de Nicolas Jutzet

Editions Slatkine, Genève, 2023 (152 pages)

Condensé, agréable à lire et fort bien argumenté, cet essai sonne comme un coup de canon dans le ciel étoilé de la Suisse. En barrant le mot « pas » qu’il remplace par « plus », son titre évoque un fait politique qui caractérise la vie helvétique depuis quinze ans : face au reste du monde, la Suisse a baissé pavillon par deux fois. Elle a cédé à la brutalité inquisitoriale du fisc fédéral américain, ainsi qu’aux pressions de l’Union européenne et aux recommandations insistantes de l’OCDE. Elle a donc mis fin, depuis 2009, à son immémorial « secret bancaire » ; puis accepté d’abolir, en 2019, la fiscalité incitative qu’elle offrait aux entreprises multinationales établies sur son sol.

Ces abandons sont-ils caractéristiques du monde contemporain ? Signifient-ils que les « grands » ne respectent plus les « pays neutres » ? S’agit-il d’autre chose, annonçant une profonde transformation de la société helvétique ? Toutes ces questions sont abordées dans ce livre qui n’est donc nullement innocent.

La Suisse est-elle en impasse ?

Vu d’ailleurs, ce petit pays, lové au centre de l’Europe occidentale, fut souvent présenté comme « le plus heureux du monde ». Ce qualificatif s’applique-t-il encore[1] ? Sa diplomatie subtile qui permit à tant de damnés de la Terre de s’y réfugier et qui, avec constance, tenta d’apaiser les conflits, est-elle encore crédible ? Telles sont les questions qui viennent à l’esprit de ceux qui observent comme moi avec attention l’évolution de la Confédération helvétique.

Nicolas Jutzet n’évacue aucune de ces interrogations ; mais son essai, centré sur les institutions fédérales et cantonales, montre que la Suisse contemporaine tend à céder à des tentations, souvent importées, qui minent peu à peu sa vie civile et ses institutions, ce qui aggrave l’effet délétère des reproches que lui adressent les « grands » du monde actuel, évoqués plus haut.

Du miracle suisse d’hier à la méritocratie contemporaine

A plusieurs égards, la Suisse se porte bien : les indicateurs socio-économiques la placent au premier rang des pays développés ; elle serait « le pays le plus libre d’Europe », selon l’Institut Fraser canadien ; le quatrième pays « le plus riche du monde », tant en terme de pouvoir d’achat que par son produit intérieur par tête ; c’est l’une des rares nations où « il fait bon vivre » selon « l’indice de bonheur » que calculent ces observatoires qui prétendent « quantifier le bonheur ajouté » des peuples etc.

Vus d’ailleurs, les Suisses seraient portés aujourd’hui au pinacle, à l’apogée d’une évolution historique dont la Confédération aurait trouvé le secret (p. 16) ! A ce constat optimiste, l’auteur oppose de multiples signes d’inquiétude :

  • comme ailleurs, le coût de la santé ne cesse d’augmenter, menaçant son équilibre précaire ;
  • la viabilité des « trois piliers » qui firent la réputation du système helvétique de retraite jusqu’à la fin du XXème siècle, n’est plus assurée ;
  • comme dans la plupart des pays d’Europe, la pyramide des âges pèse à la fois sur la santé et sur les retraites, les comptes sociaux se dégradent, sans qu’une révision soit en vue ;
  • les atermoiements de la Confédération face à l’Europe communautaire ont créé une pomme de discorde entre les Suisses dont on imagine mal l’issue finale ;
  • profondément perturbant pour les Suisses : « l’esprit de milice »[2] qui caractérisait l’engagement du citoyen dans « la vie commune », se réduit ; ce qui traduit  une « lassitude de la liberté » de mauvais augure (p. 18)
  • importés d’Amérique du Nord ou d’ailleurs en Europe, dans le sillage de l’écologie politique ou des « éveillés » de Wall Street notamment, des mouvements contestataires envahissent la rue et refusent l’échange argumenté propre au débat public traditionnel etc.

Un long chapitre résume le « chemin vers la prospérité de ce petit pays, enclavé et divers : malgré (ou grâce à) une émigration qui dura longtemps, « la Suisse devint industrielle », grâce au textile, puis aux machines, à la chimie et à la pharmacie qui se développèrent selon une séquence de « destructions créatrices » conformes au schéma révélé par Schumpeter, explique Jutzet (p. 40), sans que jamais n’intervienne un programme public ou un soutien étatique !

Les établissements financiers ont accompagné ce « miracle suisse » et l’État fédéral s’est borné à offrir, depuis1848, des institutions aussi originales que précieuses : une démocratie fondée sur la subsidiarité ; des pouvoirs qui ménagent la diversité des points de vue, notamment parmi les cantons ; et un solide sens du compromis. C’est cela qui fit la prospérité de la Suisse !

Depuis bientôt deux siècles, les faits confirment l’assise du fédéralisme : un excellent réseau routier et ferroviaire, des banques et des assurances qui appuyèrent l’industrie et le commerce intérieur ainsi que les échanges avec l’étranger, sans que l’État s’en mêle ; et des institutions « inclusives » qui facilitèrent l’expansion de la nation et permirent l’épanouissement individuel [3] !

Le modèle suisse se grippe-t-il ?

Des signaux multiples suggèrent que la société helvétique souffre d’un mal qu’il faudrait éradiquer avant que sa tradition politique disparaisse ! Certes, le PIB suisse augmente ; mais grâce à une population laborieuse qui s’accroit et à l’augmentation des heures travaillées, plutôt qu’à l’innovation (pp. 54-55). Cela annonce-t-il un déclassement ? Faible natalité et population vieillissante favorisent, au surplus, le secteur public dont le coût budgétaire augmente : + 10% en trente ans, hormis l’effet de la pandémie COVID qui resta, heureusement, sous contrôle.

L’emploi public aurait augmenté d’un tiers en un quart de siècle (entre 1995 et 2018) tandis que l’emploi privé ne progressait que de 13% sur la même période (p. 56) ! Il semble aussi que les générations montantes soient tentées, bien plus qu’auparavant, par l’emploi public fédéral qui croit en nombre et en technicité et qui offre des rémunérations attractives que relève la presse : « l’État prend ainsi toujours plus de place » dit l’auteur, formant une méritocratie qui s’installe peu à peu.

Cette question fâche : les symptômes sont-ils confirmés sur le terrain ? Oui, à certains égards : la professionnalisation du personnel politique, par exemple, éloigne progressivement l’élu de l’électeur ; le Parlement « de milice » qui permettait aux élus de conserver un lien personnel et profond avec leur profession et avec leur milieu d’origine, n’est plus qu’un rêve car, dans les faits, trop d’élus deviennent des « pros » de la politique ; nombreux, ils ne sont plus en mesure d’envisager l’avenir qu’en restant au pouvoir, à Berne ou dans leur canton[4].

Autre symptôme : la formation par apprentissage, fleuron de l’éducation suisse et du modèle allemand des « Hautes Écoles », se dégrade : cette formation supérieure qui mène vraiment à l’emploi est mise en cause, notamment au sein des milieux enseignants, plus souvent dans les cantons latins qu’en Suisse alémanique. Pourtant, c’est cette formation « duale » (fondée sur l’alternance entre le temps que l’apprenti passe en entreprise et celui qu’il passe à l’école) qui assure le quasi-plein emploi, partout en Suisse ; et qui entretient les qualifications professionnelles qui fondent l’avantage compétitif des industries suisses partout dans le monde, malgré des salaires élevés et un franc suisse qui s’évalue au fil des décennies…

Troisième symptôme inquiétant pour l’auteur : l’affadissement du principe de subsidiarité, marque propre du fédéralisme suisse. L’augmentation subreptice des tâches « communes » – celles pour lesquelles les cantons et la confédération partagent leur compétence – mine cette subsidiarité, saupoudre les responsabilités et multiplie les instances d’analyse et de délibération, au détriment de l’action et d’un choix politique proche de l’électeur : « les cantons ne font plus qu’appliquer des décisions préparées et orientées par l’administration fédérale » écrit-il (p. 84) !

Revenir aux fondamentaux pour assurer l’avenir de la Suisse ?

Tout ce qui précède renforce la pression bureaucratique, tout comme des institutions importées : les autorités de régulation se multiplient, ici comme ailleurs, alourdissant les procédures et les frais de transaction qui augmentent en intensité, comme en diversité. Face à ce courant de régulation qui est partiellement inspiré par le désir de plier les Suisses aux règles européennes, quel parti prendre ? Peut-on revenir en arrière ? La Suisse libérale, celle que l’on a rêvée, a-t-elle encore un avenir ?

L’auteur suggère deux pistes, différentes et sans doute complémentaires : réveiller d’abord « l’esprit de milice » qu’il associe au militantisme et à une sorte d‘asservissement volontaire au bien commun, d’une part ; et, d’autre part, engager quelques courageux à prendre le chemin de la liberté en employant une méthode originale, inspirée par l’histoire confédérale : créer un nouveau canton (qui pourrait d’ailleurs n’être qu’un espace virtuel) ; en faire un lieu d’expérimentation qui explorerait des voies et servirait d’exemple aux autres membres de la Confédération, si ces voies s’avéraient porteuses d’avenir. Expérimenter dans le cadre d’une concurrence entre les normes adoptées par les cantons !

La première option, réveiller l’esprit de milice, permettrait à la « paisible Suisse » de retrouver sa vertu profonde qui poussait chacun à faire ses choix en conscience en assumant sa responsabilité. Car, malgré son « omniprésence, l’État n’est pas omniscient » remarque Jutzet à juste titre (p. 127). Prenant l’exemple de la « transition climatique », il interroge : plutôt que de réunir cent mille manifestants pour scander « l’urgence climatique » sans rien faire d’autre sinon prier l’État de s’en occuper, sans agir vraiment, ne serait-il pas plus efficace que ces manifestants s’engagent à produire eux-mêmes de l’énergie, qu’ils s’installent des panneaux solaires, par exemple ?

La seconde option, inspirée par La Grève d’Ayn Rand (et par la méthode que proposait l’italien Gramsci pour conquérir le pouvoir), reviendrait à se mettre en marge de la société existante, et à montrer l’exemple. Cette option constructiviste fera peut-être grincer quelques dents ; mais elle prend tout son sens dans le contexte suisse : « voter avec ses pieds »[5], rejoindre un laboratoire institutionnel fidèle au pacte confédéral ; explorer, en quelque sorte, l’hypothèse d’un « paradis libéral » dans son propre pays, puisque ses institutions le permettent !

Ce vingt-septième canton virtuel – ou son équivalent niché dans un territoire tout proche[6] – serait une « zone économique spéciale » régie par une règle plus libérale que celles qu’appliquent les autres cantons ; elle pourrait réaliser le rêve d’une concurrence des normes que l’Union européenne a définitivement abandonnée, après avoir prétendu pendant quelques années qu’elle favoriserait « la reconnaissance mutuelle des normes entre les pays-membres » ; une option qui fut définitivement abandonnée avec le Traité de Maastricht !

Sur l’auteur et ses engagements

La Suisse qu’ausculte attentivement cet ouvrage n’est donc plus tout à fait libérale. L’auteur, en revanche, n’hésite pas à s’affirmer libéral : sa vie en porte témoignage. Né en campagne, dans le canton de Neuchâtel, il a vécu, malgré son jeune âge, de nombreux engagements et assumé beaucoup de risques personnels depuis son adolescence : il avoue, dans sa Postface, avoir été « turbulent » dans sa jeunesse ; il a su profiter des passerelles qu’offre le système éducatif suisse entre la vie professionnelle et l’enseignement supérieur ; il apprit l’économie à Saint-Gall et bifurqua, très jeune, vers la politique active : membre du parti libéral-radical, il assuma des mandats communaux, cantonaux et même fédéraux, comptant que cet engagement favorise le « débat d’idées ».

Ce passage par la vie politique l’a toutefois poussé à développer son implication dans la cité autrement que par l’action politique militante : depuis 2021, il anime les projets de l‘Institut Libéral depuis Lausanne. D’autres jeunes talents sont, eux aussi, porteurs d’espoir : le 27° canton suisse prendra-t-il corps autour d’eux ? L’avenir le dira !

D’ici là, je ne peux qu’encourager à lire Jutzet, à commenter ses propositions et à s’inspirer de son exemple : il a choisi son chemin ; et votera, sans doute, avec ses pieds, le cas échéant… Peut-on souhaiter mieux comme exemple ?


[1]    Titre bien trouvé de l’essai de François Garçon : La Suisse, pays le plus heureux du monde, Tallandier, Paris, 2015.

[2]    Voir à ce sujet François Garçon dans cette revue, Journal des libertés, n°19, hiver 2022 à https://journaldeslibertes.fr/article/la-suisse-une-democratie-directe-efficace-et-pacifiante/

[3]    Nicolas Jutzet fait référence (pp. 23-31) aux travaux d’Acemoglu & Robinson qui ont décelé, à travers l’histoire économique et politique, le « couloir étroit » qui conduirait au développement, à condition que les institutions favorisent « l’inclusion » des citoyens ! Voir pp. 79-83 & chapitres 11 et 12 de : Why Nations Fail, Crown Business, New York (2012) ; ainsi que : The Narrow Corridor : States, Societies & The Fate of Liberty, Penguin Press, New York, 2019. Dans ce dernier livre, les auteurs filent la métaphore du « Léviathan enchaîné » : il faudrait parcourir un long couloir étroit pour contrecarrer la tendance despotique du Léviathan. Seule, disent ces auteurs, une solide souche « libérale » (en Suède et peut-être en Suisse) permettrait ce prodige !

[4]    Cas emblématiques : deux brillants élus romands (Pierre Maudet et Alain Berset) suivirent « ces trajectoires (personnelles) qui perdent le contact avec la réalité, à force de louanges ! » (p. 74)

[5]    Option qui se pratique couramment : résider, par exemple, à Zoug pour échapper à la fiscalité de Zürich !

[6]    On songe à la principauté du Liechtenstein ; ou à l’Estonie qui s’affiche comme « délibérément numérique » !

About Author

Jean-Pierre Chamoux

Laisser un commentaire