Du Pape François – Artége (2020)
Le pape François a publié récemment une nouvelle encyclique, à caractère social, Fratelli tutti (« Tous frères »). Le titre est tiré des Admonitions de François d’Assise, ce qui explique que, contrairement à la plupart des encycliques dont le texte latin est la version officielle, cette encyclique porte un titre italien, puisque c’est une citation. Il en était de même pour Laudato si’ emprunté au même François d’Assise.
Il n’y a rien de surprenant à ce choix, puisque le pape a choisi son nom de François en référence à François d’Assise, pour lequel il ne cache pas son admiration. D’ailleurs, l’encyclique a été officiellement signée par le pape à Assise, le 3 octobre 2020, veille de la fête de saint François d’Assise. Cette référence permanente à François d’Assise s’explique par de nombreuses raisons, en particulier par son amour de la nature (on sait que François est très sensible aux questions écologiques) et aussi par son intérêt pour le dialogue interreligieux.
La fraternité, thème permanent de la pensée de l’Église
Quant au sujet lui-même, « tous frères », c’est un thème permanent de la pensée de l’Église, qui considère que tous les hommes ayant été créés par Dieu, et donc ayant le même père, sont frères par nature. Et cela indépendamment de toutes conditions de sexe, de statut social, de culture, de race, de nationalité ou de religion. Après tout, saint Paul disait déjà :
« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. » (Épître aux Galates, 3,28).
Comme toutes les encycliques sociales, celle-ci, par son sujet même, s’adresse non seulement aux fidèles de l’Église catholique, mais aussi à tous les hommes « de bonne volonté », puisque nous vivons tous ensemble dans la même société humaine. D’ailleurs, ce thème de la fraternité de tous les hommes, s’il est dominant dans la pensée chrétienne, ne lui est pas propre et, après tout, la devise de notre République laïque contient ce terme de fraternité. Il est vrai qu’en pratique, dans les discours politiques comme dans la législation, on insiste plus en France, suivant sa sensibilité, sur la liberté ou sur l’égalité, oubliant souvent le troisième terme de la devise républicaine, mais justement la fraternité est probablement un moyen de sortir par le haut de cette opposition artificielle et d’équilibrer les excès de l’une comme de l’autre. Ma liberté n’est pas de faire n’importe quoi qui puisse nuire aux autres et à leurs droits, puisque nous sommes frères, et l’égalité ne peut être un égalitarisme forcé, mas doit résulter de la fraternité.
Pour en revenir à François, ce thème était déjà présent dans le Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune, texte signé le 4 février 2019 à Abou Dabi aux Émirats Arabes Unis avec le grand imam de l’Université Al-Azhar : toujours la dimension du dialogue interreligieux. François fait d’ailleurs référence à ce document dans de nombreux passages de son encyclique. Laissons de côté les polémiques stupides et inutiles, tellement à la mode aujourd’hui dans certains milieux, sur le titre, qui exclurait les femmes : d’abord, c’est une citation, et justement pour éviter l’ambiguïté qui pourrait exister dans certaines langues, le titre restera en italien dans toutes les traductions ; ensuite, le mot frère, comme le mot homme, par exemple, peut, en français, concerner un individu de sexe masculin ou, au contraire, avoir un sens plus large, incluant les hommes et les femmes. Dire qu’un « homme sur deux est une femme » est correct du point de vue de la langue et de la grammaire ! La polémique est en outre déplacée quand on connait l’opinion du pape François au sujet du rôle et de la place des femmes.
S’agit-il d’une encyclique sociale ? Cela semble évident lorsqu’on regarde le sous-titre de l’encyclique : « Sur la fraternité et l’amitié sociale ». Jean-Paul II rappelait déjà dans Centesimus annus que l’on trouvait dans l’enseignement de l’Église une équivalence entre les termes de solidarité (« comme on dit aujourd’hui », précisait-il), d’amitié, de charité sociale, voire de civilisation de l’amour, termes utilisés par ses prédécesseurs Léon XIII, Pie XI ou Paul VI : notion qui « apparaît comme l’un des principes fondamentaux de la conception chrétienne de l’organisation politique et sociale » (CA §10). En ce sens, le thème de l’encyclique de François s’inscrit sans ambigüité dans toute la tradition de la Doctrine sociale de l’Église.
Quant au terme précis de fraternité, il se trouve, par exemple, dans la grande encyclique sociale de Benoît XVI Caritas in veritate, dans le titre du chapitre III « Fraternité, développement économique et société civile » (CIV §34). Dans cette encyclique de Benoît XVI, le mot de fraternité se trouve 13 fois, notamment lorsqu’il parle du « principe de gratuité comme expression de fraternité » (CIV §34), ou encore quand il affirme que « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. » (CIV §36). Le thème principal du texte de François est donc déjà très présent chez ses prédécesseurs et notamment chez Benoît XVI.
Analyse quantitative du texte
Du point de vue formel, l’encyclique de François est assez longue, puisqu’elle est divisée en 8 chapitres et comprend 270 pages et 287 paragraphes numérotés, ainsi que 288 notes. François s’appuie largement sur ses prédécesseurs, puisqu’il cite Jean-Paul II 16 fois, Benoît XVI 15 fois, Paul VI 7 fois, Jean XXIII 1 fois et Pie XI 2 fois. Ce sont donc ses deux prédécesseurs immédiats les plus cités. Les termes clefs de la doctrine sociale de l’Église sont présents : bien commun 32 fois, solidarité 22 fois, propriété privée 7 fois, destination universelle (ou commune) des biens 4 fois, subsidiarité 3 fois.
Sur le plan économique, la moisson est plus maigre, en dehors de la propriété dont nous reparlerons. Le marché est cité 8 fois, mais pour le reste il est question une seule fois de l’entreprise, une fois du revenu, une seule fois également du prix (mais de manière négative, associée à la spéculation). Les termes de salarié, de salaire ou d’entrepreneur (sauf 2 fois au pluriel) sont absents du texte. Il en va de même pour banque, épargne, épargnant, finance (sauf 2 fois au pluriel dans un seul paragraphe), financier, capitaux ou investissement. Bien entendu, s’agissant de fraternité et d’amitié sociale, donc de solidarité, les questions économiques sont présentes, (le terme économie s’y trouve d’ailleurs 14 fois et le mot économique 22 fois au singulier et 19 fois au pluriel), mais elles ne sont pas, ou peu, abordées sous l’angle des mécanismes économiques, contrairement, par exemple, à Centesimus annus de Jean-Paul II.
Le thème général de l’encyclique est bien celui d’une fraternité universelle, d’un « amour qui surmonte les barrières de la géographie et de l’espace » (FT §1), ce qui est bien dans la logique d’une Église qui se veut catholique, c’est-à-dire universelle. La fraternité concerne tous les hommes sans exception. François résume ainsi l’objet de l’encyclique : « Je livre cette encyclique sociale comme une modeste contribution à la réflexion pour que face aux manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres, nous soyons capables de réagir par un nouveau rêve de fraternité et d’amitié sociale qui ne se cantonne pas aux mots » (FT §6).
Présentation des thèmes des huit chapitres de l’encyclique
Le premier chapitre, « Les ombres d’un monde fermé » décrit la situation actuelle, avec une tonalité générale très pessimiste : conflits, nationalismes, risques d’un modèle culturel unique imposé par l’économie, affaiblissement de la dimension communautaire, individualisme, perte du sens de l’histoire, colonisation culturelle, conflits d’intérêt, gaspillages, fièvre consumériste, marginalisation, racisme, inégalités, droits fondamentaux ignorés, nouvelles formes d’esclavage, trafic d’organes, etc. Bien entendu, cela reflète une partie de la réalité mondiale, mais on a le sentiment que le bilan global est totalement négatif et les « avancées positives » sont à peine évoquées ou minimisées. C’est particulièrement vrai sur le plan économique, où, même s’il existe encore trop de difficultés non résolues, les dernières décennies ont réduit massivement la faim dans le monde, fait sortir des peuples entiers de la misère, avec des progrès considérables de l’éducation, de la santé, de l’espérance de vie… Il est certes normal que le pape insiste sur tout ce qu’il reste à faire, mais on risque aussi de décourager tous ceux qui œuvrent pour le développement et la justice en ne reconnaissant pas les progrès réels réalisés.
Le deuxième chapitre « Un étranger sur le chemin » s’ouvre par la parabole du bon Samaritain et donc sur le thème de la fraternité solidaire, évoquée à travers l’ancien, puis le nouveau Testament. Il y a là une belle méditation sur la charité et ses fondements bibliques, sur « celles (les personnes) qui prennent en charge la douleur et celles qui passent outre » (FT §70), qui tranche avec le pessimisme du chapitre précédent : face à l’indifférence, un appel à l’action fraternelle, à la solidarité et à la responsabilité.
Le chapitre trois (« Penser et gérer un monde ouvert ») est un appel à l’amour et à la charité sans frontières (y compris les frontières intérieures, comme celles qui nous séparent des personnes handicapées ou âgées) et donc contre le repli sur soi ou son groupe, rejoignant l’appel de Paul VI à construire « la civilisation de l’amour ». Notons aussi cette formule qui devrait résonner à l’oreille des Français : « La fraternité a quelque chose de positif à offrir à la liberté et à l’égalité » (FT §103).[1]
Le quatrième chapitre « Un cœur ouvert au monde » aborde un thème permanent de la pensée de François, celui des migrations, des frontières et des droits des migrants. Ce qu’il dit sur l’accueil de l’autre, de celui qui est différent, est très beau, mais en pratique, de manière concrète, il ne faut pas se cacher des difficultés que posent les migrations, et il n’est pas certain que tout le monde considère cette arrivée « de personnes différentes » comme « un don » (FT §133). L’accueil de l’étranger, a fortiori du réfugié, est un devoir moral, mais le bien commun d’un pays peut nécessiter certaines mesures restrictives. Or le politique doit d’abord songer au bien commun de son pays. Le pape est pleinement dans son rôle quand il préconise l’accueil, mais le politique, lui, a une responsabilité dans l’équilibre économique, social, sociétal de son pays. D’ailleurs François précise bien : « La solution ne réside pas dans une ouverture qui renonce à son trésor propre. Tout comme il n’est pas de dialogue avec l’autre sans une identité personnelle, de même il n’y a d’ouverture entre les peuples qu’à partir de l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels. » (FT §143).
Dans le chapitre cinq « La meilleure politique », il critique le populisme, puis « les visions libérales ». Notons que le mot « libérales » au pluriel (politiques libérales, visions libérales) se trouve 5 fois dans l’encyclique, néolibéral ou néolibéralisme 2 fois, commentés toujours de manière négative, tandis que les mots socialisme, communisme ou marxisme sont totalement absents du texte, donc ne sont jamais critiqués. Il y a là un déséquilibre contestable. Nous reviendrons plus loin sur ces questions de libéralisme et de marché. On y trouve aussi un appel à la « maturation d’institutions internationales (…) plus fortes » (FT §172), tout en reconnaissant que les organisations de la société civile, grâce au principe de subsidiarité, pallient les faiblesses de la Communauté internationale (FT §175). Il fait aussi l’éloge de la politique « qui ne doit pas se soumettre à l’économie » (§177), appelant « à réhabiliter la politique » (FT §180), parlant « d’amour politique ». Autant la vision de l’économie est quasi-systématiquement négative, source d’égoïsme, autant celle de la politique est présentée comme altruiste et désintéressée. Le constat est sans nuances et bien des analyses scientifiques (comme le Public choice) permettent de contester ce déséquilibre.
Le sixième chapitre « Dialogue et amitié sociale » vante les vertus du dialogue, évitant « l’indifférence égoïste et la protestation violente » (FT §199) et cela sans tomber dans le relativisme qui « n’est pas une solution » (FT §206). Il y a des « principes éthiques fondamentaux et non négociables » qui ont « une validité universelle ferme et stable » que tous peuvent reconnaitre (FT §214). Le pape fait aussi l’éloge de la rencontre et de la bienveillance.
Le chapitre sept « Des parcours pour se retrouver » aborde de nombreux thèmes. : la recherche de la paix et de la réconciliation, y compris la paix sociale, le pardon, qui n’est pas l’oubli, la peine de mort (qu’il refuse : « la peine de mort est inadmissible », FT §263) et la guerre. Sur ce dernier point, il précise, face aux risques liés aux nouveaux armements, nucléaires ou autres, que « nous ne pouvons plus penser à la guerre comme une solution. (…) Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, muris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”. » (FT §258). Certes, il peut y avoir des ambigüités dans la notion de guerre juste et la paix doit toujours être recherchée, mais on pourrait objecter qu’il y a des situations où il faut intervenir : face au nazisme et à l’occupation d’une grande partie de l’Europe, face aux camps d’extermination, on peut légitimement soutenir que la guerre des alliés était juste et nécessaire.
Enfin, le huitième et dernier chapitre « Les religions au service de la fraternité dans le monde » indique que les différentes religions « offrent une contribution précieuse à la construction de la fraternité et pour la défense de la justice dans la société » (FT §271) : reconnaitre que l’on a un même père (Dieu) donne un « fondement ultime » (FT §272) à la fraternité. Et si « l’Église respecte l’autonomie de la politique, elle ne limite pas pour autant sa mission au domaine privé. Au contraire, elle ne peut ni ne doit rester à l’écart de la construction d’un monde meilleur » (FT §276). Bien entendu, « il faut condamner le terrorisme sous toutes ses formes et ses manifestations » (FT §283), notamment celui qui instrumentalise la religion.
Une vision négative et contestable de l’économie
Après cette lecture d’ensemble, si l’on se concentre maintenant sur les aspects économiques de l’encyclique, on trouve d’abord l’affirmation suivant laquelle « certains ont essayé de nous faire croire que le libre marché suffisait à tout garantir » (FT §33). « Le marché à lui seul ne résout pas tout » (FT §168) ; tout ce paragraphe 168 est une critique du néolibéralisme et des politiques libérales. Personne n’a prétendu cela, mais seulement que le marché permettait mieux que l’État de régler la grande majorité des problèmes économiques. Donc qu’il était efficace dans son domaine propre, comme l’avait montré Jean-Paul II dans Centesimus annus ; mais personne ne dit qu’il peut régler tous les problèmes humains, a fortiori les problèmes non économiques. Critiquer le marché sous ce prétexte est donc contestable. De même, il y a un contre-sens quand le pape attribue le fait de vouloir éviter à tout prix l’arrivée des migrants notamment aux « approches économiques libérales » (FT §37) alors que les populistes, que cite aussi le pape, reprochent justement aux libéraux de vouloir laisser les frontières ouvertes, y compris aux mouvements migratoires !
Plus généralement, la connotation est toujours négative concernant l’économie : « spéculation financière », « diktat des finances », « pensée pauvre » (FT §168). Le pape affirme même que « La fragilité des systèmes mondiaux face aux pandémies a mis en évidence que tout ne se résout pas avec la liberté de marché » (FT §168) alors que la crise économique actuelle n’a rien à voir avec le marché, mais avec les interventions étatiques (justifiées ou non, c’est un autre débat) face à la Covid (confinement, etc.). La pandémie et la crise sont le signe de la faillite des États, incapables d’y faire face, non du marché. Cette critique quasi systématique des fondements de l’économie de marché et pas seulement de ses dérives, qui tranche avec ses prédécesseurs, qui, certes, montraient les limites du marché et en rappelaient les exigences éthiques, mais n’en condamnaient pas le principe, ne laisse guère de perspectives alternatives en dehors d’allusions aux mouvements populaires (chômeurs, travailleurs précaires…) qui « génèrent plusieurs formes d’économie populaire et de production communautaire » (FT §169) et aux « poètes sociaux », ce qui fait penser aux visions utopiques du XIXe siècle qui se sont toutes achevées dans les drames et la misère ou dans le totalitarisme. Le marché est radicalement critiqué, mais aucune alternative réelle n’est proposée dans l’encyclique.
Le pape François aborde également la question de la propriété et de la destination universelle des biens. Globalement, le discours est le même que celui de ses prédécesseurs et d’ailleurs il cite plusieurs fois Jean-Paul II, par exemple : « Le principe de l’usage commun des biens créés pour tous est le premier principe de tout l’ordre éthico-social » (FT §120). François résume ainsi : « Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire et dérivé du principe de la destination universelle des biens créés ». (FT §120). Au sens strict, c’est l’enseignement traditionnel de l’Église. Le catéchisme ne dit pas autre chose, le droit de propriété étant subordonné à la destination universelle des biens. Mais François ne dit pas comment coordonner les deux, simplement que l’une est supérieure à l’autre : « À côté du droit de propriété privée, il y a toujours le principe, plus important et prioritaire, de la subordination de toute propriété privée à la destination universelle des biens de la terre et, par conséquent, le droit de tous à leur utilisation » (FT §123). Au contraire, Léon XIII ou Jean-Paul II montraient non seulement comment les coordonner, mais aussi comment la propriété privée contribuait à la destination universelle des biens et donc ils ne les opposaient pas (le chapitre IV de Centesimus annus s’appelle d’ailleurs « propriété privée et destination universelle des biens », ne séparant pas l’une de l’autre). Ce déséquilibre affaiblit la défense de la propriété privée, alors qu’un Léon XIII la défendait énergiquement face aux tentations socialistes de son époque, rappelant même « que le premier fondement à poser pour tous ceux qui veulent sincèrement le bien du peuple, c’est l’inviolabilité de la propriété privée » (RN §12). Il y a là pour le moins un infléchissement notable par rapport à l’équilibre observé jusque-là.
D’une manière générale, si l’on s’en tient à la dimension économique du texte, on a le sentiment d’un système économique dans lequel les richesses sont préexistantes, données, fixes, stables et inégalement réparties, donc injuste par nature. Dans un tel système, celui d’un « jeu à somme nulle », sans création, effectivement, la seule question morale réside dans la redistribution et la solidarité. Or les richesses sont créées par l’homme, la plupart des biens n’existent pas dans la nature, mais sont créés ou transformés par l’homme, et c’est encore plus vrai pour les services. La doctrine sociale a toujours insisté sur les deux questions, de création et de partage ; rien, dans l’encyclique, ne porte sur le côté création, ce que confirme la quasi-absence des termes entreprise, entrepreneur, investissement ou autre.
La première des solidarités est de créer des emplois et des richesses pour tous et ensuite de veiller à l’équité et à la réduction des injustices. Ce que dit François sur le plan de la solidarité et de la fraternité est très fort, mais son impact est affaibli par une vision tronquée et négative de l’économie qui ne considère que la redistribution sans se préoccuper de la création des richesses. Si l’on veut résoudre la pauvreté, la faim dans le monde, les problèmes d’éducation, de santé, de logement, il ne suffira pas de partager l’existant, mais il faudra créer plus de biens et services pour tous et pour cela on a besoin de mécanismes économiques efficaces reposant sur l’entreprise, la propriété, le marché et la liberté économique, tous éléments que François minimise ou semble considérer comme contraires au bien de l’homme. Même quand il souligne le rôle des entrepreneurs (FT §122) c’est pour dire ce qu’ils devraient faire (« développement des autres personnes et suppression de la misère »), comme si ce n’était pas habituellement le cas, alors qu’en réalité ce sont les entreprises et les entrepreneurs qui créent des emplois, des biens et services et des revenus.
Conclusion : existe-t-il une doctrine sociale de l’Église ?
Cette vision négative de l’économie, et en particulier du marché, qui apparaissait déjà dans l’encyclique précédente de François, Laudato si’, encore une fois, tranche avec les positions plus nuancées à ce sujet de Jean-Paul II ou de Benoît XVI. Cela peut surprendre et interroger sur l’existence même d’une doctrine sociale de l’Église, puisqu’on trouve dans les encycliques sociales des papes successifs des affirmations différentes. En réalité, cela n’est pas nouveau et ne remet pas en cause le principe même de cette doctrine. Jean-Paul II l’avait très bien expliqué dans Centesimus annus : il y a des « principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église, et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère » ; mais par ailleurs l’encyclique propose « l’analyse de certains événements récents de l’histoire (…) Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations car, en elles-mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre propre du magistère » (CA §3). Distinction classique entre le domaine doctrinal et le domaine prudentiel.
Quand François rappelle les grands principes et s’appuie sur eux, il est dans la tradition de l’Église et on est au cœur de la doctrine sociale : dignité inconditionnelle de la personne, bien commun, subsidiarité, solidarité, etc. Quand il rappelle les exigences éthiques d’une économie humaine, on reste aussi dans la doctrine. Mais quand il critique sans nuances l’économie, le marché, etc., dans leurs principes même (et non dans leurs dérives morales comme le faisaient ses prédécesseurs) on passe au domaine prudentiel. On peut certes trouver à cela des explications. Qu’un Jean-Paul II, qui a connu les désastres provoqués par le communisme et l’État omniprésent, défende une économie libre ou de marché, selon ses expressions, cela s’explique en partie par le contexte historique ; que François, qui n’a connu que le capitalisme dévoyé, de connivence, dans son pays, et qui n’a jamais été confronté à une vraie économie de libre marché, ni à une économie sociale de marché, soit opposé au marché, dont il ne connait que le dévoiement, cela s’explique aussi par le contexte. Certes, il est normal que les papes s’aventurent ainsi dans le concret et le domaine prudentiel[2]. Mais ils n’engagent pas la doctrine ni l’autorité du magistère et il est licite que les catholiques, tout en étant fidèles à l’Église et à ses enseignements, y compris en matière de doctrine sociale, conservent dans ce domaine leur liberté de jugement. C’est notamment le rôle des économistes, aidés par la science économique, que de montrer ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Le libre marché a permis les formidables progrès économiques et sociaux, alors que les formes hard ou soft de collectivisme n’ont conduit qu’à la misère et à la dictature. Les libertés humaines sont indissociables et la liberté doit s’appliquer dans le domaine économique comme dans les autres. C’est non seulement une question d‘efficacité, mais c’est surtout une question de dignité de la personne humaine, libre et responsable par nature. Cela doit être rappelé avec fermeté, y compris face à certaines affirmations de l’encyclique de François, et cela ne remet pas en cause la fidélité aux principes doctrinaux de l’enseignement social de l’Église.
[1] Ce chapitre aborde également la question de la propriété, ce que nous examinerons plus loin, avec les questions économiques.
[2] [NDLR] Aborder les choses nouvelles (Rex novarum) avec prudence, il ne s’agit en aucun cas de « consignes » données par le Pape ou l’Église.