Il n’est pas facile de maintenir l’engagement d’une société envers la liberté et un gouvernement limité. Le consensus social sur lequel reposent ces valeurs nécessite un travail constant. Et beaucoup d’intellectuels conservateurs craignent que l’immigration à grande échelle, en particulier en provenance de pays pauvres et non libres, ne rende ce travail plus difficile, car les immigrants apportent avec eux les attitudes et croyances de leur pays d’origine qui ont un impact sur leurs pays de destination.

Cependant, de nouvelles recherches montrent que cette crainte d’une immigration qui affaiblirait la liberté économique est probablement exagérée.

Expert reconnu chez les conservateurs, Victor Davis Hanson, exprime de telles inquiétudes. Ainsi écrivait-il récemment que les frontières apparaissent de façon naturelle pour refléter des liens communs de langue, de culture, d’habitudes et de tradition. Et « lorsque disparaissent les frontières » parce que plus aucun contrôle n’est effectué sur ceux qui entrent, ces liens « se distendent ». Dans la même veine, le chercheur britannique Paul Collier observe que « les migrants fuient la plupart du temps des pays où le modèle social est dysfonctionnel », ce qui constitue « la principale cause de leur pauvreté ». Laisser ces migrants apporter leur culture et leurs normes risque de compromettre les institutions de leurs nouveaux pays.

Même le célèbre économiste autrichien Ludwig von Mises, qui voyait dans la libre migration un élément essentiel du programme libéral [au sens européen du terme], craignait que, dans ces pays où l’État intervient déjà dans l’économie, les immigrants pourraient exploiter les opportunités avec pour effet d’éroder davantage la liberté économique dont jouissent les natifs[1].

Les principales preuves à l’appui de ces craintes ont été fournies par le Professeur de l’Université de Harvard, George Borjas. Dans un article et un ouvrage récents[2], ce dernier affirme que les estimations selon lesquelles l’ouverture des frontières se traduirait par un accroissement de la richesse globale de plusieurs milliards de dollars supposent que les immigrés ne compromettent pas l’environnement institutionnel du pays d’accueil qui leur donne accès à la prospérité. « Qu’adviendrait-il des institutions et des normes sociales qui régissent les échanges économiques dans des pays spécifiques après l’entrée ou la sortie de centaines de millions de personnes ? », demande-t-il. Il propose alors un modèle permettant d’évaluer l’impact sur la productivité nationale de divers niveaux d’immigration et arrive à la conclusion que, avec suffisamment d’immigration, les pertes de productivité dues aux « effets de débordement »[3] négatifs deviennent plus importantes que les gains économiques qui leurs sont attachés. Mais les niveaux de ces effets de débordement négatifs sont tout simplement supposés par l’auteur. Aucune preuve de leur existence n’est apportée.

De nouvelles études, auxquelles j’ai contribué, ont examiné le lien entre l’augmentation de l’immigration et les modifications de la liberté économique des pays d’accueil. Les résultats sont à l’exact opposé de ce que ces critiques prétendent.

La première de ces études parue en 2015, que j’ai co-signée[4], examinait si les immigrants diminuaient la qualité des institutions économiques, cette dernière étant évaluée sur la base du Rapport annuel sur la liberté économique dans le monde[5]. Dans ce rapport est publié un indice de liberté économique – calculé à partir de la taille du gouvernement, de la protection des droits de propriété, de l’intégrité du système monétaire, de la liberté du commerce international et du montant des réglementations gouvernementales – qui constitue un indicateur raisonnable sur la qualité de ces institutions que les conservateurs craignent précisément de voir affaiblies par l’immigration. Des recherches antérieures ont établi une corrélation forte et positive entre le degré de liberté économique ainsi mesuré et une plus grande prospérité.

Notre étude examinait 110 pays avec pour objectif de comprendre, pour la période 1990 – 2011, l’impact de l’immigration sur la liberté économique. Plus précisément, nous avons évalué la façon dont la liberté économique réagissait sur une période de vingt années à un pourcentage initial – un « stock » — d’immigrés. Nous avons également examiné l’impact de la liberté économique dans les pays qui permettaient un plus grand « flux » d’immigrants entre 1990 et 2011.

Nous avons constaté que, plutôt que de réduire la liberté économique, il existait une corrélation positive statistiquement significative entre davantage d’immigration et plus de liberté économique. Parmi les 32 régressions rapportées – dont certaines ne contrôlaient parcimonieusement que pour les mesures d’immigration et les niveaux de liberté initiaux, tandis que d’autres contrôlaient de nombreux autres facteurs susceptibles d’influencer les modifications de la liberté économique – nous n’en avons pas trouvé une seule qui donne une relation négative statistiquement significative entre immigration et liberté économique.

Alexandre Padilla et Nicolas Cachanosky, de l’Université Métropolitaine de Denver, ont mené une étude similaire sur l’impact de l’immigration sur la liberté économique, cette fois-ci au niveau des États de l’Union. Ils se sont appuyés pour cela sur le Rapport annuel sur la liberté économique en Amérique du Nord[6]. Cet indice mesure, pour chaque État, les dépenses des administrations publiques, la fiscalité et la réglementation du marché du travail. L’étude de ces auteurs se penche sur l’impact de la part des immigrés dans la population d’un État et de la part des citoyens naturalisés dans la population électorale sur la liberté économique de cet État sur des périodes de dix ans entre 1980 et 2010. L’étude n’a pas permis de trouver une quelconque relation statistiquement significative entre la part de la population immigrée ou naturalisée et la liberté économique au niveau de l’État, malgré le fait que, au cours des 20 dernières années de la période analysée, la population étrangère aux États-Unis faisait plus que doubler alors que la population autochtone n’augmentait pas même de 18%. En d’autres termes, le surplus d’immigrants pour un État n’a eu aucun impact sur la liberté économique dans cet État.

Les critiques pourraient objecter que ces études étaient basées sur des échantillons d’immigration prélevés dans un monde où les flux migratoires ont été rigoureusement gérés en termes de quantité et de qualité des migrants. Par conséquent, leurs résultats ne pourraient pas s’appliquer à un monde avec peu ou pas de contrôle aux frontières. Peut-être que dans ces États les immigrés n’ont pas atteint la masse critique nécessaire pour éroder la liberté. Et peut-être y a-t-il un biais de sélection dans l’admission d’immigrants qui ne serait pas présent dans un monde où les frontières seraient plus ouvertes.

Mais une autre étude, que j’ai co-signé récemment avec J.R. Clark de l’Université du Tennessee et Alex Nowrasteh du Cato Institute[7], aborde ces problèmes à travers le cas d’Israël qui pratique une forme limitée de frontières ouvertes. Israël restreint l’immigration des non-juifs, mais la « Loi du Retour » autorise tous les juifs à immigrer quel que soit leur pays d’origine et leur donne instantanément la citoyenneté à part entière, avec le droit de voter dès leur arrivée.

Lorsque l’Union Soviétique décida de réduire ses restrictions en matière d’émigration et, peu de temps après, s’effondra, les migrants se dirigèrent en masse vers Israël. C’est ainsi que les nouveaux immigrés russes, qui vivaient depuis 70 ans sous le socialisme, privés de liberté économique et politique, vinrent à représenter 20% de la population israélienne à la fin des années 1990.Pour autant, le résultat fut une augmentation spectaculaire de la liberté économique en Israël. Israël qui jusque-là avait en termes de liberté économique des performances inférieures de 15% à la moyenne mondiale fut ainsi catapultée 12% au-dessus de cette même moyenne, améliorant son classement au sein des pays du monde entier de 47 places. À l’exception de la taille du gouvernement, dans tous les autres grands domaines de la liberté économique (tels que la sécurité des droits de propriété, la liberté de commercer avec des étrangers, l’absence de réglementations paralysantes ou la qualité de la monnaie) des avancées considérables ont été observées. La taille du gouvernement a temporairement augmenté car, en tant que citoyens, les nouveaux immigrés étaient immédiatement éligibles aux transferts gouvernementaux. Mais même sur ce critère de la taille du gouvernement, les choses se sont finalement améliorées une fois achevée l’intégration économique des immigrants.

Le gain de liberté économique est survenu même si les nouveaux immigrants étaient politiquement actifs, à la fois pour influencer les deux principaux partis et pour former leurs propres partis d’immigrants – chose plutôt inhabituelle chez les immigrés. Donc, s’ils avaient « importé » leurs attitudes anciennes dans leur nouveau pays, cela se serait vu. Pourtant, loin d’apporter avec eux la répression des libertés économiques caractéristique du socialisme, ils semblent s’être rebellés contre le contrôle économique. A tel point que, réalisant cela, le parti travailliste de gauche décida d’arrêter d’utiliser la couleur rouge dans son matériel de campagne de peur de perdre les votes des immigrés russes.

Une objection évidente à cette étude est qu’Israël est un cas spécial car les immigrants qui y arrivent ressentent une profonde affinité avec ce pays, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les immigrants plus « opportunistes ». Mais des enquêtes ont montré que la plupart des Juifs russes auraient préféré une autre destination si cela avait été possible. En outre, ils étaient différents de la population locale d’Israël en cela que presque tous parlaient russe et qu’ils étaient peu à parler une langue juive. Et il n’y avait aussi guère de religieux parmi eux. (La Loi du Retour s’applique aux descendants des Juifs et à leurs épouses non juives.) Les sociologues qui ont étudié ces migrants[8] les ont classés comme des immigrants « normaux » venus « poussés » par leur pays d’origine, à l’instar de nombreux migrants.

Ces études empiriques ne permettent pas de déterminer avec certitude pourquoi les immigrants n’ont pas d’incidence négative – et souvent une influence positive – sur la liberté économique. Mais je soupçonne que les immigrants qui quittent un pays dont le système social est dysfonctionnel ne constituent pas un échantillon aléatoire de la population de ce pays et il y a peu de chances qu’ils désirent recréer dans leur nouveau pays ce qu’ils cherchaient à fuir dans leur ancien pays. Existe-t-il aux États-Unis un groupe d’électeur plus farouchement antisocialiste que celui composé des immigrés cubains ? C’est peut-être là un exemple extrême, mais il peut aussi y avoir un peu de cela parmi d’autres migrants provenant eux-aussi de pays où la liberté est réprimée.

Certes, ces nouvelles études sont encore préliminaires et ne fournissent à ce stade qu’une lumière partielle sur la question. Beaucoup de recherches restent à faire. Elles devraient, cependant, nous rendre plus sceptiques à l’égard de ceux qui craignent qu’une migration accrue, voire illimitée, ne porte nécessairement atteinte à la liberté économique qui a fait jusque-là la prospérité de ces pays de destination.

 

[1] Ludwig von Mises, Liberalism in The Classical Tradition, Troisième édition, The Foundation for Economic Education, Inc. Irvington-on-Hudson, NY et Cobden Press San Francisco, CA, 1985.

[2] George J. Borjas, « Immigration and Globalization: A Review Essay,” Journal of Economic Literature 2015, 53(4)n, 961-974 et George J. Bordas, We Wanted Workers: Unraveling the Immigration Narrative, WW. Norton & Company, Inc., NY, London 2015

[3] Note du traducteur :  l’expression anglaise est « spillover effect ».

[4] J.R. Clark, Robert Lawson, Alex Nowrasteh, Benjamin Powell et Ryan Murphy, « Does Immigration Impact Institutions, » Public Choice (2015) 163: 321. https://doi.org/10.1007/s11127-015-0254-y

[5] Economic Freedom of the World Annual Report, rapport annuel publié par le Fraser Institute, téléchargeable à https://bit.ly/2d7hman

[6] Economic Freedom of North America Annual Report. Ce rapport, également publié par le Fraser Institute, est disponible en ligne à https://bit.ly/2htpFPS

[7] Benjamin Powell, J.R. Clark et Alex Nowrasteh « Does Mass Immigration Destroys Institutions? 1990s Israel as a Natural Experiment », disponible à https://bit.ly/2OcniRS

[8] Majid Al-Haj, Immigration and Ethnic Formation in a Deeply Divided Society: The Case of the 1990s Immigrants from the Former Soviet Union in Israel, International Studies in Sociology and Social Anthropology, Brill: London-Boston, 2004.

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Journal des Libertés

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