« Le temps est venu de créer du lien…de l’intelligence collective…de préserver et protéger les biens communs…de la solidarité universelle…des démocraties inclusives…de l’avènement de l’économie sociale et solidaire…d’exonérer les services publics de la loi du rendement…de la sobriété…de voyager près de chez nous…de nous réapproprier le bonheur… » : ce n’est qu’un extrait des « 100 propositions pour un nouveau monde » psalmodiées dans deux pleines pages du Monde (7 mai 2020) par l’inénarrable Nicolas Hulot. Toutes aussi niaisement perverses malgré leur apparence souvent lénifiante, elles sont à merveille emblématiques de l’incoercible état d’ébriété fantasmagorique dans lequel la pandémie du Covid19 vient de plonger l’intelligentsia progressiste et ses habituels idiots utiles du show-biz mais aussi tous les habituels pourfendeurs socialo-gauchistes et écomaniaques du « néolibéralisme ». Tous prônent le recours à la nationalisation de pans entiers de l’économie sous la férule d’un État planificateur – en convoquant le précédent mythique des « jours heureux » annoncés par le programme d’inspiration communiste du Conseil National de la Résistance en 1943. Ce serait peu dire qu’il s’agit de dirigisme keynésien, car c’est bel et bien d’un projet de soviétisation du pays sur le glorieux modèle « bolivarien » du Venezuela qu’il retourne. Mais cet agenda « disruptif » excède le seul champ de l’économie et c’est pour cela qu’il apparait encore plus dangereux et catastrophique. Ce que se propose en effet aussi sinon surtout tout ce beau monde médiatique, c’est ni plus ni moins de nous faire changer radicalement de manière de penser, de vivre et d’envisager notre relation aux autres ou la société. Pour ces entrepreneurs de bonheur public, c’est « passer des biens aux liens » qui est à l’ordre du jour. Comme si l’épisode du coronavirus semblait bien avoir été pour eux une « divine surprise » leur permettant de commencer dans les faits à mettre en place des schèmes structurants et des mesures préfigurant le collectivisme moral et sociétal dont ils rêvent et veulent imposer à tous dans une révolution culturelle qui prend déjà corps sous nos yeux.

Des marqueurs lexicaux du nouvel esprit du temps

Ce serait une grave erreur de considérer que ce ne sont que simples affaires de mots sans conséquence. Car le « grand récit » du « nouveau monde d’après » est truffé d’éléments de langage invasifs et positivement connotés qui, à l’instar de l’ « écriture inclusive », ont pour but et en tous cas comme effet de conditionner et préformater les esprits à l’accueil d’un « rien ne sera plus comme avant » aussi idéologiquement orienté que les « lendemains qui chantent » du communisme de jadis.

C’est, entre bien d’autres exemples possibles, le cas du terme commun. On le connaissait déjà employé dans la notion de « Bien commun », volontiers décliné en « biens communs » et dont les occurrences comme la cote montent ces temps-ci en flèche et qui trouve vite ses limites puisque son contenu et son périmètre d’application est défini, comme il en est pour l’ « intérêt général », selon ce qui arrange au mieux les préférences, intérêts et passions idéologiques de chacun, individu ou groupe. Mais survient maintenant le temps triomphant du « commun », des « communs » élargis pour les biens et de l’ « en-commun » pour les liens, avec pour enjeu de conjurer le règne du quant-à-soi personnel et d’en finir avec l’appropriation privée et la concurrence. Amorcé dès 2014 par l’ouvrage de Dardot et Laval Commun. La révolution du XXIème siècle, le « mouvement des communs » qu’ils appelaient de leurs vœux s’est depuis diffusé bien au-delà de la gauchosphère pour se muer, à la faveur de la récente pandémie, en nouveau…lieu commun instituant les « transports en commun » (au double sens de mobilité publique et de liesse collective) et le « penser en commun » (d’où la vogue présente de l’ « intelligence collective ») en norme privilégiée d’organisation et de pratique sociales de type collectiviste.

     Ce n’est cependant rien au regard de l’hyper-inflation sémantique dont vient de bénéficier le mot social aussi bien sur le plan quantitatif (multiplication d’usages nouveaux) que qualitatif (applications toujours plus…socialement intrusives), entérinant une distorsion croissante dans l’acception de ce terme fétichisé – déjà magistralement repérée dès 1957 (!) par Hayek dans son article « What is ʺsocialʺ ? What does it mean ? ». Car en effet, qu’il soit un adjectif ou un substantif (le « social »), « social » en est venu progressivement sous l’action des milieux progressistes à signifier davantage l’intervention redistributrice et collectivisatrice de l’État dans la société que le fait complexe et spontané de vivre « en société ». Et pourtant, ce qui est à porter à son crédit et à sa sagacité prémonitoire, Hayek n’avait encore rien vu. Pour s’en tenir à la récente période pré-coronavirus, on a pu ainsi voir fleurir et s’imposer les pittoresques expressions « eau sociale » (application de « tarifs sociaux » privilégiés à la consommation d’eau par les défavorisés), « mère sociale » (la mère non biologique), « patrimoine social » et même « sac à dos social » (l’accumulation collective ou individuelle des « acquis sociaux ») ou encore l’ « intelligence sociale » (autre version lexicale de l’ « intelligence collective »…). Mais voici que dans le contexte si fébrile de l’épidémie du Covid19 nous sommes médiatiquement invités à enrichir le registre de notre vocabulaire socialement correct avec le « score social » importé de Chine pour dénoter le degré de conformité du comportement d’un individu avec les normes d’inclusion collective décrétées par l’État bienveillant (si la note est insuffisante, l’individu est promis à la relégation ou/et la rééducation), ou bien l’ « utilité sociale » dont l’utilitarisme revendiqué est censé mesurer l’importance et le soin à accorder à un individu en fonction de sa contribution supposée à la  production nationale ou la bonne marche de l’État (s’il est décrété peu utile voire inutile comme s’il est reclus en Ehpad, il peut se faire du souci!), ou encore cette merveille des merveilles lexicales qu’a été la « distanciation sociale ». Avec cette expression si typique de l’obsession universelle et incantatoire du « social », on a affaire à un exemplaire cas d’école. Alors que pour signaler que par prudence il fallait respecter une distance minimale d’un mètre entre les individus, on avait le choix entre « distanciation sanitaire » et « distanciation physique », la social-bureaucratie au pouvoir a préféré mobiliser une fois de plus le mot-valise « social » déjà si politiquement marqué. Comme pour marteler et nous signifier qu’avec l’épidémie en cours, la leçon à retenir était que nous ne sommes que des animaux sociaux (mais nous ne sommes pas que des animaux sociaux : nous sommes aussi sinon surtout des consciences, des esprits, des âmes non réductibles au « social »!), qui devaient bien intérioriser qu’enfin le temps du tout-social était advenu. Et que le « nouveau monde d’après » serait celui de l’ultrasocialisation.

     L’ère du social-despotisme à visage (et alibi) sanitaire

     Si les mots employés par le nouveau « pouvoir social » (Tocqueville) parlent de manière révélatrice, ils caractérisent et surtout accompagnent un passage résolu à l’acte : celui que nous avons expérimenté et eu sous nos yeux de février à juin 2020. Car tout s’est passé comme si la pandémie du Covid19 avait, pour la caste techno-bureaucratique et sa caution médicale-sanitaire, été le prétexte à inscrire dans les faits un contrôle « social » sans précédent, mais qui pourrait bien devenir un modèle à remobiliser dans d’autres circonstances. Une sorte d’hubris dans l’exercice du pouvoir de disposer de manière discrétionnaire de la liberté individuelle des citoyens s’est même emparée d’une partie du corps médical, qui a atteint des sommets avec le projet d’assigner à résidence et pour un laps de temps indéterminé les personnes âgées – pour ne rien dire du sort inhumain réservé à ceux d’entre eux survivant en Ehpad. On a parfois dit que les mesures de l’état d’urgence sanitaire avaient également érodé les libertés publiques fondamentales ; mais celles-ci ont été plus que confinées : confisquées. Á se demander si sur le plan du « social », l’idéal inavoué d’une bonne partie des « responsables » n’est pas le modèle chinois, tellement efficace avec son « score social » (voir plus haut) mais aussi, toujours en vue d’un contrôle total de la population, des « comités de quartier » et l’introduction d’une surveillance mutuelle entre citoyens qui doublerait celle des pouvoirs publics.

     La mise en œuvre du fichage sanitaire numérique des individus à grande échelle (StopCovid) est particulièrement emblématique de ce social-despotisme si féru de « santé publique ». Le terme anglo-saxon de « tracking » résonne avec…traque, le fait de traquer les gens. Et sa version française, « traçage » n’est pas moins terriblement instructive : suivre les gens à la trace numériquement laissée de leurs fréquentations. Le pas suivant est déjà en train d’être franchi, qui aurait pour but, à grand renfort d’objets connectés et d’algorithmes de l’intelligence artificielle, de dépister et faire rentrer dans le rang les mauvais citoyens : les désobéissants invétérés, les « individualistes » qui n’en font qu’à leur tête, les « égoïstes » réputés insolidaires, les mécréants de l’inclusif, les rebelles à l’écologiquement local obligatoire… Le « monde d’après » risque d’autant plus d’être « orwellien » qu’il accroîtra la propension à pratiquer la punition collective des citoyens – qui fait payer à tous l’irresponsabilité de quelques-uns. Recourant aussi désormais à ce qu’on peut dénommer le « collectivisme statistique », elle consiste d’abord à inclure de force les individus dans un groupe ou une catégorie en raison d’une caractéristique donnée, puis en invoquant cette appartenance qui nie la singularité des personnes, de leur infliger collectivement une privation infantilisante de liberté par généralisation abusive. Vous habitez un département « vert » ? Interdit malgré tout d’aller au-delà de 100km de votre domicile. Vous êtes « âgé » ? Donc forcément « vulnérable » et suspect d’être contagieux : ne sortez pas de chez vous. Vous êtes jeune et donc bien moins susceptible d’être infecté ? Affublez-vous tout de même d’un masque sous peine d’amende. Autant de réductions drastiques de libertés aussi hypocondriaques que paranoïaques qui auraient été évitables par recours précoce à des tests…individuels (comme cela s’est passé dans des pays voisins plus respectueux de la liberté individuelle).

     Bien entendu la limitation temporaire et juridiquement validée de certaines libertés peut collectivement s’imposer dans certaines circonstances, telles une guerre : pas de surenchère démagogique. Mais dans l’actuel contexte épidémique, trop de ces restrictions et contraintes « sanitaires » apparaissent excessives, mal ciblées, inutilement intrusives. Et l’on peut à bon droit soupçonner que pour la caste dirigeante, la liberté individuelle compte peu, ou qu’elle soit visée en tant que telle en vue de préparer les mentalités au merveilleux monde d’ « après », où tout sera soumis à autorisation et hyper-réglementation. Car quand un État criminalise la « haine » tout en libérant bien avant terme des milliers de détenus (parfois jihadistes), on peut s’attendre au pire.

     Extension illimitée de la providence d’État

     Apologistes et bateleurs de foire du « plus rien ne sera comme avant » nous le promettent en se targuant d’une alléguée « demande de plus d’État » émanant du bon peuple échaudé par le Covid19 : le mirifique « monde d’après » verra l’avènement d’un État-providence (le bras armé du « social ») aux super-pouvoirs encore plus développés et approfondis – et même d’un super-État-providence à l’échelle de l’Union européenne. Et ce nonobstant les récents et spectaculaires imprévoyances et lourdeurs bureaucratiques de sa version obèse et si dispendieuses chère au modèle social français. Á vrai dire, on sera bien au-delà de l’État-providence et du « social » classiques, avec un État social total, une providence d’État élargie à tous les aspects possibles de l’existence, se substituant en tout aux décisions personnelles des individus mis sous tutelle renforcée (remarquablement anticipé par Wilhelm Röpke en 1960). Vous ne parvenez pas à rembourser vos dettes ou assurer convenablement l’éducation de vos enfants ? La puissance publique y pourvoira. Vous ne parvenez pas à vous offrir une nouvelle voiture « verte » ou à partir en vacances ? L’État vous les subventionnera intégralement. Vous ne trouvez pas d’emploi exactement à votre convenance ou n’avez pas pensé à préparer votre retraite ? La providence étatisée s’en chargera. Vous vous ennuyez ou ne surmontez pas un choc émotionnel ou encore ne réussissez pas à renoncer à une hyperconsommation compulsive de mauvais citoyen ? Les pouvoirs publics se feront un plaisir d’y remédier. On craignait seulement « Big Brother », le voici bien sûr avec ses habits neufs numérisés, mais accompagné de « Big Mother », de l’État « nounou », de son « care » et son aide inconditionnelle à tout va. Et aussi de son « revenu universel », ce stade ultime de la déresponsabilisation par un collectivisme social opportunément ressorti des placards.

     Dans un pays transformé en immense hospice public, il n’y aura presque plus place que pour des individus assistés en tout, ultra-protégés, infantilisés, rendus (parfois avec leur consentement) irrémédiablement dépendants du Léviathan (Hobbes) ou du Minotaure (Jouvenel) et en tous cas de l’État omnipotent et omniprésent (Mises).

     Plus rien ne sera comme « avant » ?

     Derrière les appels proliférants mais trompeurs à une « responsabilité individuelle » soigneusement stipendiée et éradiquée depuis quelques décennies, ce qui se profile en réalité, c’est toujours plus de restrictions à l’exercice responsable de la liberté individuelle placée sous contrôle politique croissant. Tandis que le libre usage de la voiture personnelle sera toujours plus restreint, les voyages en avion et donc la possibilité de circuler à sa guise seront sans cesse davantage limités, la liberté de consommer, de s’alimenter et de s’approvisionner comme on le veut se réduira à une peau de chagrin. Et les assauts contre la propriété privée se multiplieront.

     Ce à quoi on assiste actuellement, c’est à l’éternelle résurgence (mais version XXL) par temps de crise des fantasmagories collectivistes et autoritaires vertueusement recyclées en bienveillants « lendemains qui chantent » rouges-verts. Plus rien ne sera comme avant ? On peut en effet le redouter car ce sera pire. Sous les promesses de « jours heureux », ce sont bien plutôt des jours malheureux qui s’annoncent si jamais se réalisaient des utopies tutélaires du néosocialisme qui ne sont en réalité que des dystopies.

     Face à ces sombres perspectives, on peut toujours rêver au ressaisissement d’une majorité de nos concitoyens aboutissant à la sécurisation institutionnelle de la sphère des libertés individuelle et de la vie privée. Sinon ne restera plus aux hommes libres qu’à exercer à leur tour un grand…droit de retrait, s’inspirant par exemple des protagonistes de La Grève (Atlas Shrugged) d’Ayn Rand…

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Alain Laurent

Alain Laurent est philosophe et essayiste. Il dirige plusieurs collections d’inspiration libérale aux Éditions des Belles Lettres. Ses derniers ouvrages parus sont L’autre individualisme : une anthologie, Les Belles Lettes, 2016 et tout récemment Responsabilité - Réactiver la responsabilité individuelle, Les Belles Lettres, 2020.

1 Commentaire

    […] C’est donc avec plaisir que je renoue avec la lecture de cet homme de réflexion passionné (qu’il m’arrive toujours régulièrement d’écouter dans les médias). À travers ce petit livre polémique (exclusivement en version numérique), sur un thème parfaitement d’actualité et avec le regard critique que mérite de rencontrer cette litanie assez exaspérante du « monde d’après », que dénonce aussi – parmi d’autres – Alain Laurent dans le dernier numéro du Journal des libertés. […]

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