Afin de comprendre la situation actuelle en Biélorussie, l’article se penche d’abord sur l’image que les étrangers se font de ce pays.  Ensuite, il donne un bref aperçu de la tradition démocratique associée au président Loukachenko. Il décrit dans ses grandes lignes la transition envisagée de la planification vers une économie pilotée par des entreprises d’État (SOEs pour ‘State Owned Enterprises’), puis donne une idée de ce qui a motivé les protestations des citoyens qui pensent que leurs votes ont été détournés. Enfin, l’article tente de préciser les principaux défis qui attendent la Biélorussie, ses voisins et l’Union Européenne.

Mazur Travel / Shutterstock.com
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Introduction : une remarque linguistique et un témoignage personnel

« Biélorussie » se traduit mot à mot par la Russie Blanche, ou encore Ruthénie blanche (la Ruthénie étant le nom latin médiéval des terres Slaves de l’Est). Ce n’est donc pas la « belle » Russie, bien que la Russie, tout comme la Biélorussie, soit d’une beauté unique, ainsi que le sont tous les pays. Au début du 17ème siècle, la Russie proprement dite se faisait appeler la Russie blanche. En bref, la Biélorussie peut sembler l’ombre ennuyeuse de la Russie.

Telle était du moins ma perception au début de l’année 1992 lorsque, en tant qu’ancien membre de l’assemblée constituante de mon pays, je fus invité dans le cadre du programme de l’American Bar Association pour l’Europe centrale à rejoindre une équipe censée épauler la Biélorussie dans la rédaction d’une nouvelle constitution. J’étais tout à la fois flatté et fasciné par cette mission difficile. Mais peu de temps après, peut-être au début de l’année 1993, le projet était arrêté ; l’explication officielle étant que les Biélorusses n’étaient pas très disposés à accepter des conseils venant de l’étranger. Pas de problème ! Deux ans plus tard à peine, le président Alexandre Lukashenko était élu, et en 1996, consolidait sa main mise sur le pouvoir en faisant adopter, par le biais d’un référendum, une nouvelle constitution. A cause de cela, et pour d’autres raisons encore, j’ai continué à prêter une oreille attentive aux nouvelles venues de Biélorussie, que ce soit à travers la lecture de statistiques, en discutant avec mes collègues qui se trouvent à la tête de différents think-tanks à Minsk, Kiev, Varsovie ou encore en lisant les rares informations écrites qui nous parvenaient par la presse.

Pour beaucoup en Europe, comprendre les événements actuels en Biélorussie n’est pas chose facile : les initiés sont presque (encore) inconnus, les non-initiés s’intéressent au mieux à la Russie. De nombreuses tentatives pour suivre de manière indépendante la vie économique et politique ont échoué ou ont consisté à suivre les événements de trop près — ce qui ne présente que peu d’intérêt pour les observateurs étrangers. Contre toute attente, il est toutefois possible de s’appuyer sur certaines expertises : celles de CASE Belarus[1] (une émanation de CASE Varsovie dont je suis membre du conseil consultatif), de l’Institute for Privatization and Management[2], du Mises Centre[3] et de quelques autres, certains actifs principalement sur les médias sociaux et Internet.

Absence d’une tradition démocratique

La manière dont les autorités gèrent les manifestations à Minsk est plus dure et plus systématique que tout ce que nous avons pu observer comme réaction du gouvernement face à un mécontentement post-électoral au cours des 30 dernières années, que ce soit dans l’hémisphère Nord, y compris la Russie, la région du Caucase ou dans l’Asie centrale (à l’exclusion de la Corée du Nord, de la Chine et de l’Indochine).

Par tradition, la population carcérale de Biélorussie (d’après les dernières données qui remontent à 2018) est, après celle de la Russie qui est la plus importante d’Europe, trois fois plus importante que la population carcérale de la Bulgarie, la France ou la Roumanie. Au terme des dix premiers jours de protestation, on estimait entre 7 et 8 000 le nombre d’emprisonnements, soit un quart de la population carcérale totale du pays[4]. Quel est le nombre de prisonniers politiques en Biélorussie dans les « années normales », personne ne le sait. Mais nous savons qu’en Russie, ce nombre est deux fois plus élevé que dans l’ex-Union soviétique des années 1970. Il ne serait pas surprenant qu’il en soit de même en Biélorussie.

Les rapports émanant d’observateurs extérieurs qui qualifient les élections d’injustes, de manipulées ou encore de totalement contraires aux normes internationales sont tout aussi réguliers que les élections elles-mêmes.

Contrairement à ce qui se passe chez les russes (ou les azéries ou les kazakhes), le gouvernement et les organes électoraux biélorusses ne prennent même pas la peine d’inviter les «_russophiles », les anciens membres du KGB et les frères des anciens pays communistes, pour observer et « certifier » l’équité électorale et donc des résultats.

La Fundacion para el Advance de la Libertad, basée à Madrid, publie le World Electoral Freedom Index (WEFI). Dans son édition de 2019 ; la Biélorussie est classée au 160e rang sur 198 pays[5]. Bien installée dans le groupe des élections les plus inéquitables au monde, la Biélorusse fait pire que le Kazakhstan, le Turkménistan et la Russie, un peu mieux que l’Azerbaïdjan post-soviétique (167e) et ne surclasse que les pays encore communistes — Vietnam, Laos, Cuba, Corée du Nord et Chine — qui occupent les dix dernières places.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Les élections de 1994, qui ont porté Lukashenko à la présidence pour la première fois, ont été universellement reconnues comme équitables et libres, avec quelques abus des médias appartenant à l’État — contre Loukachenko.

Les premiers rapports faisant état d’irrégularités électorales en Biélorussie apparaissent dans le contexte du référendum de 1996 sur l’adoption de la constitution ; referendum voulu par Loukachenko qui, craignant de ne pas être réélu, cherchait par cet amendement constitutionnel à consolider et pérenniser son emprise sur le pouvoir. Depuis il n’est pas une élection qui se soit déroulée suivant les standards démocratiques.

En août 2020, Loukachenko a fait part de son intention de réécrire la constitution et il semblerait que le 13 septembre son initiative ait obtenu le soutien de Vladimir Poutine. Il est vrai que le président de la Russie a une expérience précieuse en la matière : le 1er juillet, un référendum constitutionnel parrainé par lui-même lui a donné (avec 78% de « oui » et un taux de participation de 65%) la liberté de choisir de rester à la tête du pays pour une durée supplémentaire de 16 ans — plus longtemps que Staline n’était parvenu à se maintenir au pouvoir[6].

Les médias de toute l’Europe surnomment Loukachenko « le dernier dictateur de l’Europe ». Mais ce surnom n’explique pas grand-chose et n’est qu’à moitié vrai. En fait, l’Europe pourrait donner naissance à un plus grand nombre de dictateurs et certains tentent d’ailleurs d’atteindre ce statut ; c’est la culture démocratique qui continue de prévaloir qui leur barre la route. Loukachenko est une émanation soviétique, il est responsable de la survivance de la culture anti-démocratique de l’ancien régime et c’est un pion de la politique étrangère telle que conduite dans la tradition « Sovieto-Kremlino-Poutinesque ».

La dissolution officielle de l’URSS en 1991 – Loukachenko était alors un petit fonctionnaire, et dira plus tard publiquement qu’il n’était pas d’accord avec cette décision – a de fait été un véritable transfert de pouvoir de Moscou vers les dirigeants nationaux du Parti communiste et les chefs locaux du KGB des États ex-soviétiques (à l’exception des pays baltes et de la Géorgie). Toutes les constitutions des nouveaux états membres de la Communauté des États indépendants (CEI) ont été conçues de la même manière_: républiques présidentielles, avec des mécanismes de succession intégrés et la subordination du procureur général, des tribunaux et des forces de l’ordre à la volonté du président. Dans les désintégrations qui suivirent, l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et l’Arménie ont instauré une division plus stricte des pouvoirs, mais la Biélorussie a conservé les symboles soviétiques – le drapeau national, les noms des institutions publiques, les jours fériés et les saints du régime précédent.

Au début des années 1990, Loukachenko était tout simplement le plus jeune de ces héritiers communistes ; non pas un haut responsable du Parti communiste, mais le dirigeant d’une ferme d’État – une coopérative soviétique sans propriété privée des terres. En 1994, son succès électoral fut réel, bien que de sales tours lui aient été joués par les apparatchiks communistes hauts placés alors au pouvoir. Il a fait campagne avec deux promesses : « se débarrasser de la mafia » et de la corruption et, sur le plan de l’idéologie économique, de préserver les acquis de la planification centrale et de la propriété collective. Dans une certaine mesure, ce second objectif fut atteint, et c’est bien là d’ailleurs l’une des causes profondes de la maladie économique qui frappe aujourd’hui le pays.

S’il a pu se maintenir au pouvoir pendant 26 ans cela est dû à trois raisons : (i) les coups tordus qu’il a portés à ses concurrents aux élections, (ii) les modifications apportées à la constitution de la CEI et le recours aux forces de l’ordre renforcées du soutien du KGB, et surtout (iii) la stratégie consistant à corrompre les anciennes entreprises d’État (transformées à présent en partenariats public-privé) afin d’acheter une prospérité pour le peuple et un soutien des investisseurs étrangers (de Russie, mais pas exclusivement) grâce à des ressources énergétiques bon marché importées de Russie.

L’économie « souterraine » … de la Russie

Jusqu’en 2016, la Biélorussie était le seul pays européen et post-soviétique à ne pas figurer dans l’indice de la liberté économique de l’Institut Frazer[7]. Peut-être y avait-il une explication technique à cela — je n’ai jamais posé la question —, mais à mon avis cela devait être dû à la difficulté de pénétrer une économie que le gouvernement contrôle et régule et sur laquelle les données sont peu fiables.

La vie économique biélorusse est le produit d’une constellation unique en son genre faite d’un secteur privé limité, d’un énorme secteur d’entreprises publiques (les SOEs mentionnés en début d’article), d’une influence économique russe particulièrement forte sur le commerce avec l’Occident basé sur le gaz naturel subventionné et le pétrole de l’Est, et le président du pays lui-même — dont j’ai déjà rappelé l’idéologie économique et qui s’est progressivement transformé d’une imposture auto-promue en sous-marin du Kremlin.

A vouloir conserver les « acquis » du passé, le pays s’est peu à peu doté d’une structure économique étrange : des entreprises privées domestiques de faible impact, l’absence de propriété privée sur les terres et un contrôle des actifs industriels par des amis du gouvernement ; contrôle qui s’opère de façon très opaque. Selon une estimation récente de CASE, 50% du secteur des entreprises est aujourd’hui contrôlé par le gouvernement[8]. Ces entreprises fonctionnent avec du gaz naturel bon marché, du pétrole venu de l’Est et des arbitrages avec l’Ouest. L’estimation de la BERD pour 2015 place le secteur public à 70% du PIB. En 2015, le FMI évaluait les coûts du secteur public à 9,5% du PIB, soit 15 fois la moyenne pour les pays de l’UE. Sont inclus dans ces coûts les intérêts bonifiés, les garanties de crédit, les soutiens budgétaires directs et les apports en capitaux, sans oublier les privilèges fiscaux (mais en omettant les versements effectués en faveur des travailleurs et des gestionnaires).

Un plan a été élaboré pour réduire ces coûts de moitié en 2016-2017. Mais au lieu de s’améliorer la situation n’a fait que se détériorer un peu plus : la Banque mondiale cite une déclaration de la Banque centrale de Biélorussie selon laquelle les prêts problématiques octroyés aux entreprises publiques (SOEs) représentent 14% du PIB.

Le maintien des « acquis » de l’époque soviétique nécessitait un certain type de politique monétaire et de relations commerciales. Le rouble biélorusse est le miroir du rouble russe, si ce n’est que son taux de change est « géré » alors que le taux de change russe flotte. Lorsque la Russie fit défaut en 1998, le PIB biélorusse perdit près de 10% (entre 1991 et 1996, la baisse du PIB y fut d’environ 40%) et l’inflation annuelle atteignit les 294%. Le différend de 2011 avec le Kremlin sur les taux de change (ou plutôt d’arbitrage) a été résolu par un échange de créances entre les entreprises publiques biélorusses et les entreprises, privées et publiques, russes. Reuters a estimé à 12% du PIB annuel le soutien de la Russie à l’économie biélorusse.

En raison des liens étroits qui l’unissent à son voisin oriental, la Biélorussie a connu en 2008-2010 une récession qui a été plus violente qu’ailleurs (- 9,8% du PIB). La baisse mondiale des prix du pétrole — qui avait été juste précédée par la bascule de la Russie vers un régime de change flottant pour mieux refléter les variations de prix —, a conduit la Biélorussie (qui suit une politique de ciblage du taux d’inflation) à une chute de son PIB, à prix constants, de 78,8 milliards de dollars en 2014 à 47,7 milliards en 2016. Un niveau élevé de dollarisation s’ensuivit accompagné d’un accroissement des risques de liquidité et de crédit. L’estimation du FMI en décembre 2018 de la dollarisation en Biélorussie se situait à 70% pour l’épargne et près de 60% pour les prêts.

L’intégration avec la Russie a toutefois des effets, certes secondaires, mais positifs : une plus grande ouverture commerciale (de 1991 à 1994, le ratio commerce / PIB est passé de 66 à 155% et est resté à 120-130% depuis) et une plus grande facilité à faire des affaires, surtout après 2011.

La structure décrite ci-dessus fait que l’État doit sans cesse recourir à l’endettement. Début 2020, la Biélorussie s’est tournée vers le FMI pour lui demander, sans l’obtenir, un soutien d’urgence au titre du programme « Facilité de Crédit Rapide ». Le ministre en charge de la négociation a été limogé en juin dernier par le président. Le gouvernement s’est alors tourné vers les marchés internationaux et, selon l’observateur polonais Finansowy[9], « a levé 1,25 milliard de dollars via un nouveau placement en Eurobond, une tranche à cinq ans de 500 millions de dollars à 6,125% et une tranche à 10 ans de 750 millions de dollars à 6,375% ». Le coût de cet emprunt semble toutefois très élevé, indiquant que les marchés considèrent le pays comme étant au bord de la faillite. Le ratio dette publique / PIB qui était de 55% du PIB l’an dernier devrait atteindre 65% d’ici la fin de l’année ou le début de l’année prochaine.

Le président Poutine a volé au secours de son voisin en ouvrant une ligne de crédit de 1,5 milliard de dollars, un présent offert alors qu’il accueillait le 14 Septembre Loukachenko en Crimée. (Il aurait également promis jusqu’à 200 000 soldats, selon les médias.) Il convient de rappeler que le président russe avait pareillement offert en 2014 au président ukrainien Ianoukovytch un soutien inconditionnel de la balance des paiements.

Selon les dernières données comparables, le PIB biélorusse s’élevait à 63 milliards de dollars ; soit un montant inférieur à celui du PIB du pays ex-communiste le plus pauvre de l’UE, la Bulgarie, qui est de 68 milliards de dollars (malgré une population plus faible).

La Bulgarie est un bon élément de comparaison. En 1995, ce pays des Balkans a tenté de mettre en place une planification centralisée de type Loukachenko avec un soutien fort aux entreprises publiques. Le résultat a été terrible : en 1996, le pays a connu la plus profonde crise bancaire dans les économies en transition avec un coût économique de 42% du PIB; en 1997, la 17ème hyperinflation la plus sévère du 20ème siècle ; une dette extérieure du gouvernement dépassant les 100% du PIB et une population qui plonge dans une extrême pauvreté (ce taux passant d’environ 5% en 1995 à plus de 37% au printemps 1997).

Début 2020, le PIB réel par habitant en Biélorusse était de 16.800 USD, soit environ 1800 USD de moins que le PIB par habitant de la Bulgarie. En 1997, alors que la Bulgarie était en pleine hyperinflation (242% en février), l’économie biélorusse devançait, en termes de PIB par habitant, celle de son homologue Bulgare d’environ 12 à 13%, avec un taux d’extrême pauvreté relativement plus faible. À ce jour, le taux de pauvreté dans les deux pays est inférieur à 1% de la population.

Le principal facteur de la prospérité biélorusse – et de la survie de Loukachenko – réside dans le prix préférentiel (trois fois inférieur à celui de l’Allemagne) auquel leur est vendu le gaz naturel russe. En 2011 Beltransgaz (monopole de l’État biélorusse de transit du gaz) est devenu la propriété de GAZPROM (10% du gaz naturel pour l’UE passe par la Biélorussie). Parallèlement, les banques russes (publiques et privées) possèdent une part, non encore estimée mais sans aucun doute considérable, du secteur bancaire biélorusse. Cela explique sans doute que dès les premiers jours des soulèvements à Minsk la banque centrale russe ordonna un approvisionnement illimité en liquidités pour les établissements russes en Biélorussie.

Pourquoi les manifestations et quel avenir pour ce mouvement

Contre toute attente, les plaintes à l’encontre de ce système sont rares. L’une des explications réside dans le système fiscal. Le taux d’imposition sur le revenu des personnes est seulement à 13% ; il est de 25% sur les bénéfices des entreprises et de 35% sur le travail (santé et retraites). La raison en est simple : une part importante des recettes de l’État vient d’un droit de douane sur les exportations de produits pétroliers, placé à 50%. Tant le régime que le budget sont profondément dépendants de cette taxe et donc du Kremlin. En janvier-février de cette année, Moscou a temporairement interrompu l’approvisionnement en pétrole brut de Minsk, entraînant une baisse de 16% de la production de pétrole biélorusse, avec une perte immédiate de recettes budgétaires[10].

Il est impossible pour Loukachenko de changer le système qu’il a créé. Il y a un an et demi, le magazine indépendant BelarusFeed listait cinq explications pour cette résilience de l’héritage soviétique[11]: un symbolisme qu’a réussi à créer le président à travers la préservation de la structure industrielle soviétique qui ravit les nostalgiques ; le choc violent que ne manquerait pas d’entériner la fermeture de ces immenses usines inefficaces et de ces Sovkhoz si l’on décidait de passer au régime de la propriété privée vu la difficulté que rencontreraient les milliers de licenciés pour trouver un nouvel emploi ; la peur de l’arrivée en masse des oligarques si l’on décidait de privatiser les entreprises publiques ; la crainte de perdre un levier de pression sur la population qui jusque là — et surtout si elle travaille pour une entreprise publique — court un risque certain en allant protester ; et le désir de préserver un style de management public « sur le terrain » : le président ne pourrait publiquement chasser les directeurs d’usine si ces entreprises n’étaient plus publiques.

Pour autant, le public, les citoyens se sentent agressés et honteux face à toutes ces impossibilités. Lorsqu’ils manifestent, ils brandissent ou se drapent du drapeau blanc et rouge de la Biélorussie indépendante[12] qui a été brièvement utilisé par la République démocratique biélorusse de 1918 et le gouvernement biélorusse en exil, et non-officiellement pendant l’occupation nazie et par l’opposition du début des années 1990. Ils portent également le drapeau de l’UE, voire parfois des drapeaux des pays voisins.

Pendant ce temps, en Europe, presque personne n’a été informé des résultats des élections présidentielles du 9 août. Sviatlana Tikhanovskaïa s’est présentée avec un programme pour une présidence de transition qui aurait eu pour principal objectif d’organiser des élections pluralistes, libres et équitables, pour désigner une présidence et une législature « normales » avec pour mission de modifier la constitution et remettre progressivement l’économie sur les rails. (Cette quête de normalité est très proche de l’ambiance qui prévalait en Europe centrale pour les élections de 1989 et 1990.) Le public a donné sa confiance à Tikhanovskaïa, et demeure persuadé qu’elle a bien gagné les élections, non pas en raison de la confiance qu’il lui voue, mais en raison de rapports nombreux et bien documentés (plus de 130) émanant des commissions électorales. Même les fonctionnaires et les employés des entreprises publiques ont été choqués par le résultat finalement annoncé en faveur de Loukachenko et affirment avoir voté pour elle.

Six jours après les élections, Loukachenko a décidé de faire peur aux manifestants et lors d’un rassemblement de ses partisans a crié haut et fort : « Regardez par la fenêtre, les chars et avions de combat ennemis, moteurs en marche, sont stationnés à 15 minutes de vol de la frontière ». Ils mettent en danger son pays, et « seule une poignée de jeunes » prétend que la menace n’existe pas ou ne voient pas que « les troupes de l’OTAN s’entassent à nos portes près de Varsovie », a-t-il dit. Par conséquent, il n’y aura « pas de nouvelles élections ». Moins d’une heure après la fin de son discours, la même place était remplie d’une « poignée » de 100 000 jeunes et les entreprises publiques se mettaient en grève.

Ces événements ont conduit le parlement européen, le 17 Septembre, à reconnaître le Conseil de coordination des manifestations biélorusses comme la « représentation intérimaire du peuple ». A ce jour, un seul des membres de ce conseil n’est pas en état d’arrestation ou en exil, il s’agit de Svetlana Aleksievitch, lauréate 2015 du prix Nobel Prix ​​de littérature « pour ses écrits polyphoniques, monument à la souffrance et au courage de notre temps ». De son côté, Tikhanovskaïa, en exil à Vilnius, a été nominée pour le prix Sakharov 2020[13]. Le prix est finalement allé en octobre dernier au Conseil de coordination qui est une initiative lancée par de courageuses femmes et dont Tikhanovskaïa est l’une des membres fondateurs. Évidemment ce ne sont là que des symboles, mais la plupart des rivalités politiques à la fin des années 1980 dans l’Europe post-communiste concernaient les symboles et la dignité individuelle.

Il n’en demeure pas moins que le changement en Biélorussie sera probablement plus compliqué et plus coûteux qu’il n’a été pour les transitions qui ont précédé. Loukachenko, qui en janvier a blâmé l’invasion de la Géorgie par la Russie en 2008 et l’annexion de la Crimée, défendra désormais publiquement la politique du Kremlin et blâmera le voisin de l’OTAN pour toute opposition à laquelle il sera confronté. Il est impuissant. La Russie tentera de le faire rôtir à petit feu, gagnant ainsi du temps pour lui trouver un remplaçant qui lui convienne. Difficile de dire pour combien de temps encore la désobéissance civique non-violente pourra maintenir la pression sur le gouvernement de Minsk. Loukachenko s’appuiera sur les rentiers de son régime pour le défendre et pour calmer les manifestants. Mais ces fidèles rentiers seront probablement aussi ceux qui provoqueront son départ ; celui de l’un des derniers dictateurs soviétiques qui leur sera désormais devenu inutile. Les conseillers en matière de sécurité envoyés par Poutine coopéreront très probablement avec ce groupe.

Guérir les maux économiques de la Biélorussie moyennant un coût qui demeure supportable pour les citoyens est un véritable défi. L’histoire de ces 30 dernières années en Biélorussie nous fournit toutefois des raisons d’être optimistes : le peuple a subi au moins trois chocs très profonds qui ont exacerbé son rejet de l’establishment politique et de la structure économique dont il a bénéficié. Mais il faut aussi prendre en considération des facteurs extérieurs (ou l’absence de facteurs extérieurs) qui nourrissent plutôt le pessimisme : en 1989-1990, le monde démocratique « normal », celui de l’Europe et de l’Amérique du Nord, était disposé et en mesure d’aider la cause des réformes démocratiques et du libre-marché. Aujourd’hui ce même monde est peut-être toujours disposé à tendre la main, mais il est loin d’être certain de savoir quelles sont les réformes souhaitables et, plus important, il n’est pas certain d’être en capacité de se dresser contre la politique internationale du Kremlin.


[1]    https://case-belarus.eu/

[2]    http://eng.research.by/

[3]    https://liberty-belarus.info/

[4]    http://bit.ly/3r6f010

[5]    https://bit.ly/2KjrrpL

[6]    http://n.pr/3p97Oj2

[7]    http://bit.ly/3arsfne

[8]    https://bit.ly/3ra2Jsp  

[9] https://bit.ly/34ujBjT

[10]   http://bit.ly/2Kib9xe

[11]   https://belarusfeed.com/insights-why-belarus-keeps-soviet-industry/

[12]   http://bit.ly/3rc1Sr8.

[13]   [NDLR] Le Prix Sakharov pour la liberté de l’esprit est octroyé chaque année par le Parlement européen. Il a été créé en 1988 pour rendre hommage à des personnes et organisations défendant les droits de l’homme et les libertés fondamentales. Le prix, d’une valeur de 50 000 euros, a été baptisé en mémoire du physicien et dissident politique soviétique Andreï Sakharov. En 2019, il a été décerné à Ilham Tohti, un économiste ouïghour défendant les droits de la minorité ouïghoure en Chine. Source : http://bit.ly/2Wx1yp4

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Journal des Libertés

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