Les Editions Odile Jacob ont eu la bonne idée de publier en français le dernier ouvrage du prix Nobel d’économie Edmund Phelps qui y retrace sa vie intellectuelle[1]. Au-delà de quelques pages surabondantes d’autoglorification, cet ouvrage offre un passionnant résumé de la pensée – globalement libérale malgré certaines réserves – de l’auteur et de son évolution.

Edmund Phelps a commencé par travailler sur divers projets tendant à réconcilier ou réunir macroéconomie, concernant les grandes variables d’épargne, consommation…, et microéconomie, préoccupée du comportement des entreprises, des salariés, des investisseurs… Avec James Tobin, il a alors compris « l’importance de vérifier que les données empiriques confirment les modèles qu’on imagine » (p. 37). Il en fera une règle de ses recherches. Il s’est fait connaître en améliorant la courbe de Phillips postulant une relation inverse entre chômage et inflation et en déduisant les moyens d’action de l’Etat sur l’économie. Mais il a ensuite minimisé son apport à cette théorie bien peu libérale.

La première partie de sa carrière lui a permis d’explorer de nombreux territoires économiques. Même s’il a flirté avec les thèses keynésiennes à diverses reprises, de manière constante il a alerté sur le risque de l’accroissement sans fin des dettes publiques qui enfoncent « un coin entre la richesse et le capital, faisant baisser le capital en dessous du niveau auquel il se serait autrement établi et limitant la hausse des salaires réels en dessous du niveau qu’elle aurait normalement atteint » (p. 53) et font monter les taux d’intérêt réels. Une politique de déficit budgétaire nuit donc à l’investissement.  « S’il était vrai, écrit-il encore, que toutes les dépenses de l’Etat peuvent être financées sans conséquences par l’endettement, plutôt que par l’impôt, il n’existerait alors que des emprunts et pas d’impôts » (pp. 52-53).

Suite à la crise financière de 2008, il a d’ailleurs étudié une douzaine de pays pour savoir si ceux qui avaient procédé à la plus forte relance budgétaire après cette crise étaient ceux qui avaient connu la plus forte reprise. Ses conclusions ont été négatives.

Rapidement, il a intégré dans ses analyses l’idée, trouvée dans le livre de Frank Knight Risk, Uncertainty and Profit, 1921, de la prégnance de l’incertitude dans toute économie de marché. Au-delà des théories rationnelles, cette incertitude induit le recours à l’intuition, à la conjecture des personnes qui, ignorantes de l’avenir et parfois même d’une partie du présent, ont recours à leurs propres anticipations et croyances pour faire leurs choix.

Avec Robert Mundell, il s’est intéressé à l’économie de l’offre tout en s’inquiétant du risque d’augmentation de la dette publique qu’elle pouvait favoriser comme la politique de Reagan lui semblait le démontrer sans qu’il ait pris en compte les surcoûts de défense vis à vis du monde communiste engagés par ce dernier. Il ne réprouve pas tout Keynes, mais ce qu’il en garde est plutôt pour considérer avec ce dernier et selon les mots de John Kennedy qu’ « une marée montante soulève toutes les embarcations », ce qui aurait au fond le mérite de réhabiliter la théorie du ruissellement (Trickle down).

Au début des années 1990, il a été appelé par la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) pour initier les anciens pays de l’Est à l’économie capitaliste. Il était alors d’accord avec Leszek Balcerowicz, plusieurs fois ministre des Finances polonais avant de devenir président de la Banque nationale de Pologne en 2001, sur la nécessité de réintroduire un esprit capitaliste pour réussir la sortie du socialisme. Bien qu’il ait évoqué, de manière bien conformiste, le besoin d’un capitalisme « bien encadré » (!), la BERD, toujours sotte, a refusé sa contribution au motif que la banque n’avait pas à prendre parti sur le capitalisme.

Après quoi il a travaillé sur le chômage pour prendre conscience que celui-ci ne dépendait pas seulement de facteurs monétaires et macroéconomiques, mais aussi et peut-être plus de la structure réelle de l’économie : « la propension à démissionner ou à tirer au flanc, les effets de l’hystérésis de l’inactivité, les relations entre insiders et outsiders, les subventions de l’Etat-providence, les syndicats à la recherche de rentes, les effets de valorisation de bilans sur les marchés financiers, et le socle institutionnel » (p.161). 

Il s’est interrogé sur les moyens de rémunérer le travail de manière plus satisfaisante pour les salariés du bas de l’échelle de telle façon qu’ils soient autonomes. « La politique économique, écrit-il, doit donc garantir que les salaires proposés aux plus bas échelons de la société soient au moins suffisamment élevés pour assurer un revenu mais aussi pour attirer ces travailleurs vers le travail » (p.173). Il regrette que les seules solutions apportées par de nombreux gouvernements occidentaux à ce problème aient été de limiter les prérogatives des entrepreneurs, de rendre les licenciements difficiles ou encore de renforcer les effectifs du secteur public. Mais, malheureusement, ses propres proposions formulées dans son ouvrage Rémunérer le travail. Vivre de son salaire en régime de libre entreprise (1997) poussaient à la mise en place de subventions à l’emploi, ce qui n’allait pas vraiment dans le sens de l’autonomie et de la fierté du travail qu’il avait préconisé.

Puis vint le Prix Nobel qui lui fut remis le 9 octobre 2006 pour « son analyse des arbitrages intertemporels en politique macroéconomique ». Le lendemain, il publiait un article dans le Wall Street Journal sous le titre Dynamic Capitalism. Entrepreneurship is lucrative and just (Le Capitalisme dynamique. L’esprit d’entreprise est lucratif et juste) qui critiquait le capitalisme continental, corporatiste, et vantait le système capitaliste anglo-saxon, plus efficace et plus juste[2]. C’est après son prix Nobel qu’il fut sans doute le plus fécond. 

Très admiratif de la Théorie de la justice de John Rawls, Edmund Phelps n’en a pas vu les limites. Il en a retenu l’idée force que ceux qui travaillent doivent pouvoir être rémunérés de manière telle qu’ils puissent vivre dignement. Ce qui l’a conduit à condamner vivement toute idée de revenu universel « qui éloignerait les gens de l’emploi, en portant par là même atteinte à la dignité, au sens de l’appartenance à la collectivité, au respect de soi, au développement personnel et à la satisfaction professionnelle que seul apporte le travail » (p. 121).  Plus largement, dans la seconde partie de sa carrière, il s’en est inspiré pour recentrer ses études sur l’importance à accorder à la personne en considérant que le bien primaire le plus important est peut-être l ’« estime de soi » et le sentiment qu’a une personne que le travail accompli durant sa vie en vaut la peine. Il a souligné le rôle des rémunérations non pécuniaires, le fait que créer quelque chose, quoi que ce soit, a une grande valeur pour les individus. Il a voulu faire admettre aux économistes que les humains peuvent être autonomes et ont le pouvoir d’agir (p. 171). Cette vision a fondé sons analyse dans ses deux derniers ouvrages Mass Flourishing (La Prospérité de masse) en 2013 et Dynamism en 2020[3].

Après avoir travaillé sur les théories existantes pour les compléter ou les critiquer, Edmund Phelps s’est pleinement réalisé en proposant cette idée centrale que la croissance économique et plus généralement le progrès humain sont moins dus aux grandes découvertes comme le présentait encore la théorie de l’innovation de Schumpeter, qu’à la créativité présente en chacun de nous.

L’idée que tous les acteurs de l’économie sont doués de créativité puise bien sûr à la pensée de Mises, qu’il cite souvent, selon lequel l’action humaine est primordiale, comme à celle d’Israel Kirzner, dont il n’évoque pas le nom, qui considère que nous sommes tous des entrepreneurs. Phelps s’inspire de Knight, de Hayek, de Michel Polanyi, mais, ouvert à la philosophie, il invoque aussi l’influence sur son travail de Jefferson comme de William James et Henri Bergson.  Il défend l’idée que les plus grands progrès sont dus à la capacité d’initiative des employés à tous les niveaux de l’entreprise. Pour favoriser cette créativité, il faut encourager la satisfaction au travail et l’épanouissement du personnel afin de lui permettre de découvrir ses talents.

Dans un cercle vertueux et dynamique, l’indépendance, l’initiative et la participation des employés contribuent à leur développement et à leur réussite personnelle. Ce dynamisme « naît des personnes et non des incitations qu’offre le capitalisme ou tout autre système économique, même s’il faut des incitations pour que les gens exercent leur créativité à des fins souhaitables » (p. 199). Il considère que c’est cette « innovation indigène », à la base, qui a essentiellement été le moteur de la révolution économique qu’a connu l’Occident au XIXème siècle et en partie au XXème siècle. Ce dynamisme créateur a lui-même émergé, selon lui, de l’adoption de valeurs nouvelles, humanistes, telles que l’individualisme, le vitalisme (ou la volonté humaine de trouver une existence épanouissante), le goût du risque et de la nouveauté. Importance du travail et implication dans le travail sont les éléments essentiels qui permettent tout à la fois et réciproquement la plus grande satisfaction personnelle au travail et la meilleure créativité dans le travail.

Courageux, mais pas toujours téméraire, par souci peut-être de ne pas être exclu du sérail, Edmund Phelps a néanmoins beaucoup contribué à l’approfondissement des théories libérales. On peut le laisser conclure que :

« dans une société libre, ce sont les caractéristiques des individus, comme leurs valeurs, qui déterminent pour une large part les possibilités qui s’offrent à eux et à leur réussite. » 

Un livre instructif et intelligent à recommander aux esprits critiques.


[1]    Edmund Phelps, Mon voyage dans les théories économiques, Odile Jacob, Mai 2023.

[2]    Edmund S. Phelps, « Dynamic capitalism », Wall Street Journal, 10 octobre 2006, https://www.wsj.com/articles/SB116043974857287568

[3]    Edmund Phelps (2013), Mass Flourishing: How Grassroots Innovation Created Jobs, Challenge and Change, Princeton University Press, version française en 2017, La Prospérité de masse, Odile Jacob, Edmund Phelps (2020), Dynamism: The Values That Drive Innovation, Job Satisfaction, and Economic Growth, Harvard University Press.

About Author

Jean-Philippe Delsol

Jean-Philippe Delsol est docteur en droit et licencié ès-lettres. Il travaille comme avocat fiscaliste et préside l’IREF (Institut de Recherches Économiques et Fiscales). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier paru en 2022, Civilisation et libre arbitre, chez Desclée de Brouwer.

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