Suite à l’épopée (toujours pas achevée au moment où nous écrivons ces lignes) des gilets jaunes en France, de nombreuses voix se sont exprimées en faveur d’un recours au référendum d’initiative citoyenne (RIC). L’expérience de la Suisse peut apporter des éléments de réflexion à ce sujet. Le succès relatif de la petite république voisine n’est guère contestable : elle est régulièrement consacrée l’un des pays les plus compétitifs et considérée comme le plus innovant pour la huitième année consécutive[1]. Signe d’insolence pour certains, elle ne fait pas partie de l’Union européenne et pourtant – ou peut-être grâce à cela – elle figure souvent en tête des classements européens, notamment en matière de liberté. La Suisse est l’un des pays les plus prospères, avec la fortune par habitant la plus élevée et, ce qui est également proche d’un record mondial, elle affiche un taux d’activité supérieur à 80%.
Au niveau du système politique, la démocratie directe est souvent avancée comme le facteur clé de ce succès. Elle en est avant tout le visage le plus visible et parfois le plus spectaculaire en raison d’initiatives peu « politiquement correctes ». Et n’est-il pas démontré scientifiquement que la démocratie directe rend plus heureux[2] ?
La signification centrale de la liberté individuelle
Or la Suisse n’a pas été fondée sous la forme d’une social-démocratie directe mais d’une république libérale, ou plus exactement d’une confédération républicaine de collectivités territoriales autonomes. Au XIIIe siècle, la Confédération s’est opposée à une tyrannie fiscale : les communautés initiales se sont unies contre les prétentions de la maison impériale autrichienne de Habsbourg en matière d’impôts afin de faire prévaloir leur souveraineté. Elles ne se sont pas appuyées sur le résultat des urnes mais sur le fonctionnement classique d’un État en vertu du droit naturel, à savoir la défense contre des attaques extérieures et l’administration de la justice sur la base du droit de propriété et de juges impartiaux. En fonction de ces principes, aucune majorité n’aurait pu discriminer une minorité ou redistribuer de l’argent en sa faveur, ce qui n’est plus le cas dans le système actuel de démocratie illimitée. Le Pacte fédéral de 1291 s’oppose explicitement au vol et prévoit qu’un confédéré qui vole ou détériore les biens d’un autre perd ses propres biens en compensation[3]. Une telle configuration n’accorde aucune place à un État social démocratique.
Le second texte fondateur, la Constitution fédérale de 1848, fait explicitement du libéralisme la doctrine d’État. Les prérogatives de la collectivité y sont strictement limitées. Les libertés individuelles comme la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté de mouvement et d’établissement, la liberté de croyance ou l’égalité du citoyen devant la loi y ont été renforcées et les idées de l’ancienne Confédération généralisées.
Ce qui est généralement sous-estimé, c’est que cette évolution n’a pas été le fruit du hasard, mais de l’engagement idéel intense des élites libérales et bourgeoises de l’époque, dans la presse (avec la création de journaux libéraux comme la Neue Zürcher Zeitung en 1780, la Gazette de Lausanne en 1798, le Journal de Genève en 1832 ou les Basler Nachrichten en 1844), dans l’art et la littérature, ou encore dans les écoles, où l’enseignement devait se concentrer sur la transmission de savoirs et de compétences personnelles. De plus, la responsabilité individuelle était devenue prépondérante dans l’éducation morale. Les historiens sont d’avis que sans cet engagement conscient des élites, le libéralisme en Suisse serait resté un phénomène marginal comme dans d’autres pays[4].
Le changement des mentalités entre la Réforme et les Lumières a en effet produit des effets qui sont allés au-delà des aspects religieux : il a permis à la raison individuelle de surmonter la superstition et la soumission aveugle aux autorités ; il a souligné la valeur de la formation et de l’activité professionnelle ; il a donné une dignité morale à l’esprit d’entreprise et de commerce de la bourgeoisie. La base religieuse commune a facilité l’échange des idées, en particulier avec les philosophes des Lumières écossaises, comme David Hume et Adam Smith. La Suisse a pu également profiter des expériences des fondateurs des États-Unis d’Amérique. La constitution américaine a profondément inspiré celle de la Confédération[5]. Les décideurs libéraux suisses se sont ainsi engagés en faveur d’un État très limité et par conséquent d’une politisation et d’une démocratisation restreintes de la vie économique et sociale.
Benjamin Constant, philosophe libéral très influent, né à Lausanne, l’a exprimé ainsi :
« Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante et qui est, de droit, hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable de tyrannie que le despote. La société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité sans être factieuse[6]. »
En d’autres mots : la règle de la majorité ne doit s’appliquer qu’à des questions qui exigent effectivement une décision collective. À l’inverse des socialistes et des collectivistes en quête d’une « démocratisation » de la société et de l’économie qui ouvre la voie à l’économie planifiée, les fondateurs libéraux ont mis en place un système constitutionnel qui a restreint la règle de la majorité. Le premier frein efficace à la démocratie des urnes provient de l’importante fragmentation politique du pays. La Constitution n’a accordé que des compétences limitées à la Confédération et garanti aux États fédérés, à savoir aux cantons, une autonomie considérable. Toutes les compétences publiques qui n’étaient pas explicitement attribuées à l’État central relevaient de la responsabilité des cantons. Le pouvoir original de la Confédération ne comprenait que la politique étrangère, l’émission de monnaie, la définition des poids et des mesures et la réalisation de quelques travaux publics.
L’État central suisse est donc resté peu significatif, malgré les tendances à la centralisation issues de la montée en force des idéologies socialistes et des deux guerres mondiales du siècle dernier. Le Conseil fédéral, d’inspiration technocratique et nommé par le parlement, et dont la présidence rotative est largement cérémonielle, a largement contribué à freiner l’activisme gouvernemental et à éviter le culte ridicule et immature de la personne observé au sein des dirigeants d’autres pays. De nombreux Suisses sont incapables de citer spontanément le nom du président de la Confédération et c’est très bien ainsi. Le rejet par plus de 76% de l’élection du Conseil fédéral par le peuple, en 2013, suggère que ce système n’est pas un inconvénient.
Même si l’État social actuel a tendance à affaiblir le libéralisme, le système suisse bénéficie de freins institutionnels puissants. Les taux d’imposition fédéraux maximaux et les taux de TVA sont par exemple fixés par la Constitution. Le frein constitutionnel à l’endettement, initié par le gouvernement lui-même en 2000, est aussi l’expression de cette culture politique libérale.
La Suisse est le pays le plus libre d’Europe[7] (au plan mondial derrière la Nouvelle-Zélande) grâce à ces freins institutionnels contre l’effervescence politique, et non grâce à la règle de la majorité.
Les historiens de l’économie reconnaissent que la Suisse doit sa prospérité à la liberté économique, et non à la démocratie des urnes. Durant la « fenêtre libérale » du XIXe siècle et dans le sillage de la révolution industrielle, d’innombrables pionniers, dont un grand nombre d’entrepreneurs venus de pays voisins, ont créé des entreprises devenues des groupes d’envergure mondiale comme Credit Suisse, UBS, Swiss Life, Swiss Re, Novartis, Roche, Georg Fischer, Schindler ou Nestlé. Par la suite, l’esprit entrepreneurial a été entravé par des révisions constitutionnelles qui ont accru la centralisation démocratique. Selon Joseph Jung, « l’esprit de pionnier s’est affaibli et les nouvelles exigences démocratiques ont rendu les grands projets plus difficiles[8] ». Cet esprit de pionnier s’est encore atténué avec le renforcement de l’État-providence et ses désincitations fiscales, même si la Suisse reste relativement compétitive en comparaison internationale. Le niveau de vie continue d’augmenter, mais à un moindre rythme que si l’État était moins obèse[9].
L’évaluation de la démocratie directe
Comment alors évaluer la démocratie directe dans un tel contexte ? N’est-elle pas la forme la plus élaborée de la règle de la majorité ? Il importe de porter un regard différencié sur les pratiques en la matière de la Suisse. Premièrement, la démocratie directe procure une forte légitimité au système politique. C’était déjà le cas de l’adoption de la Constitution fédérale en 1848 (grâce à l’engagement idéel cité plus haut des pionniers politiques libéraux) et de l’introduction en parallèle du référendum obligatoire pour les révisions constitutionnelles. Cette légitimation a contribué à la paix sociale : aucune révolution ne peut être imposée arbitrairement d’en haut. Deuxièmement, le pouvoir politique est circonscrit par la démocratie directe : les citoyens disposent d’un droit de veto sur les erreurs et les égarements des politiques. La démocratie directe limite ainsi dans une certaine mesure les effets négatifs de la démocratie parlementaire. Ce droit de veto contre de nouvelles dépenses, des projets de prestige, de nouvelles réglementations ou des hausses d’impôts est un frein au collectivisme et non son accélérateur. Il n’est donc pas approprié de ne considérer la démocratie directe que comme une simple extension de la règle de la majorité politique ou, pire, une exaltation du « peuple ».
Ce frein est d’autant plus efficace qu’il s’accompagne d’un droit de veto encore plus incisif, celui des cantons, dans les affaires constitutionnelles. Le plus petit canton, malgré ses 36 000 habitants, dispose du même poids politique que le plus grand, avec 1,5 million. Du point de vue libéral, la majorité des cantons est un contrepoids bienvenu à la démocratie illimitée que représenterait la simple majorité du peuple. La majorité des cantons a par exemple évité à la Suisse, en 2013, un article constitutionnel paternaliste en matière de politique familiale, un domaine où la politique n’aurait pas à intervenir. Plus frappant encore : le Conseil fédéral n’a pas pu introduire en 1975, malgré une large majorité du peuple, un article constitutionnel en faveur d’une politique conjoncturelle active. À cette époque, le Jura n’était pas encore un canton et le résultat fut de onze cantons contre onze. En l’absence de majorité des cantons, cette loi d’inspiration keynésienne n’a pas pu être mise en œuvre.
On ignore parfois aussi que la démocratie directe, grâce notamment à l’engagement idéel des libéraux, a longtemps freiné l’extension d’un État providence inutile et purement substitutif, et en particulier des assurances sociales liberticides, déresponsabilisantes et hostiles à la propriété. Dès la fin du XIXe siècle, les socialistes et les étatistes ont exercé de fortes pressions en faveur d’un État social étendu. Pourtant l’AVS (Assurance vieillesse et survivants) n’a été introduite qu’en 1948 (de plus avec l’aide du régime des pleins pouvoirs qui était en vigueur durant la Seconde Guerre mondiale), l’assurance invalidité en 1960 et l’assurance maladie collectiviste seulement en 1996. L’AVS, considérée aujourd’hui comme une « vache sacrée » de la politique suisse, a été rejetée par 60,3% des citoyens en 1931 après la forte opposition des libéraux (y compris de la presse), qui ne manquaient pas d’arguments solides et convaincants. L’actuelle loi sur l’assurance maladie a également été précédée d’une longue série de défaites devant le peuple. La résistance de la population s’est nourrie de la solidarité volontaire qui fonctionnait parfaitement au sein des métiers, des régions et des confessions.
Lors d’un référendum en 1890, les citoyens avaient déjà rejeté par 70% des voix une loi sur l’assurance maladie et accident qui s’inspirait grandement de la législation allemande. Le même schéma s’est répété pour d’autres assurances et systèmes de prévoyance, aujourd’hui étatisés, mais auparavant offerts plus efficacement par l’économie privée et la société civile[10].
La démocratie directe devient toutefois problématique lorsque le climat d’opinion est moins libéral et que l’État providence a pu être étendu. Elle cimente le statu quo plutôt que de faciliter les réformes nécessaires, et elle accroît le pouvoir des politiques qui s’en servent pour des motifs électoralistes. Les initiatives populaires soulignent clairement ce type de danger. Des initiatives pour le moins insolites et dangereuses pour le système libéral obtiennent un soutien parfois assez étonnant. Parallèlement, les réformes de la prévoyance et du système de santé, pourtant urgentes, sont bloquées.
Dans ces situations, la démocratie directe peut se transformer en une dangereuse dictature de la majorité. L’acceptation de l’initiative sur les résidences secondaires, en 2012, en témoigne : elle a conduit à la spoliation, et parfois à la ruine d’une minorité de propriétaires. Les équilibres entre terrains à bâtir et zones destinées à d’autres utilisations doivent être définis au niveau local et par le marché. Dans ce cas, la démocratie directe a rendu possible une limitation moralement irresponsable et économiquement désastreuse de l’autonomie privée.
D’une manière générale, le processus de décision collectif et les décisions populaires font oublier que la forme de démocratie la plus directe et la plus avantageuse n’est pas politique : l’économie de marché, qui est indissociable de la liberté individuelle. Celle-ci permet aux entrepreneurs, aux investisseurs et aux consommateurs de voter individuellement avec leurs francs, leurs euros ou leurs dollars. Ainsi que l’a décrit Ludwig von Mises, le système de production libre s’apparente à une démocratie économique dans laquelle chaque centime donne droit à une voix :
« Les consommateurs représentent la souveraineté populaire. Les capitalistes, les entrepreneurs et les chefs d’entreprises agricoles sont les mandataires du peuple souverain. S’ils n’obéissent pas, s’ils ne parviennent pas à produire au coût le plus bas les biens que réclament les consommateurs, ils perdent leur poste[11]. »
Une telle forme de démocratie ne protège pas seulement les droits de liberté individuels, mais elle améliore aussi les conditions de vie et l’espérance de vie.
Les évaluations internationales du niveau de liberté économique et de l’évolution des revenus soulignent la relation positive significative entre la liberté économique, la prospérité, la croissance économique, la réduction de la pauvreté et l’espérance de vie. Les États qui figurent dans le quartile supérieur de l’échelle, c’est-à-dire les pays les plus libres, présentent un revenu par habitant de 40 376 dollars, ceux appartenant au quartile inférieur, soit les moins libres, un revenu par habitant de seulement 5 649 dollars. Le revenu des 10% les plus pauvres de la population appartenant au quartile le plus libre atteint 10 660 dollars, celui de leurs homologues du quartile le moins libre 1 345 dollars. Le revenu des 10% les plus pauvres dans les économies libérales est plus de deux fois supérieur au revenu moyen des économies les moins libres. L’espérance de vie du quartile des pays les plus libres (79,5 ans) est supérieure de 19 ans à celle du quartile le moins libre[12].
Grâce à la liberté économique introduite avec la Constitution de 1848, la Suisse a présenté dès 1860 l’un des revenus par habitant les plus élevés au monde. En 1913, les Suisses n’étaient dépassés que par les Américains, les Canadiens et les Anglais[13].
Le rôle décisif du « vote par les pieds »
Sous l’angle institutionnel, un autre aspect, dont nous avons déjà relevé le rôle plus haut, influence le bien-être davantage que la règle de la majorité. Il s’agit de la fragmentation politique et de la concurrence des systèmes juridiques et fiscaux facilitant le « vote par les pieds ». Les expériences de la Suisse et de l’Europe sont très éclairantes à ce propos. Elles expliquent pourquoi certains pays et continents encouragent la liberté économique et prospèrent davantage que d’autres.
L’Europe en est la parfaite illustration. La concurrence entre les collectivités politiques et l’absence de gouvernement central après la chute de Rome sont deux moteurs essentiels de son développement, en plus de la concurrence religieuse de la Réforme. Ces facteurs ont permis la Renaissance, les Lumières, la Révolution industrielle et l’énorme accroissement de richesses et de l’espérance de vie qui ont suivi. La fragmentation politique de l’Europe a en effet permis à des individus productifs et innovants de se déplacer avec leur capital sur les territoires les plus accueillants. La fragmentation a encouragé la dissidence politique et rendu possible l’ascension de villes libres et l’avènement de parlements bourgeois. La concurrence politique entre États a également mis fin à l’imposition arbitraire et excessive des activités productives. Des pays moins libres ont aussi été incités à tirer les leçons des effets positifs évidents de la concurrence. L’historien David Landes dresse le constat suivant : « La fragmentation a conduit à la concurrence et la concurrence à prendre bon soin des bons sujets[14]. » Certains historiens sont même d’avis qu’une Europe politiquement unie serait demeurée au stade préindustriel[15].
La fragmentation du pouvoir politique s’avère en effet le meilleur frein « pratique » à l’oppression politique et la plus importante protection de la liberté individuelle. La rivalité pacifique entre les collectivités et la liberté de mouvement des citoyens sont des facteurs décisifs. L’économiste Nathan Rosenberg décrit comme suit la condition d’une croissance économique durable :
« le libre-échange au sein d’un espace divisé en États rivaux dont chacun est trop petit pour rêver de guerres impérialistes, et trop inquiet de la concurrence d’autres États pour faire peser sur son propre espace économique des coûts excessifs[16]. »
La diversité et la concurrence entre États continuent de produire leurs effets positifs aujourd’hui. La Suisse est de loin le pays le plus fragmenté d’Europe avec ses 26 cantons et demi-cantons ainsi que ses 2200 communes pour seulement 8,4 millions d’habitants.
Premièrement, la concurrence entre des collectivités territoriales relativement petites et ouvertes favorise l’accumulation du capital en favorisant les arbitrages en faveur de meilleures politiques publiques, notamment au niveau fiscal, qui pénalisent moins l’épargne. Il en découle une hausse des investissements, une augmentation du nombre d’emplois à forte productivité et finalement une plus grande prospérité. Deuxièmement, la diversité et la concurrence entre États encouragent la mise en œuvre de nouvelles pratiques et d’idées politiques innovantes. Le frein à l’endettement au niveau fédéral en témoigne : il a d’abord été introduit et mis en œuvre avec succès dans certains cantons ; ce n’est que par la suite que le gouvernement central en a repris l’idée. Généralement, plus les décisions prises sont proches du citoyen, et plus il est aisé pour celui-ci d’émigrer dans une autre collectivité, plus les politiques publiques correspondent aux réels besoins et aux préférences de la population : la démocratie politique fonctionne toujours mieux dans des collectivités fragmentées en vertu d’une plus grande symétrie entre les décideurs et les personnes concernées par les décisions.
Conclusion
Les leçons à tirer de l’expérience suisse, si l’on veut que l’Europe et ses différents pays renouent avec la croissance et la prospérité, s’articulent autour de trois axes :
- Premièrement, un recalibrage de l’État central est urgent. La plupart des compétences publiques devraient être retournées aux municipalités et aux régions, en leur redonnant leur souveraineté fiscale. Un tel recadrage, qui devrait passer par la suppression, sans remplacement, des impôts directs au niveau central, déclencherait un processus de concentration sur l’essentiel et remettrait en question l’État-providence national aux fondements largement idéologiques, qui aujourd’hui, dans de nombreux pays, décourage l’activité et incite à la dépendance. La France, en particulier, devrait repenser fondamentalement sa décentralisation, en partant du bas vers le haut, et non l’inverse.
- Deuxièmement, il ne faut pas mettre trop d’espoir dans les instruments de la démocratie directe. En Suisse, l’initiative populaire, notamment, s’est entretemps transformée en outil de marketing politique. Elle conduit à une politisation accrue de la société et à l’érosion de la culture politique libérale. Mieux vaudrait revenir à l’ambition de départ et en faire un instrument de proposition au service de la société civile. Dans d’autres pays européens, comme la France, des décennies d’État-providence ont par trop érodé le respect pour les libertés individuelles et sacralisé des « droits » sociaux qui légitiment la spoliation d’une partie de la population au profit des autres. Dans un tel contexte la démocratie directe éloignerait la société plus qu’elle ne la rapprocherait d’une prospérité retrouvée pour tous.
- Sur la base d’une constitution libérale, il faudrait limiter les atteintes à la liberté, c’est-à-dire les nouvelles dépenses publiques, les relèvements des impôts et la création de nouveaux impôts et de nouvelles réglementations. Les réformes qui augmentent la liberté individuelle, en particulier au niveau économique, sont celles dont l’Europe a aujourd’hui le plus besoin.
Ces axes institutionnels renforceraient l’éthique libérale et l’État de droit, la liberté individuelle, la société civile et l’économie de marché libre, et donc les fondements de la prospérité de tout pays : la liberté individuelle, et non la démocratie plébiscitaire. Pour conclure avec Benjamin Constant : « La liberté personnelle est le premier des besoins de l’homme. En conséquence, il ne faut jamais lui en demander le sacrifice pour établir la liberté politique[17]. »
[1] Cornell-INSEAD-WIPO Global Innovation Index 2018.
[2] Cf. Alois Stutzer et Bruno S. Frey, « Stärkere Volksrechte- Zufriedenere Bürger: eine mikroökonometrische Untersuchung für die Schweiz », Swiss Political Science Review, vol. 6, no 3, automne 2000, p. 1-30.
[3] Pacte fédéral, article 8.
[4] Cédric Humair, 1848 Naissance de la Suisse moderne, Lausanne, Antipodes, 2009, p. 35-36.
[5] Cf. James H. Hutson, The Sister Republics: Switzerland and the United States from 1776 to the Present, Washington D.C., Library of Congress, 1991.
[6] Benjamin Constant, Principes de politique, Paris, Hachette, [1806] 1997, p. 51-52.
[7] Cato Institute/Fraser Institute/Friedrich-Naumann Stiftung, Indice de la liberté humaine 2018.
[8] Joseph Jung (dir.), Schweizer Erfolgsgeschichten. Pioniere, Unternehmen, Innovationen, Zürich, Verlag Neue Zürcher Zeitung, 2013, p. 13.
[9] Cf. Institut Libéral, « L’impact mesurable du poids de l’État sur la prospérité », Perspectives, 1/2014, p. 6.
[10] Pierre Bessard, « Der lange Irrweg zum Schweizer Sozialstaat », in : Pierre Bessard et Christian Hoffmann (dir.), Sackgasse Sozialstaat: Alternativen zu einem Irrweg, 3e édition, Zurich, Edition Liberales Institut, p. 37-48.
[11] Ludwig von Mises, La Bureaucratie, Paris, Librairie de Médicis, 1946, p. 27.
[12] Institut Libéral, Indice Fraser de la liberté économique 2018.
[13] David S. Landes, Richesse et pauvreté des nations – Pourquoi des riches ? Pourquoi des pauvres ? Albin Michel, 2000.
[14] Ibid., p. 36.
[15] Ibid., p. 528.
[16] Nathan Rosenberg et L.E. Birdzell Jr., How the West Grew Rich: The Economic Transformation of the Industrial World, New York, Basic Books, 1986, p. 138-139.
[17] Benjamin Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », 1819.