La critique du néolibéralisme utilise souvent les liens de Milton Friedman et de Friedrich Hayek avec la dictature chilienne du général Augusto Pinochet pour le discréditer et soutenir l’idée que le néolibéralisme est un libéralisme autoritaire qui privilégie les libertés économiques sur les libertés politiques. Ainsi, le politiste français Damien Larrouqué (2022[1]) de l’université Paris II Assas affirme avoir  démontré que la Constitution argentine de 1980 « a été pétrie par la doctrine juridique, politique et économique de l’intellectuel austro-américain » et que « l’ombre portée de la philosophie hayékienne a obscurci la transition démocratique et qu’elle s’illustre toujours empiriquement dans la survalorisation technocratique, dans l’incarcération de masse comme substitution à l’État social et dans une structure fiscale résolument régressive ». Le philosophe Grégoire Chamayou (2018[2]) de l’ENS Lyon prend l’exemple du Chili pour défendre la thèse selon laquelle le Chili est l’une des expériences les plus aboutie de ce qu’il nomme le libéralisme autoritaire. L’économiste Hélène Périvier[3] de l’OFCE dans le chapitre sur le néo-libéralisme de son livre sur l’économie féministe utilise la venue d’Hayek au Chili durant la dictature pour soutenir que le néo-libéralisme est en fait en rupture avec le libéralisme politique, l’idéal démocratique. Cette liste est évidemment non exhaustive et aurait pu être complétée par des auteurs anglo-saxons ou hispanophones.

Plaza de las Armas, Santiago, Chile

L’objet de cette note est de savoir si Hayek a soutenu la dictature chilienne et inspiré son action. Hayek a effectué deux voyages au Chili, le premier en 1977, le second en 1981. Lors du premier voyage, il rencontre le général Augusto Pinochet qui avait en 1973 mené un coup d’État pour renverser le président Salvador Allende. Lors du second, il affirme au cours d’une interview pour le journal chilien El Mercurio (12 avril 1981) : « personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme ». Cette phrase confirme-t-elle la thèse selon laquelle le libéralisme et plus particulièrement le néolibéralisme seraient prêt à sacrifier la démocratie pour la défense des libertés économiques et que l’expérience chilienne est le parfait exemple d’un gouvernement d’inspiration hayékienne.

La réponse donnée par cette note ne se veut pas originale. Elle se contente de reprendre les informations proposées par l’article publié sur le sujet dans la Review of Austrian Economics par les professeurs Bruce Caldwell et Leonidas Montes (2015[4]) respectivement des universités de Duke aux Etats-Unis et d’Adolfo Ibáñez au Chili. Ils y défendent, sur la base d’un travail d’archive et d’interviews, qu’Hayek n’a ni soutenu la dictature chilienne ni inspiré l’écriture de la constitution chilienne et en particulier ses articles les plus liberticides. Hayek a bien rencontré en 1977 le général Pinochet durant vingt minutes, il a bien réuni la société du Mont Pèlerin en 1981 au Chili à Viña del Mar, mais il n’est pas l’inspirateur des choix de politiques publiques du dictateur.

La première information importante livrée par l’enquête de Caldwell et Montes (2015) est que lorsque l’historienne Santa Cruz interview Hayek pour le journal El Mercurio du 19 avril 1981 et l’interroge sur le néolibéralisme, la première réponse d’Hayek est « Popper et moi sommes d’accord sur de nombreux sujets » et notamment la défense d’une société ouverte, mais « le problème » est que ni lui ni moi ne sommes néolibéraux (Caldwell et Montes 2015, p. 301). Il serait dans ces conditions presque inutile de continuer l’enquête. Si Hayek n’est pas néolibéral il ne peut pas inspirer une politique néolibérale. Il est intéressant, cependant, de reprendre un certain nombre de faits rapportés par les professeurs Caldwell et Montes pour mieux comprendre l’affirmation d’Hayek en avril 1981 et déconstruire la thèse d’un idéal libéral autoritaire.

Cette note traite donc des visites d’Hayek au Chili en 1977 et 1981 et se conclut par des réflexions générales sur cette rhétorique autour du néolibéralisme.

La visite de 1977

En 1977, Hayek rencontre le général Pinochet le 17 novembre (Caldwell et Montes 2015, p. 276) à la présidence. D’après les archives, Hayek n’aurait pas été prévenu de cette entrevue qui n’était pas dans le programme officiel de l’économiste autrichien à son départ d’Allemagne. La seule indication qui lui avait été transmise est une rencontre avec les plus hautes autorités du gouvernement chilien. Cette entrevue dura environ 20 minutes (p. 277). Il est très difficile de savoir ce que se sont dit les deux hommes, mais d’après l’article publié dans le journal El Mercurio le 18 novembre 1977, le Général Pinochet aurait demandé à Hayek de lui envoyer des travaux sur les maux de la démocratie illimitée et les vertus des démocraties limitées (p. 278).

Le Général Pinochet ne savait quasiment rien de l’œuvre d’Hayek et de ses idées. Il savait probablement seulement qu’il était Prix Nobel d’économie. Lors de cet entretien Hayek aurait défendu une thèse bien documentée aujourd’hui, celle des défaillances de la démocratie illimitée. La solution à ces défaillances est de renforcer les contraintes constitutionnelles afin de limiter les dérives autoritaires des démocraties illimitées. Car une démocratie peut, elle aussi, tomber dans des dérives autoritaires ainsi que l’histoire nous l’a trop souvent montré.

A aucun moment Hayek ne soutient les régimes autoritaires. En 1978 il soutient même que les gouvernements autoritaires ne sont pas plus à même de protéger les libertés individuelles que les démocraties. Ce qui ne signifie pas que les démocraties illimitées ne soient pas à l’origine de violations de ces libertés. C’est un régime démocratique qui a tué Socrate. Il n’est pas possible, de plus, de parler de la dictature Pinochet sans parler des dérives autoritaires du régime qui l’a précédé. Ce seratout l’enjeu de l’interview de 1981 et de son interprétation.

La visite d’Hayek est de plus essentiellement académique. Il se rend au Chili pour i) recevoir le titre de docteur Honoris Causa, ii) faire des conférences de presse, iii) rencontrer le corps enseignant de l’école de commerce de Valparaiso et iv) prononcer des conférences dans différentes universités. Hayek n’est pas invité par le gouvernement, mais par une personnalité connue du libéralisme d’Amérique du Sud, Manuel Ayau (p.279). Ayau avait fondé l’Universidad Francisco Marroquín au Guatemala et invité Hayek dans cette même université. Il avait été président de la Société du Mont Pèlerin (entre 1978-1980). C’est lui qui informe Hayek le 30 mars 1977 qu’il a obtenu des fonds pour inviter une personnalité du libéralisme à se rendre en Amérique latine. C’est cette même année qu’Hayek vient au Chili pour donner une conférence et recevoir un diplôme honorifique de la main du recteur de Universidad Técnica Federico Santa María.

Reste à savoir si cette entrevue a été décisive lors de l’écriture de la constitution de 1980. La thèse des tenants du libéralisme autoritaire repose sur trois propositions toutes contestables (Caldwell et Montes 2015 pp. 282-288).

  1. La première est que la rencontre d’Hayek avec le général Pinochet aurait constitué une consultation gouvernementale personnelle avant la rédaction finale de la constitution (p. 282). Cet argument est faible pour plusieurs raisons. La rencontre fut brève et, comme cela a été rappelé, construite sur une très grande asymétrie puisque le général Pinochet n’avait aucune connaissance de l’œuvre d’Hayek. De fait, les travaux d’Hayek étaient quasiment inconnus dans les années soixante-dix au Chili (p. 283). Son ouvrage le plus connu était probablement La Route de la Servitude. Son œuvre majeure des années soixante-dix, Droit, législation et libertés était méconnue.
  2. La seconde proposition est que Jaime Guzman, dont tout le monde reconnaît qu’il a joué un rôle important à la fois dans les discussions antérieures et dans la rédaction de la constitution, a été influencé par les idées de Hayek. En réalité les principales influences de Jaime Guzman étaient le thomisme catholique et les idées du juriste allemand Carl Schmitt (p. 283). Ce n’est pas le lieu de discuter des thèses du juriste allemand, membre du parti national socialiste durant les années trente. Mais ce dernier défendait que la dictature n’est pas le contraire de la démocratie, car elle repose sur une alliance mystique entre un chef et son peuple. Schmitt était fondamentalement anti-libéral. Le libéralisme était pour lui à la base de la société moderne et tout ce qu’il redoutait en provenait : vie bourgeoise, manchestérisme, matérialisme, le parlement et les partis, le manque de leadership politique (Stern 1961[5], p. 11). La démocratie est directe et non représentative. Une telle position est très éloignée de la pensée constitutionnelle d’Hayek. L’autre point important est que Jaime Guzman n’a pas écrit tout seul la constitution de 1980 (p. 284). Cette dernière fût le résultat d’un long processus qui avait commencé dès 1973. D’autre acteurs ont joué un rôle.
  3. Cela conduit à la troisième proposition. Hayek a exercé une influence directe via sa relation avec Pedro Ibáñez et Carlos Cáceres, les hôtes de Hayek lors de sa visite en 1977 (p. 285). « Ibáñez et Cáceres étaient l’un et l’autre membres du Conseil d’État ». Dans une interview, Cáceres confirme que le Mémorandum s’inspirait des idées développées par Hayek. Ce Mémorandum proposait cependant un gouvernement autocratique au suffrage limité. Un tel régime était formellement présenté comme inspiré par Hayek, mais il était de fait totalitaire et très éloigné de sa pensée (p. 285). Il serait aussi fallacieux de prendre l’expression « constitution de la liberté » qui a été utilisée par les promoteurs de la nouvelle constitution comme un éponyme du fameux ouvrage de Hayek. Dans le contexte chilien de l’époque, liberté signifiait antimarxiste. La constitution de 1980 comportait donc de nombreuses dispositions anti-démocratiques – rôle de l’armée, restrictions des libertés civiles et politiques et limitations constitutionnelles qui étaient injustifiables dans un cadre hayekien. Il est vrai, cependant, que cette constitution renforçait les garanties sur la protection des droits de propriété et les libertés économiques et établissait le principe de subsidiarité cher à la doctrine sociale de l’église.

L’interview de 1981

Le deuxième voyage d’Hayek au Chili est motivé par l’organisation de la conférence de la Société du Mont Pèlerin (p. 288). A l’origine de cette conférence et du choix du pays, il y a à nouveau Manuel Ayau. Jorge Cauas et Hernán Cortés Douglas, président et directeur exécutif du CEP, souhaitaient en savoir plus sur sa philosophie politique et sociale et obtenir des informations sur la manière de revenir à une société démocratique. C’est lors de cette seconde visite qu’Hayek va accorder une interview au journal El Mercurio le 12 avril 1981 et faire la déclaration que l’on a rappelé en introduction (Caldwell et Montes 2015, p. 295).

Dans cette interview il est question de l’accession au pouvoir de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, de la crise iranienne, de l’État providence et de la justice sociale. Hayek vulgarise à cette occasion la thèse qu’il a développé dans Droit, législation et liberté. Il s’inquiète des pouvoirs discrétionnaires de l’État et des privilèges qu’ils accordent à ceux qui le contrôlent. Hayek ne défend pas les régimes autoritaires. Il défend les démocraties limitées ou constitutionnelles contre les démocraties illimitées qui donnent à la majorité le pouvoir de soumettre les minorités. Il ne critique pas évidemment le retour au libre-échange et le renforcement des libertés économiques qui sont à ses yeux les conditions du progrès économique. Il estime même à juste titre que ces mesures de politiques économiques ont déjà porté leurs fruits. Elles ont amélioré les conditions de vie des Chiliens. Le taux de croissance du Chilien sur la période 1976 – 1990 est l’un des plus élevé d’Amérique du Sud (Figure A2). Il défend aussi le retour de la démocratie représentative et replace son propos dans l’histoire institutionnelle longue. Il annonce une thèse développée depuis par certains économistes des institutions que l’Amérique du Sud a une tradition autoritaire du fait de son mode de colonisation. Elle a reçu en héritage la tradition autoritaire espagnol.

C’est évidemment lorsque la journaliste chilienne, Renée Sallas, interroge Hayek sur la dictature que l’intérêt des tenants du libéralisme autoritaire se renforce. La journaliste pose à Hayek la question suivante. « Quel regard, de votre point de vue, devrions nous porter sur les dictatures ? ». La réponse d’Hayek[6] est la suivante.

« Eh bien, je dirais que je suis totalement opposé aux dictatures, en tant qu’institutions à long terme. Mais une dictature peut être un système nécessaire pour une période de transition. Il est parfois nécessaire pour un pays d’avoir, pendant un certain temps, une forme de pouvoir dictatorial ou une autre. Comme vous le comprendrez, il est possible pour un dictateur de gouverner de manière libérale. Et il est également possible qu’une démocratie gouverne avec une absence totale de libéralisme. Ma préférence personnelle va à une dictature libérale et non à un gouvernement démocratique où tout libéralisme est absent. Mon impression personnelle – et cela vaut pour l’Amérique du Sud – est qu’au Chili, par exemple, nous assisterons à une transition d’un gouvernement dictatorial à un gouvernement libéral. Et pendant cette transition, il sera peut-être nécessaire de maintenir certains pouvoirs dictatoriaux, non pas de façon permanente, mais de façon temporaire » (Hayek 1981, avril).

Hayek s’oppose donc clairement à l’installation d’une dictature durable. Il offre dans la suite de l’interview des exemples de pays qui ont après une période dictatoriale réussi à rétablir leur démocratie (Angleterre du XVIIème siècle et Allemagne de l’Ouest) et des exemples de pays qui ont échoué à revenir à la démocratie (Portugal de Salazar et Argentine de Perón). Il apparaît aussi optimiste pour le Chili. Il défend, en cohérence avec sa théorie des maux des démocraties illimitées, l’idée qu’une dictature peut utiliser son pouvoir pour limiter le pouvoir du gouvernement lorsque ce dernier sera à nouveau choisi par les urnes et dans un régime de libertés politiques. L’État a le monopole de la force, mais il faut en limiter l’usage grâce à des règles constitutionnelles et en particulier la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, une assemblée bicamérale et d’autres garanties (p. 297). L’affirmation selon laquelle il préfèrerait une dictature libérale à une démocratie illibérale ou illimitée est plus difficile à comprendre. Son idéal est une démocratie limitée (p. 297).

Pour Caldwell et Montes (2015, p. 297) elle trouve son origine dans la manière dont Hayek traite des liens entre liberté et contrainte dans son livre La Constitution de la liberté (Hayek 1960 [1993[7]]). Ils citent cette phrase à l’appui de leur argument. Elle se trouve au Chapitre 7 sur « la règle majoritaire » :

« Le libéralisme (au sens où le mot était pris au XIXème siècle en Europe, et auquel nous adhérons tout au long de ce chapitre) vise essentiellement à limiter les pouvoirs coercitifs de tout gouvernement qu’il soit ou non démocratique, tant que le démocrate dogmatique ne connaît qu’une seule borne au gouvernement : l’opinion majoritaire courante. La différence entre les deux idéaux ressort encore plus nettement si on évoque leurs contraires : pour la démocratie, c’est le gouvernement autoritaire : pour le libéralisme, c’est le totalitarisme. Ni l’un ni l’autre système n’exclut nécessairement ce que récuse l’autre : une démocratie peut effectivement disposer de pouvoirs totalitaires, et il est concevable qu’un gouvernement autoritaire puisse agir selon les principes libéraux » (Hayek [1960] 1994, p.101).

Le choix d’Hayek en 1981 entre gouvernement autoritaire respectant les principes libéraux et démocratie dogmatique violant le libéralisme est bien annoncé en 1960. Il repose sur les risques bien connus de dictature de la majorité, ici de l’opinion de la majorité, une opinion qui n’est pas toujours éclairée et qui momentanément ou durablement peut prendre des décisions contraires aux principes de la liberté.

Si on lit plus avant le chapitre 7 on comprend encore mieux la position d’Hayek. Les démocrates dogmatiques pensent que les lois votées sous le principe de la majorité sont bonnes. Les libéraux estiment « qu’il est bon que soit traduit en loi seulement ce qu’accepte la majorité, mais il ne croît pas que le résultat soit forcément une bonne loi » (Hayek [1960] 1994, p. 102). L’idéal libéral doit en ce sens être distingué de l’idéal des démocrates doctrinaires.

Il ajoute que l’expression libertés politiques est confuse, et conduit à identifier démocratie et libéralisme. Dans ce cas, « l’idéal de liberté ne peut rien dire sur ce que devrait être l’objet de l’action démocratique ». Pour dire la bonne loi il faut un autre critère que seulement le critère de majorité. Lorsqu’il y a accumulation de mauvaises lois, le risque est la prise du pouvoir par une majorité qui décide d’abandonner le principe de la majorité. Lorsque la démocratie viole la liberté, elle se fragilise elle-même. Elle crée les conditions de la dictature (Hayek [1960], 1994, p. 114). « Pour durer, la démocratie doit reconnaître qu’elle n’est pas la source-mère de la justice ; il lui est nécessaire de respecter une conception de chaque problème particulier (…) ». Il ne serait pas anti-démocratique dans l’esprit d’Hayek « de s’efforcer de persuader la majorité qu’il existe des limites au-delà desquelles ses actions cessent d’être bienfaisantes, et qu’elle doit respecter des principes qu’elle n’a pas élaborés » (Hayek [1960] 1994, p.114).

A la question pourquoi faut-il finalement privilégier la défense des libertés économiques sur la défense des libertés politiques ? Hayek donnerait cinq arguments.

  1. Les libertés politiques peuvent protéger les libertés individuelles, mais elles peuvent aussi les limiter. Cela dépend des préférences de la majorité, de l’opinion. Les libertés politiques ne sont pas en ce sens une condition suffisante. La condition suffisante est la liberté d’agir pour réaliser ses fins en toute connaissance de cause.
  2. Les libertés politiques et la règle de la majorité sont une menace pour les droits des minorités, leurs souverainetés.
  3. Les libertés politiques peuvent conduire à la dictature. Ce fut vrai en Allemagne dans les années trente, mais aussi au Venezuela au début du XXIème siècle. Cela pourrait expliquer aussi la montée des populismes qui désacralisent les vertus des libertés politiques et instituent en valeur suprême l’égalité réel ou la défense de l’identité nationale[8].
  4. Les dictatures libérales sont temporaires, car le développement économique crée les conditions du respect des libertés civiles. Il est facile de constater que les pays où les libertés économiques sont garanties, les libertés politiques le sont aussi et inversement (Figure A2).
  5. Une dictature libérale n’est pas vouée à s’installer durablement. Elle est temporaire. Si Hayek la défend c’est parce qu’elle peut, dans certains cas, protéger les minorités contre les gouvernements majoritaires totalitaires, à l’origine de la violation des droits individuels les plus élémentaires.

Conclusion

L’article des professeurs Caldwell et Montes (2015) est donc extrêmement utile et devrait être lu et étudié par les nombreux spécialistes et critiques du néolibéralisme, car il permet de clarifier la position de Hayek vis-à-vis de la dictature chilienne, de la dictature en générale et du néolibéralisme en particulier.

Hayek ne se définit pas comme néolibéral. Son idéal n’est pas le libéralisme autoritaire, mais un régime de démocratie limitée ou constitutionnelle qui protège la souveraineté individuelle contre la souveraineté de la majorité et ses dérives autoritaires. Ce qui n’a rien d’original. La liberté est privilégiée et peut être menacée par la majorité. Si tous nos choix doivent être validés par la majorité via une loi, le principe de souveraineté individuelle est inexistant, on peut dire ce que l’on veut, on peut voter pour le parti ou le candidat que l’on veut, mais une fois placé en minorité on est contraint de s’exécuter, on n’est plus libre d’agir comme on l’aurait fait s’il n’avait pas fallu demander à toute la collectivité l’autorisation d’agir selon sa volonté.

La position d’Hayek pose à la philosophie politique d’excellentes questions et crée aussi un malaise quarante années après les faits, malgré la qualité de l’argumentaire de Caldwell et Montes (2015), car la dictature libérale chilienne a bien commis des meurtres et des exactions qu’une démocratie illimitée n’aurait jamais légitimés. Si les citations d’Hayek proposés par Caldwell et Montes (2015) permettent de comprendre dans le cadre hayékien sa position, elles ne sont pas nécessairement suffisantes, à mon sens, pour la justifier sur le fonds. Je vois deux raisons à cette position.

  1. La première est que l’argument présenté par Hayek n’est pas juste en statique. Il ne peut se défendre que sous une condition. Pour préférer une dictature libérale à une démocratie socialiste il faut être certain que le socialisme conduise à la dictature. Il faut être certain que la révolution socialiste du Président Salvador Allende en 1970 conduise à une dictature socialiste. Une dictature libérale est supérieure à une dictature socialiste car une dictature socialiste confisque les libertés politiques et économiques alors qu’une dictature libérale ne confisque que les libertés politiques. Ce scénario n’est pas invraisemblable si on a à l’esprit la trajectoire politique du leader socialiste Hugo Chavez qui pour protéger sa politique à installer une dictature. Il est même en moyenne juste si on garde à l’esprit que les libertés économiques et politiques sont extrêmement corrélées (Figure A1). Mais il n’est pas nécessaire. En 1986, la politique du gouvernement Chirac a, par exemple, en partie démantelé les mesures de politiques publiques inspirées du programme commun de la gauche socialiste et communiste de 1981. En démocratie, l’alternance est possible[9].
  2. La seconde raison est morale. Rien ne justifie les exactions des dictateurs et de la dictature chilienne en particulier. On ne peut imaginer que la sortie de l’État de droit ne conduise pas à l’arbitraire. Il est vrai que la dictature chilienne a eu plutôt de bons résultats économiques relativement aux pays du continent sud-américain (Figure A2), mais l’éthique et l’ethos de la liberté interdisent de sacrifier la liberté pour la croissance économique. Hayek ne s’est pas trompé. La dictature chilienne a été temporaire et ses résultats économiques ont été plutôt bons. Mais une défense utilitariste de la liberté n’est pas suffisante. L’idéal libéral ne peut pas refuser la liberté aux ennemis de la liberté, ici le marxisme et tous les courants politiques qu’il a inspiré. Ce qui revient à rappeler la position soutenue par Joshua L. Cherniss (2021) dans son livre Liberalism in Dark Times [10]. Un libéral ne peut jamais utiliser la violence contre la violence, même si sa liberté est en jeu. Car il aurait le libéralisme sans les libéraux. Il ne peut pas interdire les libertés d’expression, d’association et de manifestation au nom de la liberté. L’insistance avec laquelle Hayek a souvent souligné l’importance de la persuasion, l’obligation pour les libéraux de convaincre, de transiter vers une société par l’argumentation et le travail académique est en accord avec ces deux arguments.

ANNEXE

Figure A1

En moyenne, les pays qui défendent les libertés économiques sont aussi les pays qui respectent le mieux les libertés politiques

Sources : Libertés économiques, Heritage Economic Freedom Index année 2023. Lien : https://www.heritage.org/index/explore (consulté le 06/06/2023) et Libertés politiques, Freedom House. Political Freedom Index année 2023. Lien : https://freedomhouse.org/countries/freedom-world/scores (consulté le 08/06/2023)

Figure A2

Moyenne des taux de croissance du PIB des pays d’Amérique du Sud de 1973 à 1990

Sources : Banque Mondiale. Croissance du PIB (% annuel). Lien : https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.KD.ZG (consulté le 09/06/2023). L’histoire politique qui sous-tend l’histoire économique du Chili via cet indicateur de croissance est la suivante. En 1990 est élu Président un homme politique de droite qui avait soutenu le coup d’État de Pinochet, mais s’était opposé à la nouvelle constitution de 1980, Patriccio Aylwin (1990 – 1994). Il est remplacé de 1994 à 2000 par Eduardo Frei Ruiz Tagle (1994-2000) puis par Ricardo Lagos (2000-2006). Le premier retour des socialistes au pouvoir date de 2006 avec l’élection de Michèle Bachelet jusqu’en 2010. Une alternative droite – gauche s’organise à partir de cette date avec l’élection en 2010 de Sebastian Binera, le retour de Michèle Bachelet de 2014 à 2018 et l’élection à nouveau de Sebastián Piñera de 2018 à 2022. Le Président actuel, élu en 2022, est Gabriel Boric et est socialiste.


[1]    Larrouqué, D., 2022. « Le savant sans le politique : La conception hayékienne de l’action publique au Chili », Terrains/Théories [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne le 20 décembre 2022, consulté le 08 juin 2023. URL : https://bit.ly/3LL97lI; DOI : https://doi.org/10.4000/teth.5126. Damien Larrouqué est docteur en science politique, membre de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (OPALC-Sciences Po) et chercheur associé au Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (CERSA-Paris 2).

[2]    Chamayou, G., 2018. La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique Editions. Grégoire Chamayou est philosophe, chargé de recherche au CNRS, ENS Lyon.

[3]    Périvier, H., 2020. L’économie féministe, Collection Essai, Presses de Sciences PO. Hélène Périvier est économiste à l’OFCE et préside le Haut conseil de la Famille.

[4]    Caldwell, Bruce J. and Montes, Leonidas 2015. “Friedrich Hayek and His Visits to Chile,” The Review of Austrian Economics 28 (3), 261-309.

[5]    Stern, F., 1961. Politique et désespoir, Paris, Armand Colin.

[6]    « Qué opinión, desde su punto de vista, debemos tener de las dictaduras? Bueno, yo diría que estoy totalmente en contra de las dictaduras, como instituciones a largo plazo. Pero una dictadura puede ser un sistema necesario para un período de transición. A veces es necesario que un país tenga, por un tiempo, una u otra forma de poder dictatorial. Como usted comprenderá, es posible que un dictador pueda gobernar de manera liberal. Y también es posible para una democracia el gobernar con una total falta de liberalismo. Mi preferencia personal se inclina a una dictadura liberal y no a un gobierno democrático donde todo liberalismo esté ausente. Mi impresión personal —y esto es válido para América del Sur— es que en Chile, por ejemplo, seremos testigos de una transición de un gobierno dictatorial a un gobierno liberal. Y durante esta transición puede ser necesario mantener ciertos poderes dictatoriales, no como algo permanente, sino como un arreglo temporal”. Interview de Friedrich von Hayek, Leader and Master of Liberalism by Renée Sallas El Mercurio (p. D8-D9), 12 April 1981, Santiago de Chile, traduction anglaise, Institut Hayek (2004-2005).

[7]    Hayek, F., [1960] 1994, La Constitution de la liberté, Paris, Litec, Préface Philippe Nemo.

[8]    On pourrait étendre la discussion à Buchanan, et à sa position vis-à-vis de cette même dictature chilienne, ou encore à Mises et à sa position vis-à-vis du fascisme italien. Voir : Farrant, A., et V., Tarko 2019. “James Buchanan’s 1981 visit to Chile: Knightian democrat or defender of the ‘Devil’s fix’ ?,” The Review of Austrian Economics 32, 1-20.

[9]    L’usage des grèves et des manifestations de rue pour bloquer la politique d’un gouvernement élu sur un programme de libéralisation de l’économie évidemment pose ici question, puisque l’on justifie la force contre les urnes. Il y a une asymétrie. L’installation du socialisme par les urnes est légitime, mais la libéralisation de l’économie par les urnes ne l’est pas complètement. Il serait légitime de s’opposer dans la rue aux attentes de la majorité.

[10]   Joshua L. Cherniss (2021). Liberalism in Dark Times: The Liberal Ethos in the 20th Century, Princeton University Press. Un compte-rendu de cet ouvrage a été publié dans le Journal des Libertés, Facchini F. (2021) numéro 20.

About Author

François Facchini

François Facchini est Professeur Agrégé des Universités en Sciences Économiques. Il est en poste à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et responsable du Programme Politiques Publiques du Centre d’Économie de la Sorbonne (CES). Il a récemment publié Les dépenses publiques en France, De Boeck Supérieur (2021).

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