Paris que se situe le creuset de l’Europe supranationale et que sont signés les accords qui l’instituent, surtout à l’initiative de la France et des pays du Benelux. Des personnalités comme Pierre Uri, Paul Delouvrier, René Marjolin ou Etienne Hirsh, accompagnent Jean Monnet dans son projet.

Cette approche n’est pas du goût d’un certain nombre de personnalités politiques, et notamment les représentants de l’Italie et de l’Allemagne. Impliqués dans les projets et traités de Paris, ils avaient déjà manifesté leurs réserves, sinon leurs oppositions. Et c’est une toute autre vision de l’Europe qui va se proposer à Rome, et plus particulièrement au Vatican. Pourquoi le Vatican ? Parce que les deux personnages qui vont vouloir d’une autre Europe sont des Catholiques pratiquants, résistants , et convaincus du principe de subsidiarité qui a été énoncé par la Doctrine Sociale de l’Église Catholique, initiée par l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, avec confirmation par Pie XI et l’Encyclique Quadragesimo Anno. Alcide De Gasperi, président du Conseil de la République Italienne et Konrad Adenauer, Chancelier fédéral de la République Fédérale d’Allemagne, et Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères puis ministre de la Justice, se retrouvent au Vatican et définissent deux principes fondamentaux :

  • Le premier est de ne pas trop en demander aux Européens : ils auront plus de chances de se réconcilier et de se comprendre dans des relations limitées plutôt que de leur imposer une construction immense et révolutionnaire : ne pas construire la tour de Babel, commencer par de sages et prudentes initiatives. Il leur semble que l’ouverture d’un marché commun ferait l’affaire : le « doux commerce » adoucit les mœurs, c’est bien connu.
  • Le deuxième principe est de la même famille, mais il est plus précis  : l’Europe ne peut intervenir qu’à titre subsidiaire, pour régler seulement ce qu’il n’est pas possible de gérer au niveau des États européens. Voici une citation très explicite de De Gasperi :

« Il faut rechercher l’union seulement dans ce qui est nécessaire, ou pour mieux dire dans ce qui est indispensable. En préservant l’autonomie de tout ce qui est à la base de la vie spirituelle, culturelle, politique de chaque nation, on sauvegarde les sources naturelles de la vie en commun.[1]»

On dit, à juste titre, que le choix allemand pour un État fédéraliste avait été également inspiré par le principe de subsidiarité (le précurseur ayant été Walter Eucken, et le premier disciple Ludwig Erhard, ministre fédéral de l’économie et administrateur du « miracle allemand »). Il est à remarquer que la position de Robert Schuman est plus ambiguë, il a en quelque sorte un pied à Paris (il a soutenu la CECA) et un pied au Vatican. Voici ce qu’il dit à l’approche du traité de Rome : « si la collectivité doit jouer un rôle extrêmement important dans la société contemporaine, son action devra être supplétive, non exclusive ; son rôle est d’aider l’individu sans l’écraser [2]».

Les Catholiques de Rome remportent un succès : en 1957 est signé le traité de Rome avec les six pays Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays Bas, et le drapeau européen s’orne des douze étoiles de la Vierge Marie. Nul doute que s’il y a une note de supranationalité, elle ne peut se concevoir pour les signataires qu’au niveau de la communauté religieuse du Vatican.

Mais les effets immédiats du traité de Rome vont être spectaculaires : après avoir mis en place un Tarif Extérieur Commun (supranationalité des tarifs douaniers sur les produits importés d’autres pays que les Six) ce TEC va disparaître en quelques mois, et plus rien ne protège l’industrie européenne de la concurrence mondiale (notamment américaine et anglaise). En revanche une exception va être admise pour les produits agricoles : les Français ont obtenu une compensation, ils ont en quelque sorte « bradé » leur industrie au bénéfice des Allemands, mais ils entendent protéger leurs paysans. Il se passera exactement l’inverse : stimulée pat la concurrence l’industrie française va se développer, tandis que la Politique Agricole Commune va ruiner les agriculteurs français (les « prix européens » en sont la raison majeure). 

L’évolution de l’Europe : de Rome à Maastricht

Pendant les premières années du traité de Rome la subsidiarité a bien fonctionné. Le signe et l’instrument important auront été la « mutuelle reconnaissance des normes » (jurisprudence de l’arrêt Cassis de Dijon) : les normes posées par un État sont valables dans n’importe quel autre État de la CEE. La CEE s’élargit : les Anglais commencent à être intéressés et le sommet du « libéralisme » est sans doute atteint avec l’Acte Unique, signé en 1986 et entré en vigueur en 1987 (pour la France négocié par Laurent Fabius et ratifié par Jacques Chirac). Mais dans son discours de Bruges Margaret Thatcher a lancé à nouveau un avertissement : pas question d’intégration européenne. Il existe cependant des débats pour fixer quelques réglementations européennes imposées à tous les États, mais elles ne font pas recette. Les négociations pour fixer les normes d’un tracteur européen durent un an et plusieurs pays ont droit à des aménagements (un pare-brise et des essuies glaces pour les Belges) et définir ce qu’on appelle « marmelade » a été impossible en un an. L’idée même d’un droit européen est exclue semble-t-il.

Le changement interviendra grâce aux efforts des Français. Giscard d’Estaing est chargé de rédiger une constitution européenne, il refuse d’ailleurs qu’elle fasse allusion aux racines chrétiennes de l’Europe (la négation même des options de Rome). Bien que battus aux élections de 1986, les socialistes de Mitterrand ont déjà préparé leur revanche sur Rome, et un homme va être l’artisan de la révolution européenne : Jacques Delors. Le principe est simple : ayant essuyé une défaite mémorable à Paris – trois dévaluations en trois ans en sa qualité de ministre des Finances du gouvernement Mauroy (1981-1984) –, Jacques Delors pense que le socialisme rejeté en France doit s’installer au niveau européen : vieux réflexe des politiciens français qui ont toujours vu l’Europe comme une chose française. L’Acte Unique ne lui avait pas convenu – trop proche du marché commun – donc il va préparer un nouveau traité, qui aura la particularité de prévoir un appendice monétaire. Ce sera long, mais il y parviendra. Une de ses grandes habiletés sera d’inverser le sens de la subsidiarité : le traité établira ce qui doit être dans la compétence des États, ou de la compétence de la Commission et du Parlement, ou de compétence partagée : c’est la subsidiarité organisée par le pouvoir central de Bruxelles. La discussion sur Maastricht sera vive, en France les politiciens de droite y compris libéraux (Madelin) ont toutes raisons de faire voter non, mais ils soutiennent finalement le traité… qui sera rejeté par le peuple français. La démocratie n’a pas beaucoup d’importance quand elle nuit aux dirigistes, de sorte que le referendum sur Maastricht sera remplacé par un vote positif du Parlement français !

Dès lors plus rien n’arrêtera la centralisation bruxelloise. Jusqu’à 10.000 lobbyistes se tiennent à Bruxelles pour que les nouvelles directives européennes cassent les lois nationales qui ne les avantagent pas. La Commission multiplie les textes, ils sont désormais d’application, automatique et obligatoire parmi les membres de la nouvelle Union européenne. L’Union est consolidée par la création de l’euro, mis en circulation en 2001, et géré par une Banque Centrale dont l’indépendance sera maintenue à peu près sous la direction de Jean-Claude Trichet (2003-2011) et, sous pression du couple franco-allemand ensuite, se pliera à la politique laxiste et inflationniste de la Réserve Fédérale : il faut bien financer les dépenses publiques dont on sait que les keynésiens font la recette de la croissance économique.

Les critères de Maastricht, même assez contestables, sont oubliés depuis longtemps, par la France en particulier. Il est vrai que les finances publiques peuvent se mettre au service des grandes causes, par exemple la transition énergétique de nature à sauver la planète.  Évidemment le fossé va se creuser rapidement entre les pays « frugaux » qui prennent plutôt exemple sur la République Fédérale Allemande, et les pays débiteurs structurels.

La plupart des pays d’Europe centrale et de la Baltique, proches de la Russie, ont une raison supplémentaire de s’opposer au jacobinisme de Bruxelles. Mais ils n’ont aucun pouvoir véritable, le Parlement européen n’a aucun contrôle de la Commission, et la Cour Européenne de l’Union est sous influence directe de la Commission. La Turquie, pourtant en intense relations commerciales avec l’Europe occidentale et centrale, est rejetée de l’Union au prétexte que sa population lui donnerait trop de pouvoir (mais pourquoi le traité de Nice avait-t-il retenu ce critère démographique dans l’attribution des postes européens et de la politique ?). Et la grande innovation concernant la mise en place d’une diplomatie européenne a été un fiasco complet. De tels vices structurels éclatent aujourd’hui au grand jour avec la guerre en Ukraine. 

Quels choix pour 2024 ?

La question clé est celle de la répartition des compétences entre Europe et États. Quatre options peuvent être offertes aux Français.

Option a) Europe des Patries (Thatcher) ou encore Europe des Libertés

Au niveau européen les abandons de souveraineté sont très limités. L’Europe a peu de compétences et ses compétences peuvent être remises en cause. Il n’y a qu’un traité, et pas d’institution européenne du tout. Au niveau des États les abandons de souveraineté concernent ce qui est convenu par traité, ils peuvent être révisés ou révoqués.

b)  Confédération

Au niveau européen il existe des compétences déléguées et des institutions permanentes (représentatives des États) C’est la règle de l’unanimité qui s’impose.

Au niveau des États il n’y a aucun changement en dehors des compétences déléguées, il y a droit de sécession.

c)  Fédération

Au niveau européen il y a des compétences partagées. Les institutions sont représentatives des États et des citoyens, la règle de la majorité s’impose, Il existe une Cour Constitutionnelle.

Au niveau des États il y a perte de souveraineté dans les domaines européens. Les Parlements nationaux et locaux subsistent.

d) Europe Unitaire

Au niveau européen l’Europe a toutes les compétences. La règle de la majorité s’impose. Les institutions sont représentatives des citoyens (et éventuellement des États).

Au niveau des États éventuellement quelques compétences peuvent être retenues, les Parlements Nationaux et Locaux n’ont aucune justification.

Deux logiques

Le choix fondamental est entre deux logiques :

  • La logique de la politisation : plus d’institutions et moins de libertés, plus d’impôts, plus de règlementation, et moins de pouvoir d’achat et d’emplois.
  • La logique de la libéralisation : moins d’institutions ; harmonisation par la concurrence entre États. Moins de coûts de réglementation, on se libère de l’eurosclérose, c’est la renaissance européenne.

[1] Cité par Anne Lancien (p. 145) in Anne Lancien (2013), « Adenauer, de Gasperi, Schuman et le principe de subsidiarité : un ‘spillover culturel’ ? » dans L’Europe en Formation, éditions du Centre international de formation européenne. 2013/4 (N°370).

[2] Ibidem.

About Author

Jacques Garello

Jacques Garello est professeur émérite de l’Université Aix-Marseille. Président de l’ALEPS de 1978 à 2015, il publie depuis 1981 La Nouvelle Lettre (nouvelle-lettre.com). Il a été l’un des créateurs du groupe des Nouveaux Économistes (1977) et a organisé de nombreuses Université d’Été de la Nouvelle Économie à Aix-en-Provence.

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