« Prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux. »

Benjamin Constant[1]

Introduction

A quoi bon s’interroger sur les méfaits productifs des dépenses publiques si la croissance économique n’a pas de conséquences bénéfiques sur la satisfaction sociale, le bonheur ? Telle est la question qui est traitée en creux par l’économie du bonheur.

L’étude des liens possibles entre bonheur et dépenses publiques est en effet la conséquence de l’opposition de certains économistes et intellectuels à la croissance économique et à son instrument de mesure le PIB (Production intérieur brute). Le rapport Stiglitz-Fitoussi[2] a institutionnalisé ce débat et lui a donné une dimension politique. La critique du PIB n’est pas nouvelle et avait aussi donné naissance durant la guerre froide à l’IDH (Indice de développement humain) qui cherchait à modifier le critère d’évaluation afin de tenir compte de la santé et de l’éducation des populations. La critique s’est faite encore plus radicale avec les théories de la décroissance qui ont été initiées par les thèses du Club de Rome sur la finitude des ressources naturelles et les risques que les générations présentes font prendre aux générations futures en prônant le toujours plus de production et de consommation. En filigrane de ces débats, il y a toujours la critique du capitalisme, de la société de consommation et de l’individualisme. Cet ordre aurait réussi à nous rendre riche, mais il aurait échoué à nous rendre heureux, à créer une société du bonheur. La dépense publique dans cette perspective quoiqu’improductive pourrait toutefois rendre la société heureuse. Elle serait alors vertueuse, non pas dans sa dimension économique, mais dans sa capacité à rendre les gens heureux.

Pour s’en assurer, il suffit alors (i) de savoir ce qui rend les hommes heureux, (ii) d’avoir une volonté politique suffisante et (iii) de créer les conditions du bonheur par des politiques publiques adaptées. L’économie du bonheur mobilise les trois catégories de l’économie publique : le positif, ce qui est, le normatif, ce qui devrait être et le prescriptif, ce qu’il faut faire pour réaliser ce monde idéal, ici un ordre où les hommes sont heureux.

A chaque niveau d’étude l’économie du bonheur rencontre des difficultés. Pour commencer, il est très difficile de mesurer le bonheur. Une fois cette étape passée, il faut étudier les raisons qui conduisent l’homme à être heureux. Le raisonnement pourrait se faire sur des moyennes et consisterait, par exemple, à identifier les caractéristiques des pays où les individus se déclarent en moyenne les plus heureux, les plus satisfaits de leur vie. Reste à mettre en œuvre les politiques publiques de bonheur national brut en agissant sur les déterminants du bonheur ; si la croissance économique et la richesse s’avèrent être un déterminant du bonheur ce long détour par l’économie du bonheur réhabilite finalement l’ensemble des travaux qui ont cherché à connaître l’origine de la richesse.

Cette note sur la relation qu’entretient le bonheur aux dépenses publiques s’organise, dans ce cadre, autour de ces trois étapes et décrit à chaque fois les raisons qui conduisent de nombreux observateurs à douter de l’intérêt qu’il y a à substituer à l’économie de la production de richesse une économie de la production de bonheur. D’une part, parce que l’indicateur de bonheur n’est pas meilleur que l’indicateur de richesse. D’autre part, parce que la richesse et le bonheur sont très liés. Enfin, parce que la recherche du bonheur social est a-démocratique et a les mêmes limites que toutes les autres formes d’ingénierie sociale. On peut ainsi conclure que la dépense publique ne garantit pas le bonheur et que le gouvernement ne doit pas se donner le bonheur comme objectif.

1. La métrique du bonheur

Frey (2008[3]) définit le bonheur comme le but ultime de la vie humaine. Le bonheur note-t-il est changeant et affecté par une multitude de facteurs qui sont difficiles à lister[4].

Les enquêtes de satisfaction ont ouvert la voie à une métrique du bonheur. Il s’agit d’observer des corrélations voire des causalités entre un indicateur de bonheur, construit sur la base d’un questionnaire de satisfaction : êtes-vous très heureux, heureux ou malheureux (Sondage Gallup World Poll[5]) et des données individuelles (âge, sexe, niveau de revenu, lieu, métier, etc.) ou des données macroéconomiques. Le bonheur est déclaratif et subjectif. Il ne s’agit pas de dire ce qu’est le bonheur, la bonne vie, mais de mesurer le nombre de personnes qui se disent satisfaites ou non de l’existence. L’économie du bonheur repose ainsi sur une échelle allant généralement de – 5 ou 1 (malheur absolu) à + 5 ou 10 (bonheur absolu). La démarche consiste donc à demander aux individus de tous les pays de s’auto-positionner sur une échelle de bonheur.

Une telle démarche d’auto-positionnement a fait l’objet de plusieurs critiques plus ou moins évidentes. La première est que ce type d’enquête ne mesure pas le bonheur, mais l’humeur[6]. Le bonheur est un état et doit être distingué de la joie qui est passagère. La métrique du bonheur est en ce sens plutôt une métrique de la satisfaction.

La seconde critique porte sur l’idée même d’une mesure du bonheur. En fait, ces méthodes ne permettent pas de dégager une véritable mesure du bonheur (Johns et Ormerod 2007[7]). On ne peut pas inférer des échelles de bonheur qu’une personne qui se place, disons, au rang 3 est deux fois moins heureuse qu’une personne qui choisit le rang 6. Une telle métrique du bonheur est pourtant revendiquée par les tenants de l’économie du bonheur. Il s’agit d’évaluer les choix publics par des unités de bonheur (Frijters, et al. 2020[8]). De fait, pour savoir si une politique publique est désirable, si ses objectifs vont rendre la population heureuse, il faudrait que le bonheur soit mesurable sur une échelle cardinale (comme le sont le poids ou la longueur) et que les niveaux de bonheur puissent être comparés entre les individus. Si ces deux hypothèses sont acceptées, on peut comparer la contribution marginale d’un euro en éducation à celle d’un euro en santé en termes d’unité de bonheur. On pourrait dès lors dire aux gouvernements le type de dépense qui permet de maximiser le bonheur social. La bonne méthode serait de lister toutes les politiques possibles en termes de gains de bonheur (extra happiness) et de les classer en allant des plus productives au moins productives de bonheur. Le rapport coût-bénéfice d’un euro public en éducation ou en santé prend la valeur τ avec  (Frijters et al. 2020, p.153). Pour calculer ce ratio, il faut connaître la valeur des gains en bonheur produits par une dépense mais aussi les coûts en bonheur de cette dépense. Les coûts et les bénéfices sont mesurés en unité de bonheur. Il faut, ensuite, agréger les gains et les coûts en bonheur pour chaque citoyen et même faire lorsque nécessaire un calcul d’actualisation (Frijters et al. 2020, p.154). Pour ce faire on fera l’hypothèse supplémentaire que le prix des dépenses publiques en unités de bonheur reste le même d’une année sur l’autre.

Cette simple présentation de la démarche de l’économie du bonheur montre ses limites. Peut-on mesurer le bonheur comme l’on mesure la longueur ? Peut-on accepter l’hypothèse sur le taux d’actualisation ? Peut-on retenir l’hypothèse de comparaisons interpersonnelles de bonheur ? Le bonheur des uns n’est pas le bonheur des autres. L’ambition des uns n’est pas non plus l’ambition des autres.

A ces difficultés presque évidentes de la métrique du bonheur s’ajoute une discussion sur la méthode. N’est-il pas préférable de réfléchir à la bonne vie au lieu de sacraliser un auto-positionnement des agents sur ce qu’est une vie heureuse qui ne fait finalement que refléter des valeurs morales, des représentations du monde, une idéologie. Peut-on de plus expérimenter le bonheur sans le malheur ? Peut-on connaître la joie sans la tristesse, le rire sans les pleurs, etc. ?

La nature discrète des enquêtes tend, enfin, à poser plusieurs problèmes (Johns et Ormerod 2007, pp. 32-33). Le premier problème est que le PIB, par exemple, a une croissance parfois rapide et infinie alors que l’indicateur de bonheur est borné à 10. Le PIB fait implicitement l’hypothèse de non-satiété alors que l’indicateur de bonheur suppose que l’on peut être parfaitement heureux. Le PIB évolue parfois fortement alors que les indicateurs de bonheur n’évoluent que très faiblement d’une année sur l’autre, notamment parce que le nombre d’individus qui se placent sur une échelle de bonheur plutôt qu’une autre est stable. La hausse de 10% du bonheur dans un pays apparaît dans ces conditions comme une mission quasi impossible. Cela explique assez aisément le paradoxe d’Easterlin que nous allons présenter dans la section suivante.

2. La place des dépenses publiques dans la métrique du bonheur

A supposer que la méthode de calcul des indicateurs de bonheur et que la possibilité d’un calcul coût – bénéfice en unité de bonheur soient acquises, il est logique de s’interroger sur la manière avec laquelle les dépenses publiques et plus généralement un gouvernement peut produire du bonheur et maximiser le bonheur collectif. On lit alors dans une liste des caractéristiques des hommes qui se déclarent heureux une relation de causalité : les déterminants du bonheur[9]. A partir des statistiques du bonheur on posera des lois du type si p alors q avec q le niveau de bonheur.

La métrique du bonheur liste plus de 100 déterminants du bonheur. Les principaux déterminants du bonheur sont l’âge[10], le sexe[11], les qualités physiologiques comme l’hypertension (Blanchflower et Oswald 2008[12]), le chômage et l’insatisfaction professionnelle (Wolfers 2003[13]), l’inflation (Di Tella and al. 2001[14] ; Di’Tella 2003[15] ; Helliwel 2003[16] ; Alesina et al. 2004[17]), l’alcool (Massin et Kopp 2014[18]), le nombre d’enfants (Cetre et al. 2016[19]), les libertés économiques (Gropper et al., 2011[20]), l’idéologie politique (Dreher et al. 2011[21]), l’efficacité et l’existence de gouvernement de petite taille (Kim et al. 2012[22]), etc. A chaque fois, la métrique du bonheur calcule un coefficient. Dans le cas de la relation bonheur – chômage, cela permet de dire, par exemple, qu’un point de pourcentage de chômage en plus provoque une perte de bonheur de 4,7% (Wolfers 2003). Cela exprime cette idée que l’on peut traiter du bonheur comme de la longueur.

Parmi les déterminants du bonheur la richesse a une place particulière, car généralement il est admis que l’histoire de cette métrique du bonheur débute avec le paradoxe d’Easterlin (1974[23]). Le bonheur, comme cela sera soutenu par le rapport Stiglitz-Fitoussi, devient une alternative à la production matérielle. Le paradoxe d’Easterlin soutenait qu’il ne suffisait pas d’être riche pour être heureux et que la recherche de la richesse avait un effet décroissant sur le bonheur. Ces deux assertions étaient la conséquence d’une étude de Richard Easterlin sur les États-Unis qui montrait que la moyenne du bonheur dans ce pays était stable de 1946 à 1970 alors que le PIB avait doublé. Richard Easterlin avançait alors deux explications. i) La première était une critique de l’accumulation de richesse et de la société de consommation et soutenait que la satisfaction matérielle était fugitive. Une nouvelle paire de chaussure est une source de satisfaction, mais cette dernière s’estompe très vite. Plus on acquiert de bien et plus la satisfaction disparaitrait rapidement. ii) La seconde portait sur le rapport que chaque individu entretient à la réussite de l’autre. Le bonheur dépendrait plus du revenu relatif que du revenu absolu. Ce ne serait pas alors la hausse du revenu qui compterait, mais la position de chacun dans la hiérarchie des revenus et des patrimoines. Si tout le monde voit son revenu augmenter d’un même niveau, cela n’a aucun effet sur le bonheur, car ce qui augmente le bonheur ce n’est pas de voir sa situation s’améliorer dans l’absolu, mais de là voir s’améliorer relativement aux autres. Les travaux de Knight et al. (2011[24]) ont entre autres choses confirmé cette explication. Le revenu relatif affecte le bonheur au moins deux fois plus que le revenu absolu.

Les inégalités joueraient pour ces raisons un rôle dans le niveau de bonheur d’un pays. Cela expliquerait qu’un individu qui a un haut revenu relativement à celui d’un individu d’un pays plus pauvre peut se déclarer moins heureux uniquement parce qu’il est au bas de l’échelle sociale. On retrouve la position d’Easterlin, le bonheur dépend plus de nos représentations de l’ordre juste que de notre revenu. Les individus, pour un même niveau d’inégalité, déclareront une quantité de bonheur plus grande s’ils croient que les inégalités sont justes et liées au mérite de chacun que s’ils croient qu’elles sont la conséquence de la chance et d’une forme d’injustice à la naissance. Les citoyens américains croient en général que les inégalités sont la conséquence des talents de chacun alors que les citoyens européens penchent plutôt vers l’idée qu’elles trouvent leur origine dans la chance (Alesina et al. 2004). Le rapport du revenu relatif au bonheur dépend alors beaucoup de l’idéologie politique du citoyen, autrement dit de la construction de la réalité qu’est la hiérarchie des revenus.

On comprend immédiatement l’intérêt des discussions autour du paradoxe d’Easterlin, car elles renvoient à une question majeure : l’argent fait-il le bonheur ?

La multiplication des études empiriques et la disponibilité de données sur des périodes plus longues et des échantillons de pays plus grands permet d’affirmer qu’en moyenne la part des individus qui se déclarent malheureux est plus grande dans les pays riches que dans les pays pauvres (Frijters et al. 2004[25]; 2006[26]).

Sacks et al. (2012[27]) observent aussi un lien positif très fort entre la croissance de la production et la richesse. Ils estiment sur la base de leur métrique du bonheur qu’il est impossible de calculer un point de satiété. La satisfaction déclarée augmente toujours avec le revenu, quel que soit le niveau de revenu atteint, mais à taux décroissant. Cela signifie que les relations entre bonheur, inflation, chômage, libertés économiques, et même dépenses publiques vont être dépendantes de la relation positive qu’entretient le bonheur à la richesse du pays. Les liens entre bonheur inflation et chômage sont probablement très dépendants de la relation qu’entretient le taux de chômage à la croissance (loi d’Okun). Moins de croissance c’est plus de chômeurs et finalement moins de bonheur. De manière similaire, les pays où les libertés économiques sont les plus hautes sont aussi les pays où le PIB par habitant est le plus important et finalement où le bonheur est le plus grand.

La relation entre dépense publique et bonheur est aussi très dépendante de la relation qu’entretient la dépense publique à la croissance économique et à la production. i) Plus de dépenses publiques c’est plus d’impôts et moins de revenu disponible et donc moins de bonheur. C’est dans cette perspective que Scully (2001[28]) puis Bjørnskov et al. (2007[29]) se placent. Scully (2001) montre sur un échantillon de 112 pays une relation négative entre dépenses publiques et qualité de la vie. Bjørnskov et al. (2007) observent aussi une relation négative entre dépenses publiques et bonheur. Ces deux résultats ont cependant été contestés par Ram (2009[30]) puis Kacapyr (2008[31]) qui estiment que dépenses publiques et bonheur ne sont pas liés (relation non significative statistiquement). Blanchflower et Oswald (2008[32]) contestent, aussi, la position de Bjørnskov et al. en expliquant la supériorité du bonheur des européens relativement aux américains par l’existence de systèmes de sécurité sociale plus développés. Il ne faudrait pas alors prendre les dépenses publiques totales, mais le niveau de certaines dépenses comme les dépenses de santé ou d’éducation. Une telle démarche illustre l’idée qu’il est possible de hiérarchiser les dépenses publiques en fonction de leurs effets sur le niveau de bonheur, et ne s’interroge pas sur la relation qu’entretient l’éducation ou la santé à la croissance. C’est probablement aussi parce que les pays se sont enrichis qu’ils ont pu offrir des systèmes sociaux et éducatifs de qualité.

La relation des dépenses publiques à la liberté économique est aussi un point important car par construction plus de dépenses publiques c’est moins de liberté économique – il faut plus d’impôts et la structure de consommation est plus contrainte. L’individu doit payer et consommer de l’éducation, même s’il préférerait acheter une voiture. Il existe pourtant une relation robuste entre liberté économique, PIB par habitant et bonheur. Cela conduit à s’interroger sur les liens qui pourraient exister entre bonheur et liberté. Moins de liberté peut conduire à une moindre santé mentale et finalement à un moindre bonheur. La psychologie constate en effet que l’équilibre mental d’un individu est affecté par l’évaluation qu’il se fait des marges de manœuvre qu’il possède en matière de style de vie. Dès qu’un individu a l’impression qu’il lui est impossible de changer le cours des choses il entre en dépression. Cela explique pourquoi la liberté est une condition de la santé mentale[33] d’une population. L’autonomie apparaît ainsi comme une dimension essentielle du bonheur. La croissance des dépenses publiques au nom du bien-être social réduit mécaniquement les marges de manœuvres budgétaires des citoyens en leur imposant une structure de consommation particulière. Ils doivent financer l’école, la santé, les retraites, les routes, l’université, la justice, etc. Une fois qu’ils ont payé pour l’ensemble de ces services ils n’ont plus d’autonomie financière et ne croient plus qu’ils puissent changer leur manière de vivre. Cela atteint leur niveau de santé mentale.

Empiriquement il est difficile, en l’état actuel de notre connaissance, de dire que les dépenses publiques font le bonheur. Il existe même de nombreux arguments en faveur de la thèse inverse, notamment parce que plus de dépenses publiques c’est moins de liberté et finalement moins d’autonomie. Ce qui a un effet sur l’équilibre mental d’un individu. Mais aussi parce que les liens entre richesse et bonheur tendent à montrer que plus de dépenses publiques au-delà d’un certain seuil c’est moins de richesse et que moins de richesse c’est moins de bonheur. La relation statistique incertaine entre dépense publique et unité de bonheur et les nombreuses hypothèses qui président au calcul des quantités de bonheur ne permettent donc pas de renouveler sérieusement la justification de la dépense publique. Plus de dépenses publiques ce n’est pas plus de bonheur.

3. Les dangers et l’inefficience de l’ingénierie sociale du bonheur[34]

L’usage politique de la métrique n’a pas seulement des fondements incertains. Elle est a-démocratique et expose les gouvernements et les administrations qui voudraient s’en réclamer à toutes les critiques qui ont été adressées à l’idéal d’ingénierie sociale qui sous-tend ce type d’approche de la politique.

La métrique du bonheur limite, tout d’abord, le goût de la participation politique. La démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple. Elle repose sur un processus de délibération où l’indétermination domine. L’usage des résultats de la métrique du bonheur exclut la délibération. Elle remplace le débat par un sondage. Lors d’un sondage l’individu n’a pas à justifier son choix. Il donne un chiffre. Il n’a pas à expliquer pourquoi il fait ce choix. Une fois que ce chiffre est enregistré, il est traité par les experts du bonheur qui disent quels sont les hommes qui se déclarent heureux. La métrique du bonheur évince donc la participation électorale. Elle remplace le débat politique par le sondage. Elle transforme la démocratie ou « sondageocratie ». Elle rend les citoyens passifs alors que la démocratie a un idéal de participation. Elle laisse croire que ce sont les citoyens qui peuvent changer leur destin, qu’ils peuvent modifier les règles du jeu et améliorer ainsi le sort du plus grand nombre.

L’usage de la métrique du bonheur en démocratie impose, ensuite, à une minorité l’échelle du bonheur de la majorité. Car elle repose sur un raisonnement à partir de la moyenne. « En moyenne » les femmes sont plus heureuses que les hommes. L’ingénieur social du bonheur ne craint pas alors l’holocauste des minorités parce qu’il croit pouvoir déterminer ce qui convient à tous. Il croit pouvoir découvrir des lois du bonheur du type si p alors plus de bonheur. L’ingénieur social du bonheur est une nouvelle présomption fatale des intellectuels experts. Ces lois statistiques du bonheur du type si p alors plus de bonheur assimilent le plus souvent corrélation et causalité. Ce n’est pourtant pas parce que les inégalités diminuent en moyenne le bonheur qu’il faut réduire les inégalités. Car une corrélation négative entre unité de bonheur et inégalité ne permet pas d’en inférer une relation de causalité ; moins d’inégalités égale plus de bonheur. Mais, aussi, parce que moins d’inégalités peut conduire à plus d’injustice. Si chacun a ce qu’il mérite la réduction des inégalités est une décision injuste. L’ingénieur augmente le bonheur moyen, mais en créant une société plus injuste. Le passage de l’observation à l’action est en ce sens beaucoup plus dangereux que ne laisse entendre la métrique du bonheur. Le risque de la métrique du bonheur est d’être totalitaire et de justifier l’intervention de l’État dans les moindres choix de consommation des agents. La réalisation de l’égalité des revenus par exemple ne garantit pas contre le sentiment de frustration ou le désir de posséder ce que possède l’autre. Si l’homme veut ce que possède l’autre, sa femme, son mari, sa beauté, sa personnalité, son charisme, son sourire, sa voiture de course, le bonheur apparent de l’autre est une source de malheur pour chacun. L’ingénieur social du bonheur en fait un problème politique alors que l’ordre social en fait un problème de morale qui relève des institutions informelles. Le bien condamne la jalousie, la convoitise. Les neuvième et dixième commandement de l’ancien testament font précisément cela (Exode 20, 1-17) : « tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain » et « tu ne désireras ni sa maison ni son champ, ni son serviteur, ni sa servante ni son bœuf ou son âne, rien de ce qui lui appartient » sont de bonnes illustrations de cette solution morale au problème de la convoitise et de ses effets sur le bonheur.

La convoitise peut conduire au malheur pour celui qui est dépossédé de son conjoint et/ou de ses biens.

Le dernier danger de l’usage politique de la métrique du bonheur est de conduire les démocraties dans l’impasse que fût l’idéal de l’ingénierie sociale. Cet idéal socialiste a été liberticide, ce qui confirme les deux critiques précédentes, mais aussi inefficient.

Pour s’en convaincre il suffit de rappeler la place singulière que le sociologue Otto Neurath (1882-1945), qui a inventé la figure de l’ingénieur social, a donné au bonheur. Otto Neurath est un économiste de l’école historique allemande. Il a animé le Cercle de Vienne, ce groupe de discussion informel qui se réunissait dans la capitale autrichienne entre le début du siècle dernier et le milieu des années 1930. Il a prôné un socialisme de la chaire qui proposait la mise en œuvre d’une économie planifiée, centralisée et sans monnaie fondée sur une nouvelle figure de l’expert, l’ingénieur social (Zwer 2016, p.144[35]). C’est dans ce contexte qu’Otto Neurath plaçait le bonheur au centre de ses préoccupations de technicien de la société (Zwer 2016, p.156). Il s’agissait de ne plus allouer les ressources sur la base d’un critère de rentabilité, mais sur un critère de qualité de vie (Zwer 2016, p.151). L’ingénieur sociale annonçait bien l’économie du développement soutenable et durable et la métrique du bonheur. La métrique du bonheur est un nouvel outil au service de cette idée qu’il faut remplacer la rentabilité, le profit par des critères sociaux de qualité de vie, de bonheur.

Une telle démarche est, on l’a dit, a-démocratique. Elle procède d’une expertise scientifique fondée sur la collecte et le traitement de données empiriques, statistiques. Elle applique cet idéal de mesure à l’organisation sociale et rend apparemment faisable la gestion scientifique de l’ordre social. L’histoire de toutes les formes de planification — et la planification soviétique en est un bon exemple – montre, cependant, que cet idéal du gouvernement par le nombre, ici la métrique du bonheur, est voué à l’échec. Les chiffres peuvent être manipulés par les sujets (citoyens), les élus et les experts.

  1. Une fois que les sujets ont compris que leur auto-positionnement sur l’échelle du bonheur peut avoir un effet sur la politique publique, ils vont chercher à manipuler les organismes qui produisent ces enquêtes, ces sondages (groupe d’intérêt) et vont mentir sur leur niveau de bonheur.
  2. De leur côté les gouvernements qui ne cherchent pas nécessairement le bonheur du plus grand nombre mais leur bonheur et celui de leur clientèle politique, vont chercher à manipuler les statistiques du bonheur en sélectionnant les experts qui sont les plus favorables à leurs idéologies et à leur conception du bonheur. Un fort biais idéologique dans la construction des indicateurs de bonheur peut apparaître. Le gouvernement va financer des études qui vont montrer par exemple le rôle central des dépenses publiques dans le bonheur afin de justifier une augmentation de ces dernières.
  3. Sachant cela les experts vont se positionner sur le marché des idées et proposer des études qui confortent l’idéologie de l’élu. Ils vont percevoir dans la métrique du bonheur une opportunité de profit monétaire (augmenter leurs revenus), mais aussi une opportunité de peser sur les choix politiques bien au-delà de leur simple bulletin de vote. Un tel pouvoir améliorera leur sentiment d’autonomie, leur équilibre mental. La métrique du bonheur est donc comme toutes les formes de décisions centralisées exposées à des comportements stratégiques.

4. Conclusion

La métrique du bonheur ne peut donc pas réhabiliter la dépense publique et sa croissance. L’usage politique de cette métrique est des plus dangereux et impraticable comme toutes les ingénieries sociales. Elle risque de placer les démocraties européennes déjà en crise dans les mains d’experts du bonheur et d’une sondageocratie qui ne peut que renforcer la passivité des citoyens et leur rejet de la politique. Il est sage en ce sens de s’en tenir au principe posé par Benjamin Constant dans ses principes de gouvernement ; « prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux ». Cela sera d’autant plus simple (cohérent) que la liberté est une condition du bonheur.


[1]     Benjamin Constant, [1816] 2016, p.46] De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), éd. Berg International.

[2]     Stiglitz, J., et J.P., Fitoussi 2009. Rapport de la commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, Paris, Editions Odile Jacob.

[3]     Frey, B., 2008. Munich Lectures in economics happiness: a revolution in economics, MIT Press.

[4]     Ce cite recense tous les articles disponibles en ce domaine. Lien : https://www.eur.nl/en/ehero/activities-0/gathering-existing-knowledge/world-database-happiness (consulté le 05/07/2021)

[5]     Il n’est pas toujours évident de s’y retrouver dans la définition du bonheur et surtout si le bonheur est équivalent à la satisfaction, à la joie, etc.

[6]     Les chercheurs proposent dans cet esprit une métrique du Bonheur en continue à partir d’une application qui permet finalement de suivre l’humeur (et non le Bonheur) de chaque sujet interroger. Voir l’application Smartphone, Mappiness : http://www.mappiness.org.uk/

[7]     Helen, J., and P., Ormerod 2007. Happiness, Economics and Public Policy, The Institute of Economic Affairs, London.

[8]     Frijters, P., A., Clark, C., Krekel and R., Layard 2020. “A happy choice: wellbeing as the goal of government, Behavioural Public Policy,” 4 (2), 126-165.

[9]     Dolan, P., T., Peasgood, and M., White 2008. “Do we really know what makes us happy? A review of the economic literature on the factors associated with subjective well-being,” Journal of Economic Psychology, 29 (1), 94-112.

[10]   Le bonheur déclaré semble décroître jusqu’à l’âge de 45 ans avant de remonter, formant une sorte de courbe en U.

[11]   Les femmes sont plus heureuses que les hommes. En 2013 l’étude sur genre et bonheur fondé sur les enquêtes Gallup World Poll data pour 160 pays concluait que les femmes étaient plus heureuses que les hommes, mais aussi plus stressées.

[12]   Blanchflower, D.G., and A.J., Oswald 2008. “Hypertension and happiness across nations,” Journal of Health Economics 27, 218-233.

[13]   Wolfers, J., 2003. “Is business cycle volatility costly? Evidence from surveys of subjective well-being,” International Finance, 6, 1-26.

[14]   Di Tella, R., R.J., MacCulloh, A.J., Oswald 2001. “Preferences over inflation and unemployment: evidence from surveys of Happiness,” American Economic Review, 91, 335-341.

[15]   Di-Tella, R., MacCulloch, R.J., and A.J. Oswald 2003. “The macroeconomics of Happiness,” Review of Economics and Statistics 85, 793-809.

[16]   Helliwell, J.F., 2003. “How’s life? Combining individual and national variables to explain subjective well-being,” Economic Modelling 20, 331-360.

[17]   Alesina, A., Di Tella, R., and R.J., MacCullough 2004. “Inequality and Happiness: are Europeans and Americans different?” Journal of Public Economics 88, 2009-2042.

[18]   Massin, S., and P., Kopp 2014. “Is life satisfaction hump-shaped with alcohol consumption? Evidence from Russian panel,” Addictive Behaviors, 39, 803-810.

[19]   Cetre, S., A., Clark, and C., Senik 2016. “Happy people have children: choice and self-selection into parenthood,” European Journal of Population, 32, 445-473.

[20]   Gropper, D.M., R.A. Lawson and J.T., Thorne 2011. “Economic freedom and happiness,” Cato Journal 31 (2), 237-255. Ces auteurs montrent qu’il existe une relation positive entre libertés économiques et niveau de bonheur pour un échantillon de 100 pays.

[21]   Dreher et al. (2011) montre que les électeurs de droite sont plus heureux que les électeurs de gauche. Dreher, A., and H., Öhler 2011. “Does government ideology affect personal happiness? A test,” Economics Letters, 111, 161-165.

[22]   Kim, S et Kim, D., 2012, « Does Government Make People Happy? Exploring New Research Directions for Government’s Roles in Happiness, » Journal of Happiness Studies, 13, 875-899.

[23]   Easterlin, R., 1974. “Does economic growth improve the human lot?” In David, P.A., and M.W., Reder (eds), Nations and household in economic growth: essay in honor of Moses Abramovitz, New York: Academic Press Inc.

[24]   Knight, J., and R., Gunatilaka 2011. “Does economic growth raise happiness in China?” Oxford Development Studies, 39 (1), 1-24.

[25]   Frijters, P., J.P., Haisken-De-New and M.A., Shields 2004. “Money does matter! Evidence from increasing real incomes and life satisfaction in East Germany following reunification,” American Economic Review 94, 730-774.

[26]   Frijters, P., I., Geishecker, M.A., Shields and J.P., Haisken-DeNew 2006. “Can the large swings in Russia life satisfaction be explained by ups and downs in real incomes?” Scandinavian Journal of Economics, 108, 433-458.

[27]   Sacks, D.W., S., Betsey, and J., Wolfers 2012. “The new stylized facts about income and subjective well-being,” Emotion, 12(6), p. 1181-11.

[28]   Scully, G.W., 2001. “Government expenditure and quality of life,” Public Choice, 108 (1/2), 123-145.

[29]   Bjørnskov, C., A., Dreher and J.A., Fisher 2007. “The bigger the better? Evidence of the effect of government size on life satisfaction around the world,” Public Choice 130 (3), 267-292.

[30]   Ram, R., 2009. “Government spending and happiness of the population additional evidence from large cross-country samples,” Public Choice 138 (3/4), 483-490.

[31]   Kacapyr, E., 2008. “Cross-country determinants of satisfaction with life,” International Journal of Social Economics, 35, 400-416.

[32]   Blanchflower, D., A.J. Oswald 2008. “Well-being over time in Britain and the USA,” Journal of Health Economics, 27, 218-233.

[33]   La santé mentale est une composante essentielle de la santé. La Constitution de l’OMS définit la santé comme suit : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Cette définition a pour important corollaire que la santé mentale est davantage que l’absence de troubles ou de handicaps mentaux. Lien : https://bit.ly/3G9yM2L (consulté le 24/06/2021)

[34]   L’ingénierie renvoie à la figure de l’ingénieur, de la personne qui est apte à occuper des fonctions scientifiques et techniques actives en vue de créer, d’organiser, diriger des activités qui en découlent, ainsi qu’à y tenir un rôle de cadre. L’un des premiers à parler d’ingénieur social fût Frédéric Le Play. Pour Pierre Bourdieu, il s’agit d’instrumentaliser les sciences au profit des pouvoirs institués (Bourdieu, P., 1984. Questions de sociologie, Paris, Les éditions de minuit). Voir A. Savoye et F. Audren 2008, Frédéric Le Play et ses élèves – Naissance de l’ingénieur social, Paris, Presses de l’Ecole des Mines et « Frédéric Le Play, Anthropologie et correspondances, » in Etudes sociales, 142-144.

[35]   Zwer, N., 2016. “ « De la durabilité des courts de tennis… ». L’ingénierie sociale d’Otto Neurath (1882-1945) ou l’art de piloter la société,” Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 48 (1), 143-158.

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Journal des Libertés

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