La question des pouvoirs exceptionnels, états d’exception, et législations d’exception est l’une des plus ardues qui soient pour un constitutionnaliste. Elle pose une question essentielle qui taquine les publicistes depuis toujours : qui détient la souveraineté ? Dans l’optique du juriste allemand Carl Schmitt, ultérieurement théoricien du nazisme, « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». L’expression en elle-même est ambiguë car la traduction de l’allemand pourrait tout aussi bien être « celui qui décide dans la situation exceptionnelle » ou encore « celui qui décide de/dans l’état d’exception »….[1] Serait souverain celui qui détiendrait le monopole de la décision. Si nous appliquons cette définition à la Constitution de la Ve République, alors le Président de la République serait le souverain puisqu’il est le titulaire des pouvoirs exceptionnels selon l’article 16, alors même que le « peuple » est titulaire de la souveraineté nationale en vertu de l’article 3…
Les publicistes se débattent depuis longtemps avec la notion de pouvoirs exceptionnels car ils réfléchissent habituellement et logiquement pour les temps « normaux ». Dès lors, un texte constitutionnel doit-il prévoir la possibilité d’un temps de crise ? Est-ce opportun alors même qu’il y a contradiction à envisager ce qui ne peut l’être vraiment ? Dans l’orbe du constitutionnalisme, il s’agit à l’évidence d’encadrer ou de tenter d’encadrer des temps dangereux. Car le risque des crises est double : immédiatement de porter atteinte de manière irrémédiable à l’État de droit ; après la crise, de le miner par le maintien au moins d’une partie des règles et dispositions prises durant la période litigieuse.
Supposons que les temps de crise amènent à la violation de la Constitution, les dispositions textuelles n’auraient évidemment plus aucune utilité, mais surtout la Constitution elle-même risquerait à terme de ne plus avoir de majesté et finalement d’effectivité. Dans l’esprit d’un Benjamin Constant, marqué par le contexte révolutionnaire et la succession de coups d’Etat, la moindre violation de la Constitution était inacceptable car destructrice du texte. Le constitutionnaliste semble donc écartelé entre l’édiction de règles qui risquent de ne pas être respectées et l’absence de règles propice aux violations des droits de l’homme. Et c’est bien cela que le libéral a en tête : le risque que, ébranlé par une crise, l’État en sorte non seulement indemne – ce qui est l’objectif –, mais encore renforcé – alors même que l’objectif suprême est la conservation de l’individu et non pas de l’État.
La généalogie de la notion de « circonstances exceptionnelles » est d’ailleurs révélatrice. Initialement, celle-ci ne renvoie pas à la théorie des pouvoirs de guerre découverte par le Conseil d’État à la fin du premier conflit mondial, mais à l’interventionnisme local destiné à pallier l’insuffisance de l’initiative privée au début du XXe siècle, à la grande période dite du socialisme municipal…[2]
L’état d’urgence sanitaire issu de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 n’est malheureusement pas un texte isolé (I). Il n’est que le prolongement de nombreux dispositifs, d’autant plus préoccupants qu’ils se sont multipliés ces dernières années (II). Il amène à s’interroger dès lors sur la légitimité d’une législation d’exception et plus fondamentalement d’une disposition sur les situations de crise dans une Constitution (III).
- L’état d’urgence sanitaire
C’est à la suite d’une intense réflexion que la loi du 23 mars 2020 a modifié le Code de la santé publique en insérant un nouveau chapitre à ce sujet. Initialement avait été émise l’idée de l’utilisation de l’article 16 de la Constitution relatif aux pouvoirs exceptionnels du chef de l’État. L’idée était pour le moins saugrenue puisque, à l’évidence, les conditions n’en étaient pas remplies. En effet, les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux n’étaient nullement menacées d’une manière grave et immédiate. Quant au fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels, il n’était nullement interrompu. C’est tout d’abord par une série d’arrêtés du ministre de la Santé que le Gouvernement a paré au plus pressé avant que le Premier Ministre ne prenne, le 16 mars 2020, un décret de confinement – dont la légalité est au demeurant contestée par certains constitutionnalistes.
La loi du 23 mars 2020 dispose que l’état d’urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population » et ce, par décret en conseil des Ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. Sa prorogation au-delà d’un mois ne peut être autorisée que par une loi. Un décret en conseil des Ministres peut y mettre fin avant l’expiration du délai fixé par la loi le prorogeant.
Le Premier Ministre est habilité à limiter les libertés de dix manières différentes : restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ; interdire aux personnes de sortir de leur domicile sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine des personnes susceptibles d’être affectées ; ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement des personnes affectées à leur domicile ou tout autre lieu d’hébergement adapté; ordonner la fermeture provisoire d’une ou de plusieurs catégories d’établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion à l’exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité ; limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ; ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l’usage de ces biens ; prendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits ; prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ; enfin, prendre par décret toute autre mesure règlementaire limitant la liberté d’entreprendre pour mettre fin à la catastrophe sanitaire.
La loi encadre de plusieurs manières cette restriction des libertés : les décrets ne doivent avoir pour fin que de « garantir la santé publique » ; les mesures prises doivent être « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu » ; il doit y être mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires ; les mesures peuvent faire l’objet de recours d’urgence devant le juge administratif. Évidemment, le Conseil constitutionnel pourrait être ultérieurement saisi de la constitutionnalité d’une mesure par le truchement d’une question prioritaire de constitutionnalité. Ultérieurement seulement, puisque nul n’a saisi le Conseil constitutionnel pour vérifier la constitutionnalité de la loi !
- Les dispositifs de crise dans la constitution et la législation françaises
Dans son histoire républicaine, la France a connu plusieurs mécanismes de suspension des libertés : l’article 92 de la Constitution de l’An VIII, l’article 14 de la Charte constitutionnelle de 1814, l’état de siège par les lois des 9 août 1849 et 3 avril 1878, enfin l’état d’urgence par la loi du 3 avril 1955. L’utilisation de la Charte de 1814 amènera même à la chute du régime de la Restauration…[3]
La loi du 3 avril 1955 a été adoptée dans le contexte particulier de la crise algérienne. Cette législation d’exception a été votée pour éviter le régime juridique de l’état de siège et par conséquent pour empêcher le dessaisissement des autorités civiles au profit des autorités militaires. Paradoxalement, les effets de l’état d’urgence étaient encore plus sévères que ceux de l’état de siège, pourtant prévu en cas de péril imminent pour la sécurité intérieure ou extérieure. Selon la loi de 1955, l’état d’urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou bien en cas d’évènements présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamité publique. Les restrictions aux libertés apparaissent considérables : suivant les cas, interdiction de la circulation des personnes ou des véhicules dans des lieux et aux heures fixés par arrêté, institution de zones où le séjour des personnes est règlementé ; interdiction de séjour dans tout ou partie du département des personnes cherchant à entraver l’action des pouvoirs publics ; assignation à résidence de toute personne dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ; perquisition à domicile de jour comme de nuit ; restriction de la liberté de la presse ; compétence pour la juridiction militaire à se saisir des crimes ou délits. Par sa décision du 25 janvier 1985, le Conseil constitutionnel a écarté la thèse d’une abrogation implicite de la loi de 1955 qui, dès lors, fait toujours partie de notre ordre juridique. L’état d’urgence a notamment été décrété au cours de la crise néocalédonienne en 1985, sur les îles Wallis et Futuna en 1986, dans certaines communes de Polynésie Française en 1987, lors des émeutes de banlieues en 2005, puis après les attentats terroristes de 2015.
Il n’est pas inutile de noter que la France a émis une réserve d’interprétation lors de la ratification de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en 1974 et ce, au sujet de l’article 15 paragraphe 1 relatif au régime dérogatoire à la Convention. En effet, cette dernière disposition prévoit la possibilité exceptionnelle d’une dérogation au texte, mais il énumère les conditions matérielles, procédurales et temporelles permettant de respecter cette dérogation. La France a alors indiqué que les circonstances exceptionnelles mentionnées à l’article 15 de la Convention devaient se comprendre comme celles prévues tant à l’article 16 de la Constitution qu’à celles prévues par les lois sur l’état de siège et sur l’état d’urgence.
Les réactions des constitutionalistes à la nécessité d’une loi spécifique pour régler la crise sanitaire en 2020 ont été diverses. Pour les uns, il suffisait de s’appuyer sur l’état d’urgence du 3 avril 1955, pour les autres la loi du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur modifiant le Code de la santé publique était suffisante. Il n’en demeure pas moins que l’état d’urgence sanitaire comporte des points communs indiscutables avec l’état d’urgence issu de la loi de 1955, entre autres son instauration par décret et son éventuelle prorogation par la loi. On n’a pas manqué de relever combien les termes de la nouvelle législation pouvaient être larges : qu’est-ce qu’une « catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population » ? Certains n’ont pas manqué de relever qu’une simple grippe saisonnière était susceptible d’entrer dans les prévisions du nouveau texte… D’autres ont constaté que l’état d’urgence sanitaire donnait encore plus de latitude à l’exécutif puisque tant l’état de siège que l’état d’urgence requièrent l’intervention du Parlement pour une éventuelle prorogation au-delà d’un délai de 12 jours, alors que la nouvelle loi ne prévoit l’intervention du législateur que pour une prorogation au-delà d’un mois ! Enfin, si la loi de 2020 détaille les pouvoirs du Premier Ministre, elle le fait de manière particulièrement extensive en dix catégories distinctes, ainsi qu’il a été exposé.
- La légitimité des dispositions de crise
D’aucuns allèguent que la notion même de dispositions de crise est une hérésie juridique. Beaucoup s’accordent néanmoins à penser qu’il est préférable de prévoir des dispositions pour encadrer au mieux – sinon le moins mal possible – les situations exceptionnelles. Trois auteurs, de disciplines distinctes, permettent d’aiguiser la réflexion à cet égard.
Le politologue Carl Friedrich a proposé de prévoir plusieurs garde-fou : que le titulaire des pouvoirs exceptionnels soit nommé par un tiers ; que ce dernier détermine tant le début que la fin des pouvoirs attribués ; que ces pouvoirs soient conférés pour une période limitée ; enfin, que le but de la concentration des pouvoirs soit légitime, à savoir la défense de l’ordre constitutionnel[4].
L’économiste et esprit encyclopédique Friedrich Hayek n’a pas manqué de s’interroger sur les situations de crise dans le dernier volume de son maître ouvrage consacré à une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, et plus précisément à l’érection d’un nouveau modèle de Constitution. Il part du principe que certaines situations de crise obligent à suspendre le caractère contraint des pouvoirs du gouvernement et il donne notamment pour exemple, hormis la guerre, les catastrophes naturelles. Mais, comme tous les libéraux, il n’est pas dupe : il constate que « les situations de crise ont toujours été le prétexte sous lequel les sauvegardes de la liberté individuelle ont été démantelées ». Il s’attaque ensuite à l’objection de Carl Schmitt selon laquelle celui qui détient le pouvoir de proclamer l’existence d’une crise et conséquemment de suspendre l’application d’une partie ou de la totalité du texte constitutionnel, doit être considéré comme le véritable souverain. Il ne le nie pas fondamentalement, mais il tente d’en éviter les fâcheuses conséquences. Prolongeant la réflexion de Friedrich, il entend, dans son modèle de constitution, que l’autorité qui a le pouvoir de déclarer l’existence d’une crise ne puisse assumer les pouvoirs d’exception et que, parallélisme des formes oblige, elle ne détienne plus que la possibilité de révoquer l’organe mandaté ou de limiter les pouvoirs d’exception ainsi conférés[5].
Enfin, le constitutionnaliste Bruce Ackerman a suggéré, dans un article de 2004, de renforcer la puissance de la fonction législative pour encadrer l’état d’urgence. Pour ce faire, il prévoit un principe de super-majorité selon lequel le législateur approuve à bref délai l’état d’exception, lequel doit être renouvelé à intervalles réguliers et au surplus à majorité renforcée lors de chaque prorogation de l’état d’exception. Il faut voir dans la proposition émise par le juriste démocrate une défiance envers le système judiciaire, qu’il juge trop conservateur, et corrélativement une confiance accordée à la fonction législative[6].
Toutefois, rien n’empêche de prévoir des garde-fou tout à la fois législatif et judiciaire qui éviteraient une situation aussi déplorable que celle que nous avons dû subir lors de l’édiction et du fonctionnement de l’état d’urgence sanitaire. En effet, non seulement le Conseil constitutionnel n’a pas pu se prononcer sur la constitutionnalité de la loi du 23 mars 2020, ainsi qu’il a été déjà relevé, mais encore a-t-il couvert, dans sa décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020 sur la loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, une violation procédurale de la Constitution, à savoir la violation de l’article 46 alinéa 2 de la Constitution relative aux lois organiques et plus précisément le fait que le projet de loi organique ne pouvait être soumis à la délibération de la première assemblée saisie qu’à l’expiration d’un délai de 15 jours après son dépôt, et cela, dixit ledit Conseil, « compte tenu des circonstances particulières de l’espèce »… Quant au contrôle parlementaire, il a été presque aux abonnés absents puisque, dès le 17 mars 2020, la conférence des présidents de l’Assemblée nationale a suspendu la plupart des activités parlementaires et que, de son côté, le Sénat a seulement maintenu les questions au Gouvernement. La conférence des présidents de l’Assemblée a également décidé la création d’une mission d’information sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie, étant rappelé qu’une mission d’information ne dispose pas de pouvoirs d’enquête…
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Si les pouvoirs exceptionnels ont pour objectif de sauvegarder l’État, ce dernier n’est jamais qu’un moyen et non une fin. Il n’a d’autre légitimité que le respect de la liberté des individus. Même si les leçons de l’histoire confirment la grande crainte des libéraux d’un renforcement durable des pouvoirs de la puissance publique au prétexte des crises, nous aurons la naïveté de penser que les circonstances exceptionnelles ne doivent en aucun cas devenir des circonstances normales et qu’un état d’exception ne doit pas se transmuer en État d’exception.
[1] Carl Schmitt, Théologie politique. 1922, 1969, trad. Jean-Louis Schlegel, Gallimard, 1988, I, p. 15.
[2] Pascal Caille, « L’état d’urgence. La loi du 3 avril 1955 entre maturation et dénaturation », Revue du droit public, 2007, n° 2, p. 331.
[3] Loc. cit., p. 330 ; Frédéric Rolin, « L’état d’urgence » in Bertrand Mathieu (dir.), 1958-2008. Cinquantième anniversaire de la Constitution française, Dalloz, 2008, p. 611 ; François Saint-Bonnet, « Réflexions sur l’article 16 et l’état d’exception », Revue du droit public, 1998, n° 5/6, p. 1716.
[4] V. François Saint-Bonnet, L’état d’exception, P.U.F., 2001, p. 27.
[5] Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, Vol. 3, L’ordre politique d’un peuple libre, trad. Raoul Audouin, P.U.F, 1983, pp. 147-149.
[6] David Dyzenhaus, « L’état d’exception » in Michel Troper & Dominique Chagnollaud (dir.), Traité international de droit constitutionnel. Tome II. Distribution des pouvoirs, Dalloz, 2012, pp. 748-749.
Jean-Philippe Feldman est professeur agrégé des facultés de droit, Maître de conférences à SciencesPo et avocat à la Cour de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier en date Transformer la France. En finir avec mille ans de mal français, Plon 2018 (avec M. Laine). Il publiera prochainement Exception française. Histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron (Odile Jacob)