Le projet Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) est actuellement préparé par Bruno Le Maire, ministre de l’économie, et il fera probablement l’objet d’un vote du Parlement dans un avenir proche. Ce projet comprend, d’après les informations que l’on peut avoir pour le moment, un très grand nombre de dispositions, dont certaines peuvent être considérées comme souhaitables. Mais nous voudrions seulement insister sur ce qui nous semble le plus important, en particulier la définition des objectifs d’une entreprise qui semble inspirée dans ce projet par ce qu’on appelle la théorie de la responsabilité sociale des entreprises (également appelée « responsabilité sociétale des entreprises »). Il est en effet question de modifier l’article 1833 du code civil selon lequel « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ». Il est prévu d’ajouter dans cet article de loi l’énoncé suivant : « La société est gérée dans son intérêt social, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »[1].
Jacques Garello est professeur émérite de l’Université Aix-Marseille. Président de l’ALEPS de 1978 à 2015, il publie depuis 1981 La Nouvelle Lettre, hebdomadaire. Il a été l’un des créateurs du groupe des Nouveaux Economistes (1977) et a organisé 38 Universités d’Eté de la Nouvelle Economie à Aix en Provence. |
L’entrepreneur, mal aimé de la théorie économique
La théorie économique s’est peu souciée de l’entreprise et de l’entrepreneur pendant des lustres. Dans la période de son premier développement marquée par ceux que l’on appelle « les grands classiques » un seul auteur, Jean Baptiste Say, lui-même entrepreneur né dans une famille d’entrepreneurs, a parlé de ce personnage pourtant ignoré de la plupart des économistes – et qui globalement le demeurera pendant plus d’un siècle[2]. Adam Smith explique surtout les vertus du marché, de l’échange et de la division su travail, Malthus n’en a cure, Ricardo confond entrepreneur et investisseur, profit et intérêt, et son disciple Marx assimile entreprise et capital.
Deux courants de pensée vont briser le complot du silence autour de l’entreprise et de l’entrepreneur : l’école autrichienne de Carl Menger qui insistera sur la personnalisation de l’action humaine dans la vie économique et soulignera l’importance des signaux de marché pour orienter l’entrepreneur, et l’école de Schumpeter qui verra dans l’innovation et la prise de risque les composantes de « l’esprit d’entreprise ». Malheureusement les deux courants ne se rejoignent pas, puisque l’un inspire confiance en liant le succès de l’entreprise à la qualité de l’action humaine, tandis que l’autre annonce l’inéluctable concentration des entreprises, la disparition des « capitaines d’industrie » et finalement la fin du capitalisme.
L’histoire économique et politique nous apprend que c’est Schumpeter qui a impressionné les esprits, avec le secours de quelques autres économistes ou philosophes comme Sraffa, Berle et Means, Galbraith, etc. Ce succès s’explique par le choc intellectuel de la Grande Dépression et l’émergence de la macro-économie davantage soucieuse du mythique équilibre global que de la façon dont l’offre se fixait. Keynes réglait la question en se référant au « caractère sanguin des entrepreneurs », et seul le volume de la demande globale l’intéressait puisqu’elle seule était « effective » (décisive pour l’équilibre global)[3]. Il a fallu « la mort de Keynes » et la fin des illusions communistes pour redonner à l’offre, donc à l’entrepreneur la place « effective » qui lui revenait. La crise de 2007 a totalement inversé la tendance : Keynes est ressuscité avec les politiques de relance de la dépense publique, et le système « fondé sur la rentabilité » a été mis en cause par les gouvernants du monde entier, partiellement ou totalement, provisoirement ou durablement suivant les pays[4]. En France dans l’esprit du grand public et dans les médias les actionnaires ne sont pas considérés comme entrepreneurs, mais pour simples apporteurs de capital. Ricardo et Marx sont toujours là[5]. C’est à cette rémanence que l’on doit peut-être certaines dispositions du Pacte, notamment celles qui concernent l’objectif de l’entreprise.
Pour revenir à une conception plus rigoureuse de l’entre-preneur, de nombreux économistes et juristes ont proposé une réflexion plus lucide sur ce que sont l’art d’entreprendre, le profit qui l’accompagne et le rôle de l’actionnaire dans une économie de marché libre et concurrentiel.
I. Entreprendre : pourquoi ? comment ?
Entreprendre : un choix systémique
Entreprendre : prendre entre. Prendre la responsabilité de faire le lien entre besoins et moyens. Encore faut-il repérer les besoins et réunir les moyens. Ce n’est pas évident, du moins à première vue, car le choix est entre planification et marché. Dans un cas les besoins sont estimés et retenus par une autorité administrative, ce qui permet, dit-on, de prendre en compte l’intérêt général et les besoins collectifs aussi bien qu’individuels. Dans l’autre les besoins sont révélés par un marché où s’expriment les préférences individuelles et les moyens sont réunis par l’entrepreneur guidé par les signaux du marché. Dans un cas entreprendre est l’affaire d’un planificateur dans l’autre c’est l’initiative d’un entrepreneur.
Il est évident que le système de plan a totalement échoué. Mais les régimes que se sont donné de nombreux pays ne sont pas pour autant respectueux du système marchand, soit qu’ils veulent ignorer la dichotomie des systèmes démontrée par Walter Eucken[6] et cherchent une « troisième voie » incohérente (ce qui a été longtemps le cas de la France avec la planification indicative) soit qu’ils veuillent « réguler » le marché par une politique économique, ce qui aboutit à une autre incohérence ; en effet ceux qui font la politique ne peuvent ignorer les échéances électorales et adoptent des mesures en conséquence, et ceux qui entreprennent pour le marché sont tributaires du plébiscite quotidien, devenu de plus mondialisé.
Il est donc indispensable, pour éclaircir la discussion, de se cantonner à une économie de marché où entreprendre est le fait d’entrepreneurs.
Entrepreneurs et entreprises
Il semble évident aujourd’hui de dire que l’entreprise est le cadre naturel dans lequel opère un entrepreneur. Mais telle qu’on la connaît maintenant l’entreprise n’apparaît qu’au XVIIe siècle. Auparavant le cadre de la production est le métier, artisanal et corporatiste en principe. Mais l’artisanat, conçu pour un marché local (sauf à considérer la concurrence des foires) sera dépassé par une nouvelle organisation de la production au début du XVIIe siècle quand s’élargit l’espace marchand au monde entier (ou à peu près). Ronald Coase a expliqué « la naissance de la firme »[7], une entreprise comme nous la connaissons aujourd’hui, formée en particulier sur un contrat de travail prévoyant non seulement un salaire, mais la centralisation du travail en ateliers sous le contrôle hiérarchique de l’entrepreneur, contrôle exercé généralement par une maîtrise elle aussi salariée mais jouissant d’une délégation de pouvoir.
Mais en même temps apparaissait un autre clivage : entreprise individuelle et entreprise sociétaire. Le « trust », déjà pratiqué pour les compagnies de navigation mais aussi pour l’activité bancaire, associait plusieurs personnes à la responsabilité d’entreprendre. Dès lors vont cohabiter entrepreneurs individuels et entreprises sociales, appelées sociétés, elles-mêmes scindées suivant leur statut juridique en sociétés de personnes (nom propre, commandite simple), sociétés de capitaux (sociétés anonymes) ou mélange des genres.
Mais pourquoi ce rappel de l’évolution qui nous mène à nos entreprises actuelles ? C’est qu’elle a laissé des traces dans le jugement porté sur l’entrepreneur, notamment en France. L’entrepreneur individuel est estimé, il est dans l’esprit des gens très proche de l’artisan, on peut l’identifier, l’entreprise est personnalisée. En revanche l’entrepreneur actionnaire d’une société de capitaux est anonyme, changeant. Ainsi, du point de vue juridique et économique, le paysage entrepreneurial est-il aujourd’hui fait d’une mosaïque d’entreprises individuelles et de sociétés elles-mêmes à statuts variables[8].
II. Entrepreneurs, actionnaires : qu’apportent-ils ?
Entrepreneur ou capitaliste ?
Quand on ramène l’entrepreneur à un capitaliste, on ramène aussi le capital à un simple facteur de production à mettre sur le même plan que le travail.
Cette approche est aujourd’hui classique chez les économistes qui ont imaginé les « fonctions de production » (et qui s’occupent aussi de savoir comment on peut substituer l’un des facteurs à l’autre). Mais cette vue est bizarre, car les spécialistes des fonctions de production, passés maîtres dans les modèles économétriques, s’aperçoivent que la valeur ajoutée par l’entreprise n’est directement liée ni à la quantité de travail ni au montant du capital investi. Une grande partie de cette valeur (pouvant aller jusqu’à la moitié) dépend d’autre chose : « facteur résiduel » va-t-on bientôt dire[9]. Le capital, qu’il soit humain ou financier, n’explique pas le résultat de l’entreprise. Ce constat met à mal les vues de Ricardo et de Marx suivant lesquelles le capitaliste est le personnage central, constitutif et cœur de l’entreprise.
Nous voici donc ramenés à la distinction fondamentale établie par Jean Baptiste Say entre celui qui apporte un capital financier (rémunéré par un intérêt) et celui qui apporte son art d’entreprendre (dans la perspective d’un profit). Il est vrai qu’au début du XIXe siècle la plupart des entrepreneurs (y compris la famille Say) créaient une entreprise à partir de la fortune qu’ils possédaient, mais Ricardo ne préférait voir dans l’entreprise que rentabilité du capital financier. Il voulait diminuer, voire supprimer, la rente des propriétaires fonciers (landlords) pour permettre aux entreprises d’accroître leur rentabilité. Le moyen envisagé par Ricardo était le libre-échange (ce qui l’a classé définitivement aux yeux de tous comme libéral), car la suppression de la loi anglaise sur les grains (protection des céréaliers anglais contre la concurrence des importations) permettrait de diminuer le prix du pain, donc le salaire des ouvriers, prix du facteur travail. Il n’aura suffi que d’un léger amendement de la théorie ricardienne pour que Marx en déduise que la rente du capitaliste industriel était amenée à remplacer la rente du landlord, dans les deux cas ce serait bien la propriété du capital qui serait source de rente.
L’art d’entreprendre : mais quel art ?
Si l’entrepreneur ne se contente pas de miser un capital dans l’entreprise, comment alors justifier un taux de profit qui serait différent d’un taux d’intérêt ?
L’entrepreneur serait rémunéré pour son « art d’entreprendre ». La liaison entre l’entrepreneur et le risque sera fondamentale chez Joseph Schumpeter. D’après lui ce qui fait l’entrepreneur c’est l’innovation, qui est prise de risque parce qu’elle est rupture de ce qui existe. L’innovation consiste à proposer de nouveaux produits ou de nouvelles techniques, ce faisant elle détruit l’équilibre du marché ; il y a destruction, mais destruction créatrice. Il faut donc des hommes d’exception pour se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. Dans Capitalisme, Socialisme et démocratie, écrit après la crise de 1929 et à la veille de la deuxième guerre mondiale[10], Schumpeter décrit un capitalisme très différent de celui qui a permis la révolution industrielle en Angleterre. Il fait le parallèle avec l’art militaire : jadis apanage des grands maréchaux et capitaines de l’Empire, il est devenu la froide stratégie d’états-majors dépersonnalisés. L’évolution serait due à la concentration des entreprises, comme Marx l’avait prévue, et la « loi de Say » ne peut plus être valide au XXe siècle : raison essentielle de la Grande Dépression. Voilà pourquoi, en dépit de la préférence qu’il avait pour le capitalisme, Schumpeter concluait à l’inéluctable disparition du capitalisme et à l’avènement du socialisme.
En fait, le capitalisme a survécu, et la concentration industrielle a atteint ses limites, les activités de service ont multiplié les petites entreprises à croissance rapide, et la révolution prolétarienne tarde encore. Après les crises de 1974 et 1978 on pouvait penser que le socialisme et la planification n’avaient plus aucun avenir. C’est à ce moment-là que « l’économie de l’offre » a fait son retour, et naturellement de nouvelles approches de l’art d’entreprendre devaient apparaître.
A l’inverse de Schumpeter qui voyait dans l’entrepreneur un superman (le directeur de Chrysler avait donné pour titre à son autobiographie The Uncommon Man), Israel Kirzner en fait un homme observateur, averti, et bien informé[11]. Là où d’autres verraient un risque à ne pas prendre, lui a compris qu’il y a une opportunité d’agir, et qu’il ne risque rien à la saisir. Au fond, c’est un « business man ». Sa vertu essentielle est la vigilance (alertness), il a par rapport à d’autres une antériorité d’information. Il voit là où les autres n’ont pas encore vu. Certes il peut se tromper, mais il ne croit pas pouvoir se tromper, tant il est évident que des besoins sont insatisfaits et qu’il existe des moyens pour y répondre. Ainsi va-t-on déboucher sur une banalisation de l’art d’entreprendre, en ce sens que tout être humain, loin d’être un joueur ou un aventurier, peut devenir entrepreneur, simplement parce qu’il a l’idée d’un déséquilibre à corriger. Il ne détruit rien, il ne prend rien à personne, il crée une pure valeur, qui n’existait pas jusque là. Et bien évidemment il est juste qu’il soit propriétaire de cette valeur : il l’a trouvée, il l’a découverte ; il peut donc en garder le bénéfice (théorie du finder keeper).
Ni profit-rente, ni profit-intérêt, ni profit-risque : le profit est bien le fruit de l’art d’entreprendre.
III. Profit de l’actionnaire et gouvernance de l’entreprise
L’actionnaire entrepreneur
Il est fréquent de ne voir dans l’actionnaire qu’un opérateur en bourse. Mais d’une part toutes les sociétés ne sont pas cotées sur ce marché financier spécifique. Il y a des millions d’actionnaires qui achètent ou vendent leurs titres par simple transaction directe. D’autre part qui peut exercer l’art d’entreprendre quand l’entreprise est société, quand l’entrepreneur individuel n’existe pas ?
On comprend la différence que le public a l’habitude de faire entre le profit réalisé par un entrepreneur individuel, responsable sur son patrimoine de la gestion de l’entreprise, et par un actionnaire, qui n’a pas de pouvoir véritable sur les administrateurs gestionnaires de l’entreprise, et qui placerait donc son argent en fonction de sa lecture des journaux financiers ou des informations confidentielles qu’il aurait reçues. Profit personnalisé et responsable contre profit anonyme et ludique.
En réalité, qu’il en ait conscience ou pas, l’actionnaire est entrepreneur, en ce sens qu’il a un réel pouvoir de contrôler la gestion de l’entreprise. Si son contrôle est efficace, le profit sera au rendez-vous. Il ne fait pas de doute que ce contrôle est plus difficile que celui qu’exerce l’entrepreneur individuel sur sa propre affaire. On a d’ailleurs constaté que les profits sont nettement plus élevés dans les sociétés dont les actions sont détenues par un groupe familial et réparties entre un petit nombre d’actionnaires qui se connaissent et se concertent. A l’inverse la société avec un très grand nombre d’actionnaires n’est-elle pas menacée par les négligences habituellement relevées dans la gestion des « biens communs » [12] ?
La gouvernance de l’actionnaire
Le concept de gouvernance a été mis en évidence par Henry Manne, en réaction contre les allégations de Berle et Means, reprises par Galbraith[13]. Pour ces auteurs les actionnaires n’ont aucun pouvoir réel sur les administrateurs de la société. Il y a en effet asymétrie d’information : dans les assemblées générales de la société les gestionnaires disposent d’une information complète, d’ailleurs souvent incompréhensible de la plupart des actionnaires. Les législations sur l’expression et la protection des actionnaires minoritaires demeurent lettre morte. En voilà assez pour abandonner toute idée de gouvernance par les actionnaires – et c’est ce qu’ont plaidé Berle et Means.
Henry Manne va soutenir la thèse inverse : les actionnaires ont un pouvoir de contrôle sur la gestion parce qu’ils ont la liberté de vendre leurs actions s’ils en sont mécontents. La gouvernance n’est pas juridique elle est financière. Sans doute la vente d’une action par un actionnaire isolé n’est-elle pas suffisante à inquiéter les directeurs et administrateurs et à les amener à changer leur gestion. Mais les réactions des actionnaires sont assez mimétiques, surtout en Bourse, et un mécontentement individuel peut faire boule de neige si les dirigeants ne réalisent aucun profit, distribué ou investi, jugé suffisant. La vente des actions est un sérieux avertissement pour les gestionnaires : les cours baissant peuvent déclencher des OPA, des OPE, ouvrant la porte à fusions ou acquisitions. Jacques Maisonrouge dans son livre « Manager International »[14] confessait que toute journée à la tête d’IBM commençait par la connaissance du cours de la société à l’ouverture de Wall Street : impression d’être sur un siège éjectable, car la révolte des actionnaires est dangereuse. Henry Manne énumère tous les cas où la chute des cours a ruiné ou l’entreprise ou les dirigeants, ou les deux.
Le profit guide la gouvernance
La réalité de la vie de l’entreprise se traduit immanquablement dans les fluctuations du profit. C’est vrai pour la société soumise à la gouvernance des actionnaires comme pour l’entreprise individuelle gérée par son patron. Le profit réalisé indique que les moyens de production rassemblés par les gestionnaires ont été utilisés de façon efficace. La rentabilité marque la correspondance entre les besoins exprimés sur le marché, qui se traduisent dans le niveau des prix et des volumes, et l’efficacité des moyens mis en œuvre pour les satisfaire, qui se traduit par les coûts. Elle est la preuve que les plans des producteurs ont rencontré les plans de la clientèle.
Faut-il distinguer ici le profit de courte période et celui de moyenne ou longue période ? Certains pensent que oui. Mais quel actionnaire ou quel entrepreneur se laisserait-il impressionner par un résultat peut-être spectaculaire mais que rien ne permet de pérenniser ? Certes il existe des spéculations sur les marchés financiers, elles sont aujourd’hui vulgarisées par les techniques informatiques, avec des modèles mathématiques perfectionnés. On peut aussi lancer des fléchettes sur un mur. Mais les entreprises peuvent-elles fonder leur survie et leur progrès sur des résultats de courte période ? Au minimum le recul d’un exercice comptable, semestriel ou annuel, est nécessaire.
D’autre part la proportion entre profit réalisé et profit distribué peut choquer l’actionnaire, mais son humeur peut s’adoucir si le profit a été investi, ouvrant la perspective d’une plus-value des actions. C’est en effet cette plus-value qui consolide les liens entre les actionnaires et l’entreprise. Les profits distribués représentent en France en moyenne 3,5 % du capital investi, ce qui est un rapport très modeste, le véritable gain de l’actionnaire est la croissance du cours de l’action. Ce constat confirme le fait que seul le profit à long terme anime l’actionnaire, on est bien loin de la logique de spéculation qu’on lui prête si souvent[15].
La gouvernance, responsabilité de l’actionnaire
D’ailleurs quelle est la motivation de l’actionnaire ? Le profit n’est pas le profit de l’entreprise, c’est celui de l’actionnaire, et il n’y a aucune raison pour lui de ne pas gérer son patrimoine avec la plus grande vigilance. Une entreprise est une entité abstraite qui doit se définir comme un ensemble de contrats (entre les propriétaires de l’entreprise et les salariés, les fournisseurs, les prêteurs, les clients, etc.[16])
Ce n’est pas l’entreprise en tant que telle qui recherche le profit, mais ce sont ceux qui en sont les légitimes propriétaires. En effet, toute entreprise repose sur un partage parfaitement clair des rôles de tous les co-contractants : ainsi, les salariés reçoivent-ils un salaire dont le montant est certain et fixé par contrat avec les propriétaires de l’entreprise, tandis que les propriétaires reçoivent une rémunération résiduelle, à savoir ce qui reste disponible après que tous les contrats de montant certain aient été honorés. Cette rémunération résiduelle s’appelle le profit.
Il est vrai que le public non averti et les mauvais économistes ont du mal à faire le lien entre intérêts individuels et service de la communauté – ici entre profit de l’actionnaire et prospérité de l’entreprise. La sentence d’Adam Smith sur la générosité du boucher ou du boulanger n’a pas conquis tous les esprits. Il aura fallu les économistes de l’école autrichienne pour remettre au cœur de toute analyse l’importance, la diversité et la créativité de l’action humaine[17].
La prétendue « prise de risque » de l’actionnaire n’est en fait que la responsabilité assumée par tout propriétaire. La libre entreprise repose sur la propriété, et la propriété appelle la responsabilité. S’il y a un droit de propriété il y a aussi un devoir de propriété. Cela semble évident pour le propriétaire d’un immeuble : s’il ne l’entretient pas il sera sanctionné tôt ou tard par la dégradation de son bien. Faut-il faire une différence entre propriété immobilière et mobilière ? Celle-ci serait-elle éphémère et artificielle, puisqu’elle peut se liquider plus rapidement ? Et l’actif financier, le plus liquide par nature, implique-t-il l’instabilité, sa gestion serait-elle semblable à la martingale d’un jeu de casino ?
On peut être impressionné par la commodité et la rapidité des opérations financières mondiales, qui représentent chaque jour des trillions de dollars, mais il s’agit d’ajustements marginaux et de règlements croisés, et non pas de la redistribution de la propriété des entreprises ni de la remise en cause de leur gestion. Pas plus que l’entrepreneur individuel l’actionnaire n’est un joueur. Ni spéculateur ni joueur l’actionnaire est entrepreneur.
IV. Le profit, l’investissement et l’emploi
Profit réalisé et profit anticipé
Si le profit réalisé guide la gouvernance en démontrant la qualité de la gestion passée, il permet aussi de gérer l’avenir de l’entreprise. On connaît le « théorème de Helmut Schmidt » : les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. Le profit réalisé traduit la pleine satisfaction des clients de l’entreprise. Mais du même coup les clients donnent aussi à l’entreprise la possibilité de continuer à œuvrer pour le bien de la communauté, de même que pour une société les actionnaires confirment leur confiance dans les gestionnaires.
Le profit réalisé est source d’autofinancement. Il permet de s’affranchir des prêteurs, qu’il s’agisse de banques (c’est la pratique préférée en Europe) ou d’opérateurs sur le marché financier (choix plus fréquent des Américains).
Le système bancaire pratique des taux qui dépendent largement de la politique menée par les banques centrales. Avec le quantitative easing (assouplissement quantitatif) cette politique laisse à penser depuis 2007 que l’argent est gratuit. Il en est de même dans une conjoncture d’inflation (elle-même due aux banques centrales). Le risque est alors, comme l’a démontré Hayek[18], de substituer un financement indifférent à la qualité de la gestion et du projet d’entreprise à un financement justifié par des performances passées.
Par contraste, l’appel au marché financier implique davantage d’engagement de la part des opérateurs. La souscription à une augmentation de capital est encouragée quand elle concerne une entreprise profitable. Le profit réalisé inspire confiance pour les profits futurs. Mais le profit peut être anticipé pour une entreprise jusqu’à présent peu rentable ou déficitaire, mais dont les investisseurs pensent qu’elle pourrait mieux faire si la gestion changeait de mains. OPA et OPE mettent en œuvre la gouvernance. Tout comme le profit réalisé, le profit anticipé est le juge de bonne gouvernance, il élimine le « malinvestissement », source de crise sectorielle puis générale (la contagion monétaire ou financière est redoutable).
En revanche, le soutien des actionnaires-investisseurs permet d’autofinancer au moindre coût le développement des entreprises. Le profit n’est donc pas l’affaire d’un moment, il est obligation et responsabilité permanentes. Autrement dit, savoir si les bénéfices sont plus ou moins distribués ou plus ou moins investis dans l’entreprise revient à faire connaître un choix entre le présent et le futur. On parle souvent, pour la critiquer, d’une « course au profit ». Si c’est une course c’est plutôt un marathon qu’un 100 mètres.
La garantie d’emplois durables
Que l’investissement soit source d’emplois est une évidence, qui a pourtant été contestée par les économistes de la lignée de Malthus, Ricardo et Marx. Ceux-ci ont pronostiqué la paupé-risation des travailleurs, et la substitution incessante du capital au travail : investir c’est favoriser le capital fixe, source de profit par rapport au capital variable, la main d’œuvre. Les livres de Jeremy Rifkin et de sa disciple Viviane Forester ont actualisé cette vieille croyance : la machine tue le travail[19].
S’il est vrai que l’agriculture depuis un demi-siècle et l’industrie depuis vingt ans ont fait un moindre usage de main d’œuvre non qualifiée, les activités de service se sont multipliées, et l’investissement se porte ici sur le capital humain bien plus que sur le capital technique. De façon générale la qualification des personnes actives s’est grandement développée, au point que dans l’entreprise l’organisation hiérarchique qui avait présidé à la naissance de la firme a dû être complètement repensée.
Dans ces conditions la formation et la motivation du personnel sont devenues prioritaires, ce qui constitue deux facteurs d’emplois durables : d’une part un personnel mieux adapté est source de performance, donc de rentabilité et de solidité de l’entreprise, d’autre part l’employeur n’a aucune raison de se priver à la moindre alerte d’un personnel dans lequel il a investi et qui a acquis une expérience appréciable.
Il est regrettable que certains continuent à assimiler flexibilité et précarité de l’emploi. A la limite on peut convenir qu’un jeune inexpérimenté soit embauché dans des conditions précaires (emplois partiels, ponctuels) pour se former à la discipline d’une activité différente de celle de l’école, du lycée ou de l’université. Cette « précarité » est préférable au chômage ou à la poursuite sans fin d’études sans débouché ni intérêt, et il serait souhaitable que le Code du travail français soit révisé dans le sens d’une totale liberté pour de premiers emplois ou des emplois d’appoint.
Par contraste la flexibilité permet non seulement à l’employeur d’adapter la quantité et la qualité du personnel aux changements endogènes ou exogènes dans la vie de l’entreprise, mais tout aussi bien au salarié de rechercher un autre emploi qu’il juge plus conforme à ses capacités et à sa situation.
Un entrepreneur ou un gestionnaire qui réussit est préci-sément quelqu’un qui sait gérer son entreprise de manière à satisfaire au mieux les objectifs propres des salariés ou des clients, faute de quoi il risque fort de faire faillite. En ce sens on peut dire que les entreprises constituent un moyen de réaliser tous les objectifs « sociaux », c’est-à-dire tous les objectifs de ceux qui sont partie prenante (propriétaires, salariés, clients, etc.) Les objectifs ainsi satisfaits sont à la fois très nombreux et très différents et c’est pourquoi il est inutile – ou même restrictif et dangereux – de vouloir définir une « responsabilité sociale » de l’entreprise.
- Entreprise et profit dans leur dimension sociale.
L’objectif social de l’entreprise
L’adjectif « social » est en soi ambigu. Hayek l’a regretté dans son volume consacré à la justice « sociale », et la théorie de Rawls ne nous a guère avancés[20]. Fort heureusement la classe politique nous a rendu grand service : ce qui est social c’est ce que décrète le pouvoir en place. Qui douterait en effet que les dirigeants d’un pays ne soient pas capables de dire et organiser ce qui est bon pour la société entière ? C’est d’ailleurs l’argument majeur en faveur de la planification, soucieuse avant tout de faire le bonheur de tous. Quelque audacieuse que soit cette présentation, elle n’apprend rien, si ce n’est que les libertés et droits individuels sont sous la responsabilité première des choix politiques, exprimés en principe dans les consultations électorales. Mais la démocratie se ramène-t-elle à la loi de la majorité électorale, sachant d’un côté que les promesses électorales ne sont pas toujours traduites dans la politique des élus, et d’un autre côté que la majorité électorale peut naître de coalitions éphémères et de très nombreuses abstentions, ou de très nombreux votes rejets ?
Parmi les idées fortes des leaders politiques demeure pourtant la nécessité de donner à l’entreprise un « objectif social », et la meilleure illustration de cette obsession est précisément le PACTE proposé au Parlement Français actuellement. Ce projet concerne toutes les entreprises, individuelles ou sociétaires, mais il prend pour l’instant la forme d’un changement de la définition de la société telle qu’elle est actuellement rédigée dans le Code Civil (art. 1832), à savoir :
« [La Société est] instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. »
Désormais cet article serait enrichi de la référence au « respect des parties prenantes ». Voici exhumée la vieille distinction entre actionnaires (shareholders) et parties prenantes (stakeholders)[21], ce qui implique que le contrat instituant une société ne concerne plus seulement les personnes qui le concluent, mais bien d’autres. Qui sont-elles ? Le nouvel article 1833 en nomme certaines : « des tiers prenant part en qualité de salariés, de collaborateurs, de donneurs de crédit, de fournisseurs, de clients ou autrement au développement de l’entreprise ». Bref, tous ceux qui « prennent part », et il y a tant de gens concernés. Progressivement les actionnaires sont accompagnés des acteurs, puis finalement des spectateurs. Ceux qui sont nommés ici ou ceux qui participent « autrement » au développement de l’entreprise : les syndicalistes ou les postiers, ou les agents du Trésor par exemple. De plus, le développement de l’entreprise ne saurait être dans le sens du profit ou autre objectif poursuivi par les parties prenantes, il doit se faire « en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »[22].
Dans ces conditions le contrat de société n’a plus aucun intérêt, il s’efface devant « l’intérêt social ». Quelle règle de droit pourrait-elle encadrer un si large objectif de l’entreprise ? Les juristes s’étonnent de voir les partisans de la réforme évoquer « la fraternité » par exemple[23]. Et tout Français n’est-il pas partie prenante de la protection de l’environnement ? Quel texte et quel juge pourront mesurer cette obligation extracontractuelle ? Tout se passe comme si actuellement les associés et actionnaires échappaient à toute sanction fiscale ou pénale quand ils feraient passer leur intérêt personnel avant celui de l’entreprise commune : mais une dépense qui prive l’entreprise d’une recette sans être justifiée par les intérêts de l’exploitation commerciale n’est-elle pas redressée par le fisc, et l’abus de bien social n’est-il pas un délit pénal[24]. Au-delà de ce que prévoit actuellement le droit positif, c’est l’improvisation et l’arbitraire qui guettent la vie juridique de l’entreprise.
Le profit au service de la communauté
Toutes les pétitions et projets de réformes pour voir les entrepreneurs et les actionnaires tenus de respecter un « objectif social » reposent sur une totale incompréhension de l’origine et de la destination du profit. Il suffit pour s’en persuader de revenir à ce que signifie « entreprendre » dans un système marchand : il s’agit de coordonner besoins et moyens. Le profit démontre que cette coordination a été faite de façon correcte, puisque les gens de l’entreprise ont connu le succès.
Il est important d’insister sur les bienfaits de cette coordination : les moyens de ceux qui offrent n’ont pas été gaspillés et les préférences de ceux qui demandent ont été respectées. C’est un résultat que nul planificateur n’a obtenu à ce jour. Les investissements ont été là où ils devaient être, les emplois aussi. De plus, ce résultat a été vérifié et sanctionné par le « plébiscite quotidien du marché » : plus exigeant que le plan quinquennal ou le plan de réforme pour un quinquennat.
Il s’agit bien d’un service rendu à l’ensemble de la communauté. On a tendance à croire que le marché exacerbe les intérêts égoïstes. C’est faux, car il n’y a rien de plus extraverti que le marché. On œuvre pour les autres. Adam Smith dans la Théorie des Sentiments Moraux avait mis l’accent sur l’empathie : le sentiment qui pousse naturellement les êtres humains à s’intéresser à ce qu’attendent les autres. C’est un sentiment qui fait la singularité de l’homme parmi les créatures animales. C’est un sentiment qui pousse à l’échange, car la diversité des besoins et des capacités appelle un service mutuel : c’est « l’aveugle et le paralytique » de la fable de Florian, reprise avec bonheur par Frédéric Bastiat[25]. L’échange est aussi le propre de l’homme « On n’a jamais vu des chiens échanger un os » disait Adam Smith.
Entreprendre c’est donc rendre service. Entreprendre avec profit c’est prouver que le service a été bien rendu.
Evidemment les adversaires de la « société de consommation », Galbraith en tête, soutiennent que les besoins sont artificiellement créés ou gonflés ou orientés par les producteurs. Certes le consommateur est faillible, mais il n’est pas cet être irrationnel qu’ont prétendu de trop nombreux économistes. La vérité est que les choix sont très subjectifs, et prennent en compte le temps et l’information, eux-mêmes personnellement jaugés[26]. Dans un marché ouvert et concurrentiel la manipulation durable est pratiquement impossible.
Destination et partage du profit
Le profit est la propriété de l’entrepreneur ou des actionnaires. Comme l’ont affirmé Aristote et Saint Thomas d’Aquin, la propriété est la garantie du soin porté à la chose. D’après l’école des droits de propriété (Alchian, Demsetz)[27] la propriété permet de régler les relations entre le propriétaire et les autres à propos de la chose. Elle donne l’excluabilité (nul ne peut se l’approprier), la transférabilité (on peut à sa guise la donner, la vendre), la divisibilité (on peut la démembrer).
L’excluabilité empêche de confisquer tout ou partie du profit, quelle que soit la personne qui voudrait s’en emparer. C’est d’ailleurs pourquoi l’impôt sur la fortune est contraire au droit de propriété. Et c’est pourquoi entrepreneurs et actionnaires doivent être défendus contre les prédateurs[28]. Les pouvoirs publics manquent souvent à leur obligation de garantir l’intégrité du patrimoine.
La transférabilité permet à l’actionnaire de vendre ses actions, à l’entrepreneur de vendre son affaire. Mais tous peuvent transférer tout ou partie de leur profit à quelque partenaire dont ils pensent qu’ils participent à divers titres à la réussite de l’entreprise. C’est ainsi que peut naître la participation des salariés au résultat de l’entreprise. Autant la participation est admissible quand elle est volontaire, autant elle est négation de la propriété quand elle devient légale et obligatoire[29]. Car elle procède alors d’un a priori idéologique fallacieux, qu’il s’agisse de la mythique association capital-travail[30] ou de supprimer l’inégalité des revenus du capital surpayé et du travail sous-payé, comme le prétend le récent et très largement diffusé rapport d’Oxfam[31].
En dehors de la participation des salariés ou autres acteurs de l’entreprise, la transférabilité autorise-t-elle l’entrepreneur et les actionnaires à distribuer à titre gratuit une part du profit ? Le mécénat d’entreprise est en croissance spectaculaire depuis des années, mais c’est un artifice souvent né des mesures d’exemption fiscale qui l’accompagnent. En fait seules les personnes sont des mécènes, et le mécénat se comprend à partit d’un patrimoine personnel, qui peut être en effet celui d’entrepreneurs ou d’actionnaires, mais qui ne voit pas de lien direct avec le profit, si ce n’est de le légitimer moralement – ce qui revient évidemment à le dénaturer. Cela dit il est certain que de très belles initiatives humanitaires, artistiques, ou autres, ont été prises par de grands patrons ou de grandes sociétés[32].
Enfin la divisibilité autorise l’entrepreneur ou l’actionnaire à disposer d’une partie des profits pour réorganiser la structure de l’entreprise. Elle permet aussi les opérations de fusion ou acquisition qui facilitent l’adaptation de l’entreprise à de nouveaux marchés ou de nouvelles activités. Le développement du numérique ira certainement dans ce sens au cours des années à venir.
Toutes ces décisions concernant le profit sont donc à l’initiative de ses légitimes propriétaires qui continuent à rendre service en choisissant librement et personnellement le meilleur usage de l’argent obtenu du profit réalisé. Encore une fois, la seule opposition à cette liberté vient de ceux qui, pour des raisons purement idéologiques, pensant que le profit ne doit rien aux entrepreneurs, individuels ou associés, et n’a d’autre source que l’exploitation des travailleurs. Ils prêchent l’égalité, la justice sociale, mais ils ne font en fait que ruiner les « riches ». Ils n’ont pas compris qu’il vaut mieux enrichir les pauvres qu’appauvrir les riches[33].
Mais la progressivité de l’impôt, la fiscalité sur le patrimoine, et surtout l’ingérence permanente de la politique économique dans la vie des entreprises empêchent des millions de gens d’y voir clair dans la logique de l’entreprise, dans le rôle de l’entrepreneur et des actionnaires, dans la nature du profit. Ils se laissent alors emporter par des discours et des croyances qui ne font que semer la discorde et ruiner les plus démunis. Le cadre institutionnel de l’économie est déterminant.
V. Une économie de marché libre et concurrentiel
Il est des cas, il est des pays, il est des activités où le profit est illégitime, où les dirigeants d’entreprises se servent au lieu de servir, où les inégalités et les corruptions se généralisent. Les considérations précédentes reposaient sur une hypothèse précise mais forte : la vie économique s’organise dans un environnement institutionnel qui est celui de la libre entreprise, du libre échange, dans un monde en vraie concurrence.
Les développements sur ce dernier point méritent une étude bien plus approfondie que celle qui concerne l’entrepreneur. Ils ne pourront être présentés dans le cadre de cet article. Mais ce que l’on doit dire ici, concernant la nature de l’entreprise, du profit, des actionnaires, c’est que la réalité économique actuelle est loin d’offrir les bienfaits d’un marché libre et concurrentiel.
Nous avons vu que le profit est le guide précieux de la gestion, le moyen normal de financement et de développement de l’entreprise, et qu’entrepreneurs et actionnaires sont motivés par le profit et atteignent ce légitime objectif en rendant service à la communauté. Mais le profit perd toute sa vocation et toute sa légitimité pour des raisons multiples. Les plus importantes de ces raisons se rapportent à la vérité des prix et des coûts. Elle n’est pas respectée quand les prix sont fixés, quand des discriminations fiscales ou réglementaires avantagent certains producteurs ou certains produits, quand les subventions et les aides publiques faussent la concurrence, quand les marchés du travail et du capital sont étroitement codifiés. Bref, quand les signaux du marché sont devenus illisibles.
Parmi les prix qui perdent toute signification il y a celui du travail. L’Etat-providence a peu à peu distendu le lien entre rémunération et productivité. Partant du principe que le salaire était « juste » quand il permettait au travailleur de vivre décemment, donc qu’un salaire minimum s’imposait, les dirigistes ont renchéri le coût de la main d’œuvre et pénalisé les entreprises dans la compétitivité mondiale (puisque les pays étrangers ne se sont pas alignés sur les niveaux français). De plus l’Etat-providence a multiplié les aides sociales, dont certaines sont certes justifiées, mais d’autres dissuasives d’entrer en activité ou de reprendre un travail. De la sorte, les revenus n’ont plus pour origine exclusive la participation à une valeur ajoutée, mais sont en partie fruits de la redistribution au nom de la solidarité, de la justice sociale, etc. Ces « droits sociaux » constituent en fait, suivant l’expression de Jacques Rueff, des « faux droits »[34]. Non seulement ils déséquilibrent l’offre et la demande, mais ils détruisent financièrement et psychologiquement la solidarité spontanée. C’est l’Etat qui s’arroge le monopole du cœur, et il pourra le faire tant qu’il en a les moyens que lui donnent la fiscalité et la dette publique.
Le marché est également perturbé par le protectionnisme qui veut privilégier la production nationale et détruire la concurrence mondiale. La « guerre commerciale » menace la paix, dresse les peuples les uns contre les autres. Elle est d’autant plus ridicule que l’économie n’est plus « géonomique »[35] comme elle l’a été au temps de l’industrie, des sources d’énergie et des gisements de métaux : on peut pratiquement tout produire n’importe où dans le monde. On peut même créer ou aménager des îles de bonheur, qui rappellent une certaine Utopie.
Enfin et surtout, la collusion entre la classe politique et le monde des affaires a défiguré le capitalisme. Ce « capitalisme de connivence » (crony capitalism) est source de privilèges, d’ententes et de corruption, il donne crédit aux adversaires du capitalisme, qui en revanche ignorent (de bonne ou de mauvaise foi) que les pires exactions économiques ont été commises naguère dans les pays planifiés, qui ont ajouté aux ruines économiques les crimes massifs contre l’humanité.
C’est dire qu’il nous reste encore beaucoup à faire pour rendre crédible le choix des économistes et des penseurs libéraux. La science économique est née avec la liberté, il reste maintenant à la remettre, une fois de plus, dans la voie de la liberté, et la libre entreprise jalonne ce chemin.
[1] Cette introduction est reprise de l’article de Pascal Salin « Loi Pacte : une réforme inutile et dangereuse » dans Le Monde.fr du 19 mai 2018.
[2] C’en est au point que Jean Baptiste Say indiquait que les Anglais n’avaient pas de mot pour traduire « entrepreneur ». Il faudra attendre les années 1930 pour voir apparaître le mot « entrepreneurship » qui comme nous le verrons signifie « art d’entreprendre ».
[3] Toute la théorie keynésienne est bâtie sur l’impasse faite par Keynes sur l’offre globale, dont il est établi qu’à court terme elle ne saurait varier. Cette « habileté » était dénoncée dans l’un de mes travaux de jeunesse (Le contenu de la courbe keynésienne d’offre globale, Cujas, Paris, 1966.
[4] Très officiellement le G 20 a remis en cause « le système économique ». Quelques pays ont cependant échappé et à la crise et à la révolution théorique et politique comme l’Australie, la Nouvelle Zélande et le Canada. D’autres ont renoué avec la libre entreprise assez rapidement comme la Suisse, l’Allemagne, les Pays Bas, les Scandinaves et les pays d’Europe Centrale anciens membres du Comecon.
[5] Pourtant Philippe Manière avait expliqué en 1998 dans son ouvrage « Marx à la corbeille » préfacé par Jean-François Revel (Stock) que les actionnaires américains étaient essentiellement des salariés qui investissaient beaucoup à Wall Street. Cet ouvrage a été le premier couronné par le Prix du Livre Libéral décerné annuellement par l’ALEPS.
[6] Cf. Daniel Villey, A la recherche d’une doctrine économique, Genin, Paris 1967, pp. 38-39.
[7] Ronald Coase, La nature de la firme, Revue française d’économie, vol. II/1, 1987, pp. 133–163. (Première traduction en français de : The nature of the firm, Economica, 1937.) L’article de Coase est à relier aux changements introduits à la fin du XVIe siècle et à la naissance du commerce mondial. L’artisanat était adapté au marché local, mais pas à la production en grande quantité exigée par ce nouveau commerce. Au lieu de négocier avec un grand nombre de fournisseurs, ce qui entraînait des coûts de transaction très élevés, les marchands ont eu intérêt à rassembler de la main d’œuvre dans des firmes. C’est la concentration de la production dans les firmes qui a rendu efficace l’usage de la machine ; c’est un des facteurs de la révolution industrielle (Cf. Douglass North).
[8] Pour simplifier le tout, des entreprises publiques industrielles et commerciales (EPIC aujourd’hui) se sont développées en France depuis les années 1920 (jurisprudence du Tribunal des Conflits Bac d’Eloka, janvier 1921), et l’Etat a pris des participations dans des sociétés anonymes commerciales. La notion d’entreprise au regard du droit de la concurrence a été définie par la Cour de justice des Communautés européennes dans un arrêt Hoffner du 23 avril 1991 (aff. C-41/9O) : « dans le contexte du droit de la concurrence … la notion d’entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement ». Est une activité économique toute activité de production ou de distribution de biens ou de services. Pour le Conseil d’Etat on peut se référer à la jurisprudence de l’arrêt Syndicat général de la recherche agronomique (1985) : « un ensemble d’actifs susceptibles d’une exploitation autonome ».
[9] Parmi les premières et les plus célèbres fonction de production on trouve la fonction Cobb-Douglas et la CES (Elasticité de substitution constante). Dans les années 1970, Carré, Dubois et Malinvaud ont établi le facteur résiduel à 50 % en France (La croissance Française, Seuil, Paris, 1972).
[10] Joseph A. Schumpeter, Capitalisme Socialisme et Démocratie, trad. française 1942, Payot, Paris. C’est à tort que l’on classe Schumpeter dans l’école autrichienne. Il s’est au contraire fortement opposé à Carl Menger (1871) : pour lui peu importait l’action humaine. Dans une édition rédigée en 1948 il dénonçait les illusions des derniers tenants du capitalisme réunis l’année précédente en Suisse et créant la Société du Mont Pèlerin (parmi eux Hayek, Mises, Friedman, Stigler, Rueff, Eucken et Erhard).
[11] Israel M. Kirzner, Competition and Entrepreneurship, Univ. of Chicago Press, 1978, trad. française Concurrence et Esprit d’Entreprise, Paris, Economica, 2005. Voir aussi : Richard Langlois, Kirznerian Entrepreneurship and the Nature of the Firm, Journal des économistes et des études humaines, Vol 12, n°1, mars 2002 ou encore Peter Boettke, Entrepreneurship, and the Entrepreneurial Market Process: Israel M. Kirzner and the two levels of analysis in spontaneous order studies », The Review of Austrian Economics, Vol. 27, n°3, September, pp. 233-247.
[12] Cf. Garrett J. Hardin, The Tragedy of the Commons, Science, Vol. 162, pp. 1243-1248, qui soulevait le problème dans le contexte des biens environnementaux
[13] A. Berle et G. Means, The Modem Corporation and Private Property, Macmillan, New York, 1932, Henry Manne, Mergers and the Market for Corporate Control, Journal of Political Economy, Vol. 73, 1965, pp. 110-120.
[14] Jacques Maisonrouge, Manager International, Robert Laffont, Paris, 1985.
[15] Jean Philippe Delsol, Entreprise et bien commun : faut-il modifier l’objet social des sociétés?, Newsletter de l’IREF, 3 mars 2018, téléchargée sur www.irefeurope.org.
[16] Pascal Salin, « Loi Pacte : une réforme inutile et dangereuse », LeMonde.fr, 19 mai 2018.
[17] Le concept a été introduit par Ludwig von Mises (1928) à travers la théorie dite autrichienne du cycle économique, Bulletin périodique de la Société belge d’études et d’expansion, vol. 35, n°103, pp. 459-464. Il a été repris par F. Hayek (1931) dans Price and Production, New York, Augustus M. Kelley, trad. franç. Prix et Production, Paris, Calmann-Levy (1975).
[18] Argument repris de Pascal Salin op.cit., loc.cit.
[19] Viviane Forrester, L’horreur économique, Fayard, Paris 1996.
[20] F. A. Hayek, Droit Législation et Liberté, tome 2 : Le mirage de la justice sociale, PUF. Coll. Libre échange, Paris, 1976. J. Rawls, A Theory of Justice, Harvard, Harvard Univ. Press, 1971, trad. franç. Une théorie de la Justice, Seuil, Paris, 1987.
[21] La critique la plus pertinente de cette distinction a été faite à mon sens par M. Friedman dans Capitalism and Freedom, Univ. Chicago Press, Chicago 1962 trad. française : Capitalisme et liberté, 1971, Robert Laffont.
[22] Citations et présentation reprises ici de l’article de Jean Philippe Delsol, loc.cit.
[23] Yves Guyon, La fraternité dans le droit des sociétés, Revue des Sociétés, 1989 cité par Jean Philippe Delsol, loc.cit.
[24] Citation reprise de l’article de Jean Philippe Delsol, loc.cit.
[25] F. Bastiat, De la valeur, dans les Œuvres Complètes, Vol.6, Guillaumin, (6°édition 1885), p. 145.
[26] Cf. G. Becker, A Theory of Allocation of time, Economic Journal, sept. 1965, K. Lancaster, A new approach to Consumer Theory, Journal of Political Economy, 1966 ou H. Lepage, Vive le Commerce, Paris, Dunod, 1982.
[27] Harold Demsetz, Toward a Theory of Property Rights, The American Economic Review, Vol. 57, N° 2, 1967, Pp. 347-359 ; Armen Alchian, Corporate Management and Property Rights, Economic Policy and the Regulation of Corporate Securities, 1969.
[28] Dans l’affaire Conti (pour Pneus Continental) les syndicats ont occupé en 2009 une usine en vue de conserver « l’outil de production » alors que la propriété de cet établissement (destiné à être fermé) avait été transférée. Le 31 janvier 2017 la cour d’Appel d’Amiens a débouté le propriétaire. Commentaire du député local : « le droit du travail est plus fort que le droit de propriété ».
[29] Si certains entrepreneurs estiment qu’ils motivent mieux leurs salariés en les faisant participer aux profits ou à la gestion de leur entreprise, ils doivent être libres de le décider. Mais la loi ne devrait pas s’immiscer dans les processus de décision avec le risque d’affecter négativement le fonctionnement des entreprises. Pascal Salin, Le Monde.fr, 19 mai 2018.
[30] Doctrine du Conseil National de la Résistance, et reprise par le « gaullisme de gauche » : fondée sur le mythe de la lutte des classes, elle prône l’association capital-travail pour la désamorcer.
[31] Cf. Pascal Salin, « Il n’y a pas d’inégalités dans la distribution des profits », Le Monde, 27-28 mai 2018. Il écrit : « savoir si les bénéfices sont plus ou moins distribués ou plus ou moins investis dans l’entreprise revient à faire connaître un choix entre le présent et le futur. Et ce choix ne peut en rien être considéré comme une inégalité (au profit des uns et aux dépens des autres). Par conséquent, s’il peut être intéressant de savoir quel est le montant des bénéfices de diverses entreprises et les utilisations qui en sont faites, on ne devrait absolument pas en tirer des jugements de valeur (par exemple en termes d’augmentation des inégalités) ». Cf. aussi J. Ph. Delsol, Distribution de dividendes : l’entreprise n’appartient pas aux salariés (Newsletter de l’IREF, 29 mai 2018 (irefeurope.org).
[32] Pascal Salin écrit encore (ibid.) : « Si un entrepreneur individuel décide de consacrer une partie du profit de son entreprise à une opération de mécénat, il ne porte atteinte aux droits de personne, puisqu’il est le propriétaire légitime de ce profit […] Mais si l’entreprise appartient à un très grand nombre d’actionnaires qui n’ont pas les moyens d’exprimer leurs souhaits, il y a là un prélèvement sur leurs profits légitimes qui est contestable du point de vue de l’éthique universelle.» Cf. aussi Michael Novak, Business as a calling, Simon & Schuster, 1996.
[33] Jean Philippe Delsol et Nicolas Lecaussin, A quoi servent les riches, Paris, Lattès, 2017.
[34] Jacques Rueff, Le péché monétaire de l’Occident, Plon, Paris 1971.
[35] L’expression est de François Perroux, L’économie du XXème siècle, PU Grenoble, 1961.