1. Des libertés économiques individuelles

Pour l’économiste, la Liberté se résout dans les libertés que l’agent économique va exercer dans ses choix soumis aux raretés s’exprimant sur les marchés. La Liberté n’est que l’ensemble des libertés particulières (et bien sûr interdépendantes).

L’État contrôle de plus en plus parfaitement nos revenus et nos activités marchandes, c’est-à-dire, notre contrainte budgétaire monétaire. Pour le choix d’allocation de notre temps disponible, des règles s’établissent également par des impossibilités (travail de nuit pour certaines catégories de population, temps de travail limité sur une période…) mais une large liberté demeure, y compris pour ce qui concerne le travail marchand. Même en état de guerre ou d’incarcération, l’individu garde des libertés dans l’usage de cette ressource rare (Soljenitsyne ne disait-t-il pas que sa liberté, sur l’ensemble de sa journée de détenu, était assurée par la demi-heure de bucheronnage qu’il effectuait librement chaque matin, avant l’éveil des autres prisonniers ?). C’est cette liberté dans l’allocation de notre temps que je me propose d’étudier ici.

On considèrera pour ce faire les analyses récentes des choix de temps d’activités, qui dépendent éminemment de l’inscription sociale des individus (tout particulièrement de la structure de leur réseau familial) : temps consacré aux activités marchandes rémunérées, temps de travail domestique, temps de loisir. Cette analyse doit être fondée, dans le cadre de la théorie de la production domestique, sur le modèle d’allocation du temps proposé par Gary Becker dans son article de 1965, dont on présente en Annexe une généralisation qui permet d’endogénéiser la valeur du temps, donc de la différencier selon les caractéristiques des individus.  

  •  L’analyse économique de l’allocation du temps

L’agent économique, qu’on le considère au niveau individuel ou dans son rôle au sein d’un ménage, fait usage de temps dans toutes ses activités économiques, sociales ou personnelles. Il s’agit ici du temps alloué à ces activités, non du choix du moment — passé, présent ou futur — où l’activité a lieu (substitution intertemporelle qui constitue un sujet plus ancien de la pensée économique). On sait que chacun dispose d’un temps limité, en fait usage de manière univoque (pour une unique activité, telle celle de s’alimenter) ou multiple (assumant plusieurs tâches dans le même espace de temps), est contraint par des usages obligatoires plus ou moins semblables d’un individu à l’autre (par exemple de sommeil) et ne peut échanger son temps sur un marché (bien que des échanges interpersonnels existent, par exemple au sein de la famille, ou intertemporels par retardement de certaines activités). L’origine de sa valeur tient fondamentalement au degré de substitution existant entre un temps d’activité personnelle (se couper soi-même les cheveux, activité opérée avec l’apport de certains biens ou services marchands) — classiquement dénommée production domestique — et un bien ou service marchand nécessitant un temps d’activité nul ou inférieur (aller chez le coiffeur) ainsi que, en deuxième lieu, le temps de travail marchand qui fournit les revenus nécessaires à l’achat des biens (payer le coiffeur). Sans cette possibilité de substitution, on ne peut considérer ce temps d’activité que comme une contrainte supplémentaire, s’ajoutant à la contrainte budgétaire de l’agent (c’est le mode de théorisation du temps d’activité dans l’analyse microéconomique classique). Ce sujet d’étude a été renouvelé par l’article fondateur de Gary Becker (1965) présenté en Annexe.

Un exemple : les choix alimentaires des jeunes retraités

Un exemple intéressant de l’importance de la considération de l’allocation de temps pour expliquer les comportements économiques individuels est l’étude de l’ensemble du processus alimentaire, dans ses deux dimensions d’achat monétaire et de production domestique des repas (course, préparation des plats, de la table). Ce comportement alimentaire a donné lieu aux Etats-Unis à un débat qui a longtemps partagé les économistes pour expliquer un fait empirique : les personnes entrant en retraite diminuent significativement leurs dépenses alimentaires et donc risquent une insuffisance alimentaire s’accompagnant de graves conséquences potentielles sur leur santé. Les économistes américains ont considéré que ce fait, statistiquement bien établi, constituait un paradoxe, dans la mesure où les ménages âgés, moins insérés socialement après leur retraite, devraient au contraire se consacrer à une amélioration de leur cadre de vie privé et en particulier à la qualité de leur alimentation. On observe en effet (Gardes, 2021, section 4.3), en considérant uniquement les couples sans enfants pour éviter les effets de taille, que la dépense alimentaire moyenne du ménage qui atteint la retraite baisse en France de 12,5% alors que l’effet statistique de l’âge du chef de famille entre ces deux types de ménage n’est estimé qu’à -1,6%. Un même phénomène est observé pour les ménages américains dont la dépense alimentaire diminue de 18% pour ces tranches d’âge en 2012. On a généralement expliqué cette baisse par la sortie du marché du travail, qui peut modifier les besoins alimentaires (en diminuant les efforts physiques) comme il peut changer les comportements (par la disparition des interactions sociales au travail), mais aucune explication de ce type n’a convaincu la profession.

Aguiar et Hurst (2007) ont donné une explication plus convaincante de ce paradoxe : en examinant la structure des composants alimentaires essentiels (glucose…) issus de la consommation de produits finaux (par l’intermédiaire d’une matrice de transformation de ces produits en leurs composants nutritifs élémentaires), ils ont prouvé que le vecteur de ces ingrédients élémentaires n’avait pas diminué lors du passage à la retraite, donc que l’alimentation des personnes âgées, obtenue par une production domestique différente et plus élaborée de leur processus d’alimentation avant la retraite, ne diminuait ni en qualité ni en quantité par rapport à la situation de pré-retraite.

A l’occasion de la retraite, une substitution s’opère donc des dépenses monétaires vers un temps domestique de préparation de l’alimentation. L’examen des budgets-temps des ménages français montre en effet que le temps consacré à l’alimentation augmente considérablement lors du passage à la retraite : de 30% par exemple en France dans la comparaison des ménages de la tranche d’âge 65-70 ans à ceux de la tranche des 55-59 ans (entre lesquels la dépense alimentaire monétaire diminue de 12,5%). L’estimation de la dépense complète d’alimentation (additionnant la dépense monétaire et la valeur du temps d’alimentation évalué à un coût d’opportunité propre à l’activité alimentaire) révèle que cette dépense complète ne change guère entre ces deux tranches d’âge, ce qui conforte donc l’explication donnée par Aguiar et Hurst : la retraite, dégageant du temps libre pour la production domestique, permet de diminuer les dépenses monétaires d’alimentation par des achats moins onéreux et l’acquisition d’ingrédients non transformés, et sans doute d’augmenter la qualité des repas produits plus complètement à domicile. L’analyse de la substitution entre les deux types de dépenses, monétaires et temporelles, s’avère donc essentielle pour comprendre ce paradoxe de l’alimentation des personnes âgées. Elle montre surtout qu’une intervention — coûteuse — de l’État sous la forme d’une taxation négative (par exemple par l’octroi de bons d’alimentation) entraînerait une surconsommation alimentaire des retraités, en contredisant en fait une liberté de choix qui les amène naturellement à adapter leur comportement d’alimentation aux nouvelles contraintes et aux nouveaux coûts de leur situation sociale.

3. Liens entre les applications de la théorie de la production domestique et les libertés économiques

De l’inégalité des niveaux de vie entre les ménages

La valorisation des temps d’activités marchandes et domestiques au niveau individuel (d’un ménage ou d’un individu) étend considérablement le champ d’analyse des comportements économiques individuels : l’intégration de la valeur temporelle de l’ensemble de la consommation des ménages permet ainsi d’estimer un revenu complet du ménage et de montrer (Gardes et Starzec, 2018) que l’inégalité de ces revenus complets est systématiquement inférieure à celle de sa composante monétaire (leurs évolutions étant sans doute également divergentes). Cela prouve que les libertés laissées aux ménages dans l’allocation de leur temps disponible leur permettent de compenser partiellement les inégalités dont ils souffrent sur le plan monétaire. Elles permettent aussi, par le calcul d’échelles d’équivalence complètes, de montrer que le coût relatif d’un enfant supplémentaire (intégrant toutes ses conséquences sur l’allocation du temps entre diverses activités) s’avère supérieur (relativement au coût de l’adulte supplémentaire) au coût relatif monétaire, ce qui remet en cause l’ensemble des échelles utilisées par la puissance publique pour ses diverses mesures de redistribution des revenus. En d’autres termes, le coût « complet » de l’enfant supplémentaire est plus élevé pour les ménages dont les revenus monétaires sont plus élevés. C’est une indication précieuse de la contrainte économique qu’introduit la présence d’enfants dans le ménage, donc de la liberté de choix (plus faible qu’il n’apparait sur le seul plan monétaire) qui leur est impartie du fait d’un alourdissement de leurs contraintes de ressources monétaires et temporelles.

De l’inégalité des prix virtuels

Le modèle d’allocation du temps avec un coût d’opportunité du temps endogène permet également d’estimer les prix complets des différentes consommations, dont Boelaert et al. (2017) ont montré qu’ils sont fortement corrélés aux prix virtuels issus des contraintes du choix ou aux ressources non monétaires des agents. On observe que ces prix virtuels, tout comme les prix complets, varient assez largement d’un ménage à l’autre, ce qui indique des différenciations sociales dans les conditions de choix économiques entre les ménages et explique ainsi une partie des différences observées dans les choix de consommation des ménages. Les individus étant mieux informés de leurs conditions de choix atteindront donc, si liberté leur en est laissée, un optimum social meilleur que ne le ferait un service de planification centralisé mal informé de ces spécificités individuelles. Par ailleurs, les autres agents sont encore plus mal informés que l’agent lui-même de ces prix virtuels, ce qui détériore également la décision collective en cas d’interactions sociales.

De l’inégalité de la valeur statistique de la vie humaine

Une autre application concerne une nouvelle évaluation de la valeur statistique (c’est-à-dire économique) de la vie humaine basée sur l’intégration de toutes les heures vécues par un individu au cours de son cycle de vie (avec une valorisation dépendant des caractéristiques de l’individu et en particulier de son âge). Cette évaluation fournit des valeurs proches de la moyenne de celles fournies par les méthodes alternatives (de l’ordre de 3 millions de dollars US de 2015, voir Gardes, 2018, Tableau 4). Ce type d’évaluation — qui, évidemment, doit être manié avec prudence tant il est vrai que la vie humaine n’est pas uniquement un bien économique — permet de pallier l’absence de tout calcul économique de la part de l’État lui permettant, par exemple, de comparer les gains des mesures de confinement à leur coût économique immédiat (sans parler des coûts futurs liés à la fragilité attendue des hommes et du tissu économique). Pour ce faire, il faut évaluer ces coûts (monétaires) et gains (en vies humaines) dans une même unité, qui ne peut être que monétaire. Si l’on suppose ainsi que les restrictions de la première année virale en France ont diminué d’un tiers le bilan mortel du virus, évitant 15000 morts, le gain en vies humaines s’évalue monétairement pour la France à 35 milliards d’euros au maximum, alors que le coût direct des restrictions, de l’ordre de 11% du produit intérieur, a été de 240 milliards. Cela ne conduit pas nécessairement à conclure que le confinement était une mauvaise idée, mais nous éclaire sur son bilan économique.

Dans le tableau précité (Gardes 2018), la valeur de la vie humaine est calculée avec une actualisation exogène (fixée à 3 ou 5%) ou endogène (dépendant de la valeur du temps, voir Gardes, 2022c) — cette actualisation est nécessaire pour ramener à un même instant des valeurs réalisées à des instants différents afin de pouvoir les comparer. On constate alors, sur des données microéconomiques observées au niveau des ménages, que l’actualisation par un taux de substitution intertemporelle spécifique à l’agent économique valorise le niveau d’éducation (avec une augmentation de la valeur économique de la vie de 70%, au lieu de 22% lorsque le taux d’intérêt psychologique est fixé de manière exogène). Ceci indique que la liberté laissée à l’agent de choisir sa préférence pour le futur augmente le taux de rendement de ses investissements en capital humain[1].

Par ailleurs, on constate dans ce même tableau que la valeur statistique de la vie humaine est fortement corrélée au PIB du pays dans lequel vit l’individu, mais que, de plus, son rapport au PIB est nettement plus élevé dans les pays développés (de 53 à 80%) qu’au Burkina Faso (de 27%) ou en Pologne (de – 3%). Le degré de développement économique d’un pays influence donc positivement la valeur économique relative des vies individuelles, avec un rapport de cette valeur au PIB per capita qui est maximal dans le pays le plus libéral dans ses institutions économiques.

4. Valeurs des temps, substituabilité des facteurs de production et libertés économiques

Les valeurs spécifiques aux activités domestiques

Les estimations d’un coût d’opportunité unique qui ont été discutées dans le paragraphe précédent s’obtiennent en supposant que la fonction d’utilité et les fonctions de production domestique ont des formes bien précises — des fonctions « Cobb-Douglas » — ce qui revient à faire l’hypothèse qu’il est facile de remplacer le facteur de production monétaire par le facteur de production temporel. La généralisation à une spécification plus large de la fonction de production — avec des élasticités de substitution constantes mais plus nécessairement unitaires (CES) — fournit des coûts d’opportunité spécifiques à chaque activité : alimentation, transport, logement. On constate alors que ces coûts d’opportunité varient proportionnellement avec le degré de substitution entre la dépense monétaire et la durée de l’activité considérée : ainsi, la valeur donnée au temps d’alimentation (fonction caractérisée par une faible substituabilité) est de deux euros et demi en 2000 en France, alors que la valeur moyenne pour le reste de la consommation (caractérisé par une élasticité de substitution presque double) est de cinq euros et demi[2]. On peut donc considérer que la liberté des ménages à substituer les deux facteurs de la production domestique, donc la flexibilité qui est assurée à cette activité privée, accroît la valeur qu’ils donnent à leur temps disponible, ce qui explique la diversité des valeurs du temps au sein de la sphère domestique.

Valeur du temps et taux de salaire marchand

On constate parallèlement que les estimations du coût d’opportunité moyen du temps (rapporté au taux de salaire moyen) dans ces cinq pays inégalement développés sont d’autant plus élevées que le pays est plus libéral. Cela signifie que les agents économiques profitent, dans un pays dont les marchés sont bien développés et ouverts à tous, d’une efficacité productive qui s’exprime non seulement sur le marché du travail mais également dans toutes leurs activités productives privées. Ces deux évidences empiriques indépendantes indiquent donc qu’un accroissement de la liberté individuelle (par les facilités de substituer les deux facteurs des productions domestiques, ou plus généralement d’échanger sur des marchés nationaux libéralisés) augmente la valeur du temps des agents économiques, et donc les revenus complets des ménages (revenus intégrant leurs ressources monétaires et la valeur de leur production domestique). Ce point est précisé dans la section suivante.

Évaluation d’un PIB élargi à la production domestique

Un Produit Intérieur Brut élargi à la production domestique (et éventuellement à la valeur des productions sur les marchés informels) sera augmenté par la valorisation du temps des individus dans la mesure où elle ne diminue pas plus que proportionnellement la durée totale des activités domestiques. On peut ainsi estimer qu’une libéralisation de l’économie française jusqu’au niveau américain (correspondant à une valorisation supérieure du temps disponible des ménages par rapport à leur taux de salaire marchand net) augmenterait le PIB élargi français de 12,5%, correspondant ainsi à 20% de PIB marchand. De même, la valeur statistique (économique) de la vie humaine d’un individu serait-t-elle accrue, comme on l’a constaté antérieurement, par une augmentation des coûts d’opportunité du temps individuel : cette valeur de la vie humaine peut donc être interprétée comme une mesure (monétaire) de la liberté qui est laissée aux individus de faire usage du temps terrestre qui leur est imparti.

Conclusion

Devant assurer à la fois (et ce devrait être ses seules priorités) la sécurité et la liberté des citoyens, l’État tend à privilégier la première, qui lui permet plus facilement d’acheter ses électeurs au moment opportun, au détriment des secondes. Or, les libertés économiques des individus s’exercent par leurs choix monétaires, qui dépendent du degré de libéralisation des marchés, mais également par leurs décisions d’allocation du temps, dont l’empreinte s’opère sur tout leur champ de vie. Les tentatives récentes — et assez réussies dans une France de robots — de l’État de les contrôler montrent que cette liberté, comme toutes celles qui s’insèrent dans la vie sociale, doit être activement préservée.

La seule considération de la dimension monétaire des choix économiques des ménages ne permet donc pas de révéler les menaces cachées contre les libertés individuelles qui peuvent s’exercer dans la sphère de leur production domestique, par des contraintes sans cesse accrues sur leur liberté d’allocation de leur temps disponible. Les analyses qui ont été examinées dans cet article ont en particulier montré l’impact potentiel de ces restrictions étatiques sur l’effet réel de la taille de la famille, sur les inégalités liées à la diversité des structures familiales, sur la faculté qui est laissée de substituer ses ressources économiques d’une période à l’autre, sur la valorisation spécifique de son temps dans des activités alternatives et sur le niveau des revenus complets des ménages. L’allocation par les individus de leur temps disponible est, me semble-t-il, un nouvel horizon fondamental où repérer les attaques des États contre les libertés économiques.

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Annexe :

Modèle de Becker et méthode d’estimation du coût d’opportunité du temps

Muth et Becker ont proposé dans deux articles indépendants d’analyser les décisions du ménage comme celles d’une petite entreprise soumise aux conditions des marchés et à leur technologie de production, qui correspond en l’occurrence à la production de biens et services domestiques et à la consommation des membres du ménage. La présence d’une contrainte des temps d’activité (ne pouvant dépasser les 24 heures d’une journée lorsque l’on considère conjointement le travail marchand et les activités de production domestique, en y incluant le sommeil) implique nécessairement une valorisation positive du temps disponible, puisque toute extension de son temps disponible sera considérée par l’agent économique comme un évènement favorable (il serait donc prêt à y consacrer un peu de ses disponibilités monétaires). La particularité du modèle de Becker consiste à introduire la contrainte de temps disponible de l’agent économique dans sa contrainte monétaire, en supposant que toute consommation de biens ou services marchands utilise une partie (supposée fixe par unité de bien marchand) de ce temps disponible et que le temps de production domestique ou de loisir peut être valorisé monétairement par le taux de salaire net de l’agent. Cette dernière hypothèse est particulièrement critiquable, d’une part parce que la substitution des temps de travail marchand au reste du temps disponible n’est pas parfaite, d’autre part en raison des évaluations empiriques, par enquête, de cette valeur (ou coût d’opportunité) du temps qui s’avèrent nettement inférieures aux taux de salaires nets.

Dans l’optique d’une substitution possible entre activités marchandes et domestiques, cette valeur du temps sera un coût d’opportunité que les premières analyses de l’allocation du temps identifient donc à sa valeur marchande (taux de salaire net des taxes et éventuellement des coûts spécifiques au travail marchand, de transport, d’habillement, par exemple dans l’article de Gary Becker de 1965) ou au taux de salaire minimum si l’on suppose une faible productivité aux tâches domestiques. Les enquêtes subjectives montrent que cette valeur du temps se situe en fait à un niveau moyen plus faible, de l’ordre de la moitié du taux de salaire individuel, et qu’il varie fortement d’un individu à l’autre. Il semble donc utile d’estimer ce coût d’opportunité au niveau individuel. L’objet du modèle exposé ci-dessous est d’évaluer économétriquement ce coût d’opportunité du temps.

Des modèles structurels complexes analytiquement et difficiles à estimer ont été proposés après l’article de Becker, principalement dans le cadre de l’analyse des choix de transport (ce qui limite l’interprétation de leurs évaluations). Le modèle structurel que j’ai proposé (Gardes, 2019) fournit une estimation du coût d’opportunité du temps à partir de la modélisation d’une utilité directe dépendant du volume des productions domestiques effectuées à l’aide des dépenses monétaires pour l’acquisition de biens et services marchands et des temps d’activité domestique. Les fonctions de production domestique sont supposées indiquer une substituabilité possible entre les facteurs de production monétaire et temporel, mais avec une élasticité de substitution unitaire (forme dite de Cobb-Douglas). Le coût d’opportunité du temps dépend donc des dépenses monétaires, des temps d’activité et des paramètres des fonctions d’utilité et de production domestique pour chaque consommation dont on observe les deux facteurs de la production domestique.

Le prix virtuel moyen du temps dépend également des caractéristiques des ménages, étant positivement corrélé à leur taux de salaire marchand (avec une élasticité de 0,65 par exemple en France) et à la position relative du ménage dans l’échelle des revenus, à la taille de la famille et à l’âge du chef de famille, augmentant jusqu’à 45 ans puis diminuant après (ces corrélations sont communes à tous les pays étudiés, développés ou non). On obtient ainsi les estimations suivantes de cette valeur du temps (rapportées en dollars de 2015) pour cinq pays sur les données individuelles des enquêtes monétaires et temporelles appariées :

  • 0,09 dollars au Burkina Faso (30% du taux de salaire moyen),
  • 10,93 au Canada (69% du taux de salaire),
  • 7,01 en France (52% du taux de salaire),
  • 4,26 en Pologne (43% du taux de salaire),
  • 12,75 aux Etats-Unis (74% du taux de salaire).

Ces évaluations sont discutées en section 3. La liberté qui peut être exercée par les agents économiques dans leurs allocations de ressources monétaires ou temporelles est donc très diverse selon les pays, et en particulier selon le degré de libéralisme de leur économie.

Le prix virtuel moyen du temps pour l’ensemble des ménages évolue par ailleurs selon la conjoncture économique : ainsi, est-il estimé pour les ménages américains (Alpman et Gardes, 2021) à 7,6 dollars (la moitié du taux de salaire) en moyenne avec une évolution liée de près au cycle économique — il croît durant la période de forte croissance (2004-2006) et atteint son minimum durant la Grande récession (en 2009). Malgré une légère croissance, ce prix virtuel du temps reste ensuite inférieur à son niveau d’avant crise durant la période de reprise économique (2010-2012). Selon que les ménages s’avèrent capables d’anticiper correctement ou pas l’effet des changements macro-économiques futurs sur leurs conditions de vie, et selon leur capacité de substitution entre les deux facteurs de leurs productions domestiques, ils pourront ou pas augmenter leur satisfaction. L’estimation de la valeur économique du temps nécessite donc la connaissance, au niveau de chaque ménage, des dépenses monétaires et des temps consacrés à la même activité. Cette information statistique, rare dans les enquêtes auprès des ménages, peut être obtenue par des appariements d’enquêtes de budgets des familles et d’enquêtes de budgets-temps dont le détail peut être trouvé dans Gardes et Starzec (2018), Alpman et Gardes (2019) et Gardes (2019). Certains ménages profiteront donc mieux que d’autres des substitutions intertemporelles de leurs ressources et de leur temps disponible.

Les statistiques de temps individuels

Les enquêtes de Budgets-Temps menées dans la plupart des pays (tous les cinq ans environ en France, annuellement dans l’American Time Use Survey aux Etats-Unis) ont été utilisées principalement, depuis cinquante ans, par les démographes, les sociologues ou dans des études économiques descriptives, pour comparer les budgets-temps de familles particulières (par exemple celui des familles où les deux époux travaillent comparées à une mono-activité), ou pour évaluer l’effet sur les usages de temps de l’âge ou de la présence des enfants (on trouvera une synthèse de ces travaux dans le livre récent d’Hamermesh, 2019). Ce type d’étude s’ajoute à l’examen des choix monétaires des ménages, mais ne peut y être intégré qu’en considérant simultanément leurs choix monétaires et temporels, ce qui est essentiel dans la mesure où une substitution existe entre ces deux dimensions.

Références

Aguiar, M., Hurst, E. (2007), “Life-Cycle Prices and Production,” American Economic Review, vol. 97, 1533-1559.

Alpman, A., Gardes, F. (2015), « Time Use During the Great Recession : Comment », Cahiers du Centre d’Économie de la Sorbonne, University Paris I Panthéon Sorbonne, nouvelle version 2020.

Alpman, A., Gardes, F. (2021), « La Théorie de la Production Domestique et la Résolution du Biais d’Endogénéité des Élasticités-Revenu Estimées sur Données Transversales », Revue Economique.

Alpman, A., Gardes, F. et Thiombiano, N. (2017), « Statistical Matching for Combining Time-Use Surveys with Consumer Expenditure Surveys: An Evaluation on Real Data », Cahiers du Centre d’Économie de la Sorbonne, Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2017.24.

Becker, G. (1965) “A Theory of the Allocation of Time,” The Economic Journal 75: 493􀀀517.

Boelaert, J., Gardes, F. et Langlois, S. (2017), « Consommation Marchande et Contraintes non Monétaires au Canada (1969-2008)», L’Actualité Economique-Canadian Review of Economic Analysis.

Canelas, C., Gardes, F., Merrigan, P. and Salazar, S. (2018), “Are Time and Money Equally Substitutable for All Commodity Groups in the Household’s Domestic Production?” Review of Economics of the Household, Mars, 217, 1.

Gardes, F. (2018) “On the Value of Time and Human Life,” Cahiers du Centre d’Economie de la Sorbonne, University Paris I Panthéon Sorbonne, 2018.28. Nouvelle version 2022.

Gardes, F. (2019) “The Estimation of Price Elasticities and the Value of Time in a Domestic Production Framework: an Application Using French Micro-Data,” Annals of Economics and Statistics, 135, September, 69-100.

Gardes, F. (2022a), « Évaluation des Mesures Expérimentales de Relèvement du Seuil de Revente à Perte et d’Encadrement des Promotions pour les denrées et Certains Produits Alimentaires (article 4 de l’ordonnance 2018-1128 du 12 décembre 2018) », Rapport au Parlement pour les Ministères de l’Économie et de l’Agriculture, Octobre, Direction de la Concurrence et des Prix.

Gardes, F. (2022b) « Sur la valeur du temps économique », Regards Croisés sur l’Économie.

Gardes, F. (2022c), “Infering Time Preference from the Value of Time: three models,” Working Paper, University Paris I Panthéon Sorbonne.

Gardes, F., Alpman, A. (2020), « Il est temps d’analyser la loi d’Okun et le bien-être des ménages en termes de production domestique, Revue Economique, Mai.

Gardes, F. and Starzec, C. (2018), “A Restatement of Equivalence Scales Using Time and Monetary Expenditures Combined with Individual Prices,” Review of Income and Wealth, vol. 64, 4.

Hamermesh, D. (2019), Spending Time: The Most Valuable Resource, Oxford University Press. 


[1]    Par ailleurs, le fait que le taux d’intérêt psychologique (c’est-à-dire la préférence pour le présent) augmente avec la valeur du temps montre que la liberté de l’individu de procrastiner, en retardant une décision, dépend de la valeur qu’il donne à ses temps d’activité.

[2]    Gardes, 2018, version de 2022. Becker semble être le seul dans la littérature qui ait proposé une explication de la diversité des coûts d’opportunité du temps selon l’activité de l’agent : son explication est fondée sur l’effort différentiel consacré par le ménage à ses diverses activités domestiques, ainsi que par le fait que certaines activités contribuent indirectement à l’efficacité d’autres activités, ce qui augmente la valeur du temps qui leur est consacré. Ces deux explications, sur lesquelles Becker ne reviendra pas par la suite, ne sont guère convaincantes et n’ont pas reçu de confirmation empirique.

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François Gardes

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