La philosophie de Raymond Ruyer (1902-1987) est d’inspiration scientifique. Il s’agit, pour l’essentiel, d’une philosophie biologique par les sujets qu’elle aborde – les relations de la conscience et du cerveau, le développement embryonnaire et l’évolution des espèces, par exemple – mais aussi qui interroge la place du vital par opposition au mécanique ou au rationnel. Il défendait l’idée d’une « philosophie unie à la science ». Pour Raymond Ruyer, le philosophe devait engager un dialogue avec les savoirs positifs.

Il faut nous demander comment un penseur admiré par ses pairs, Merleau-Ponty, Canguilhem et Deleuze pour ne citer que quelques-uns, a été aujourd’hui oublié. Certes Raymond Ruyer a produit une pensée originale, inclassable, qui n’appartient à aucune des modes philosophiques mais pourquoi est-elle si peu étudiée ? Le philosophe tchèque Jan Sokol, traducteur de Ruyer sur les conseils de Patocka, explique ainsi ce silence (entretien à Radio Praha du 27 mars 2009) : « Ruyer n’était membre d’aucune école idéologique, ni marxiste, ni existentialiste, ni je ne sais quoi… Et le milieu intellectuel, parisien en particulier, était pas mal idéologisé »[1]. Précisément, Ruyer, le « philosophe de Nancy », a participé aux débats intellectuels de son temps et a pris position par ce qu’il appelait sa critique sociale ; il parlait alors de ses trois livres publiés aux éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Liberté de l’esprit » dirigée alors par Raymond Aron : Eloge de la société de consommation, en 1969, Les nuisances idéologiques, en 1972 et Les nourritures psychiques, en 1975. Nous avons montré[2] que la critique sociale de Ruyer ne se réduit pas à ces trois livres et qu’elle fait partie à part entière de son œuvre philosophique qui présente ainsi deux versants, la réflexion scientifique et la critique sociale.

Après avoir rappelé brièvement comment s’est élaborée la critique sociale de Raymond Ruyer, nous voudrions souligner en quoi elle reste actuelle par certains aspects et conserve beaucoup de pertinence en cette première moitié du XXIème siècle.

Mai 68 contre la société de consommation.

En 1969, le philosophe de Nancy[3] fait irruption dans les débats d’idées qui suivent les événements de mai 68, avec un livre au titre provocateur Eloge de la société de consommation. La société de consommation, estime Ruyer, est l’autre définition des sociétés industrielles occidentales et ne mérite pas les reproches qui lui sont adressés.

Le titre du livre n’a pas été choisi par Ruyer qui aurait souhaité Economie et politique, titre plus neutre et beaucoup moins provocateur ; le titre retenu aurait été suggéré par Raymond Aron et Ruyer l’a accepté. La publication lui a valu une soudaine notoriété car si la société de consommation est jugée aliénante par les étudiants révoltés de mai 68, certains professeurs et intellectuels, certains journalistes, comment oser prendre sa défense ? L’aliénation, est avec la domination, l’exploitation et les inégalités, un des thèmes de la critique sociale d’inspiration marxiste. Le mot critique est ambigu : pour les sociologues « engagés » ou « militants », il s’agit de la contestation active de la société dans laquelle ils vivent. Pour les autres, la critique est la méthode qui sert à mettre une certaine distance, non seulement entre l’observateur et l’objet qu’il étudie, d’une part, mais au sein de l’observateur lui-même, de ses présupposés, préjugés et de ses prénotions, d’autre part. L’esprit critique, au sens vulgaire de contradiction systématique, est conformiste et ne traduit que l’absence de véritable esprit critique. Comme le dit Thomas Molnar, l’esprit critique devient « un esprit de négation de la réalité concrète »[4].

La société de consommation est une des cibles privilégiées des étudiants, intellectuels, journalistes et politiques qui adhèrent à la contestation, comme on disait alors.  Afin de défendre cette société de consommation, Ruyer se voit obligé de rappeler des raisonnements économiques élémentaires pour comprendre que la consommation est fonction de la production. Il prend d’ailleurs un malin plaisir à citer Karl Marx qui établit que la société ne produit que pour consommer[5]. Ruyer s’est intéressé à l’économie : il a lu les principaux textes des classiques, Smith, Ricardo, Malthus et Marx et aussi Cournot qu’il avait lu à l’Ecole Normale supérieure. Sa thèse complémentaire porte d’ailleurs sur un aspect de l’œuvre de Cournot et Ruyer a souvent cité les textes de Cournot dans ses livres, ses articles et dans ses cours. A Nancy, il encourageait les étudiants à s’initier à l’économie par la lecture de L’Economique, le manuel de Samuelson. Il a lu aussi Schumpeter, Mises, Hayek et les économistes français François Perroux, Alfred Sauvy et Jean Fourastié. Dans l’Eloge de la société de consommation, il se livre à un exercice de vulgarisation économique pour expliquer les mécanismes de la consommation. Il s’excuse presque d’avoir à énoncer des vérités premières comme celle-ci : il n’y a pas de « prospérité sans discipline de production ». Il évoquait déjà l’inculture économique des Français, en 1969[6].

Ruyer assimile la révolte contre la société de consommation à une révolte contre l’économie. La révolte contre l’économie dit-il est aussi vieille que l’activité économique parce que l’économie c’est la dure nécessité. Pour échapper aux insupportables pressions de cette nécessité, l’homme a inventé ce qu’il nomme les « grands jeux » comme la magie, la mystique, la religion, l’ascétisme, la drogue, l’art, la danse, la politique, les palabres, l’aventure ou la guerre. Jusqu’au XIXème siècle, aucune des sociétés connues n’est une « société économique ». La société économique est une nouveauté dans l’histoire et elle a apporté un progrès immense et inespéré ; elle a fait sortir de la misère presque tout l’hémisphère Nord de la planète. Il écrit :

« Aux vieux griefs contre la société capitaliste : exploitation, aliénation, désordre, se mêlent aujourd’hui des griefs nouveaux contre la société économique en général : tragédie de la consommation forcée, conditionnement par la publicité, méfaits de la technocratie, etc. L’économophobie est généralisée. »

Ceux qui critiquent la société de consommation sont appelées par Ruyer les « nouveaux clercs », assimilables à une nouvelle bourgeoisie antibourgeoise[7]. Il aimait citer cette phrase de Samuel Butler[8] « J’appelle clerc celui, quel qu’il soit, qui se présente comme sachant mieux et comme agissant mieux que ses voisins ». Cette nouvelle classe, donc, est spécialisée dans la politique, la culture, voire la technocratie et l’administration, en tout cas, sans responsabilité de producteurs sinon « par l’aptitude à employer le langage promu au véritable instrument de production de la société nouvelle »[9]. Les clercs se caractérisent aussi par l’utilisation du langage. Ils croient ainsi agir par les mots, ils croient changer le monde par la parole. Ruyer pensait aux cinéastes, réalisateurs et acteurs, du moins certains d’entre eux ; nous pourrions inclure un grand nombre de journalistes qui expliquent, dans la presse, à la radio et à la télévision, ce que nous devons penser.

Ruyer observe, avec Raymond Aron[10] dans l’essai publié la même année que l’Éloge de la société de consommation, que la croissance économique n’assure pas le bonheur, même si elle peut y contribuer. Il ajoute que nos sociétés industrielles procurent des satisfactions sur fond d’insatisfaction. Cela correspond à l’impression du sens commun : un pauvre paraît plus pauvre (à ses yeux et aux yeux des autres) dans une société riche que dans une société pauvre ; les inégalités apparaissent d’autant plus injustes.

En 1972, Ruyer revient dans le débat d’idées avec Les Nuisances idéologiques, publié dans la même collection dirigée par Raymond Aron. Il ne s’agit pas d’un traité sur les idéologies, ni d’une analyse historique de la notion d’idéologie ; le livre comprend deux parties : 1. « La société discordante » et 2. « Les idéologies comme nuisances » qui présente une sorte de catalogue de différentes idéologies dont certaines sont encore actuelles – les idéologies pédagogiques, les idéologies culturelles, les idéologies de la culpabilité universelle, les idéologies antiracistes, par exemple. Dans un livre antérieur, L’Utopie et les utopies, livre qui, selon nous, fait partie de sa critique sociale, Ruyer avait donné une définition de l’idéologie : « Une idéologie est une pseudo-théorie qui est en réalité une arme et l’expression d’une volonté collective de justification ou de propagande »[11]. Il propose donc une définition négative de l’idéologie et parler de « nuisances idéologiques » renforce cet aspect négatif. Un idéologue, dit-il, s’il est doublé d’une snob ou d’un démagogue se met à défendre des thèses paradoxales pour se donner l’air supérieur. Les lanceurs d’idéologies fausses ou ruineuses ne risquent pas grand-chose, et gagnent parfois une grande réputation. « Les erreurs idéologiques des partis, les erreurs pédagogiques de l’éducation ne sont punies que sur la tête des générations innocentes »[12]. Les progressistes, ajoute-t-il, sont devenus experts pour faire la morale à tout le monde au nom des idéologies à la mode. Ils prennent leur rôle très au sérieux ; ce sont des juges sévères et impitoyables, au nom de la morale, et dépourvus d’humour, comme les prophètes. Comme ces derniers, ils sont toujours prêts à condamner ce qu’ils ne comprennent pas.

Une image, suggérée par Ruyer, permet de comprendre le fonctionnement social par ce qu’il appelle « les effets de voûte » :

« dans une voûte, toutes les pierres tendent à tomber, mais c’est cette tendance même qui fait la solidité de la voûte et lui permet de s’élever…Les institutions sociales solides sont des voûtes non matérielles, ’’structurées’’ au double sens du mot, à la fois mécaniques et sémantiques [13]. »

Pour lui, la science expérimentale et l’économie libérale sont les deux grands succès humains dus à des effets de voûte[14]. En théorie, dit-il, l’organisation politique repose aussi sur des effets de voûte à base de peur mutuelle ou de désir de sécurité. En théorie seulement, car les voûtes ne tiennent pas par elles-mêmes et nécessitent des institutions auxiliaires : police et organes répressifs. Les voûtes sociales les plus solides finissent par s’effondrer quand vient à manquer, ou diminue, la force des traditions ou l’enthousiasme religieux ou idéologique. Les constructions politiques ont besoin de forces psychologiques préexistantes, sous forme d’aspirations, d’intérêt, dans tous les sens du mot, pour canaliser les énergies psychiques.

Avant la critique sociale : la lecture de Cournot et la lecture des utopies.

Nous avons dit que L’Utopie et les utopies, livre publié en 1950, faisait partie selon nous de la critique sociale de Ruyer, mais en remontant plus avant dans la pensée de Ruyer on se rend compte que l’idée de critique sociale est déjà présente dans sa thèse complémentaire de doctorat, publiée en 1930 : L’Humanité de l’avenir d’après Cournot[15]. Ruyer, lecteur de Cournot, observe que l’humanité de l’avenir d’après Cournot sera une humanité où le rationnel aura supplanté l’organique. Selon Cournot, l’organique et le rationnel s’opposent à l’intérieur même des sociétés humaines. Après une phase préhistorique, l’humanité sortira de la phase historique que nous connaissons encore actuellement, pour entrer dans une troisième phase, entièrement rationnelle, monotone et répétitive, comme une machine administrative et bureaucratique. Ruyer examine alors la phase post-historique annoncée par Cournot, celle de l’humanité stabilisée, réglée, mécanisée, décrite par la statistique, où l’anonymat prévaut et la société devient calculable. Il nous explique donc que « l’organisation rationnelle selon Cournot est une forme qui impose peu à peu son cadre aux individus »[16].

Sa lecture de Cournot se focalise sur les caractéristiques de l’humanité future, ses dimensions psychologiques et sociales. Il semble accepter la thèse de Cournot, tout en émettant des objections à la vision cournotienne : « on peut dire avec une quasi-certitude, écrit-il, que l’humanité future ne renoncera à ce que Cournot appelle les vaines utopies que parce qu’elle les croira réalisées. Il reste seulement à savoir jusqu’où iront ses capacités d’illusions »[17]. Avant d’arriver à la phase finale – post-historique – l’humanité va passer par une phase de luttes idéologiques, conclut-il. En outre le mécanisme bien ordonné de la civilisation moderne, de la civilisation de l’avenir annoncée par Cournot, répugne en réalité aux instincts de l’homme. Alors, demande Ruyer, peut-on parler en un sens quelconque de stabilité pour l’humanité ?[18] Cournot oublie que « les hommes s’usent selon des lois qu’étudie précisément la démographie – par démographie, précise Ruyer, nous entendons toutes considérations sur la population, les classes sociales, qui font que le matériel humain n’est pas un matériel »[19].

Dans un cours au Collège de France, en 1975-1976, Raymond Aron parlera « faute d’un meilleur terme, de perte de la vitalité historique. Cette notion vague, j’ai tenté de la saisir en interrogeant les chiffres de la population et de la production, la capacité d’action collective, les rapports entre les dirigeants et la masse du peuple »[20].

Ce thème de la vitalité des peuples est évoqué par Cioran dans De l’inconvénient d’être né, VIII (1973) :

« Les Romains de la décadence n’appréciaient que le repos grec (ocium graecum), la chose qu’ils avaient méprisée le plus au temps de leur vigueur. L’analogie avec les nations civilisées d’aujourd’hui est si flagrante, qu’il serait indécent d’y insister. Alaric disait qu’un démon le poussait contre Rome. Toute civilisation exténuée attend son barbare, et tout barbare attend son démon »[21].

En 1958, Ruyer publie l’article intitulé Les limites du progrès humain[22] et déclare d’entrée : « J’avais étudié, il y a déjà trente ans de cela, les vues de Cournot sur l’avenir de l’humanité, vues qui datent aujourd’hui d’un siècle, car Cournot écrivait de 1850 à 1860 ». Il poursuit : « Je vais donc résumer très rapidement les vues de Cournot. Puis j’en ferai la critique. Sans vergogne, je l’avoue, je contredirai tout à fait les conclusions de mon étude de 1928 »[23]. Les deux thèmes qui guident la pensée de Cournot sont comme nous l’avons exposé : Premièrement, les sociétés humaines sont semblables à la fois à des organismes vivants et des machines fonctionnantes. Elles sont un mixte d’organique et de rationnel. Il est aisé de prévoir l’avenir des sociétés humaines ; elles ressembleront de plus en plus à des systèmes mécaniques. Deuxièmement, le thème de la fin de l’histoire énonce que la phase historique qui commence quelques millénaires avant notre ère et dans laquelle nous sommes encore probablement pour quelques siècles – Cournot ne fixe pas de date précise, ajoute Ruyer avec humour – n’est qu’une courte phase de transition entre la stabilité ethnologique et la stabilité de la civilisation rationnelle.

Or, Cournot s’est trompé ! « Le progrès technique est accéléré puis freiné, puis arrêté »[24]. Non seulement il est faux de croire que la part de l’organique, de la vie organique des cultures, ira se réduisant jusqu’à disparaître, mais il est plutôt à prévoir que cette part subsistera et croîtra en importance relative après la fin de l’explosion technique à laquelle nous assistons. Ce qui contredit la thèse de Cournot. « Il est possible qu’après l’explosion technique, l’histoire humaine connaisse un arrêt, d’ailleurs tout relatif. Mais cette phase indéfinie, post-historique, ne sera pas minérale et rationnelle »[25]. Si Ruyer crédite donc Cournot d’avoir bien vu l’évolution des sociétés vers plus d’organisation rationnelle, il considère aussi que son erreur a été de croire à la disparition progressive des formes organiques dans les sociétés. Selon Cournot, les sociétés humaines vont « tendre vers un état où l’histoire se réduirait à une gazette officielle, servant à enregistrer les règlements, les relevés statistiques, l’avènement des chefs d’État et la nomination des fonctionnaires, et cesserait par conséquent d’être une histoire, selon le sens que l’on continue à donner à ce mot »[26].

Ce thème d’une certaine fin de l’histoire, que Ruyer critique, entre en résonance avec le débat sur la fin de l’histoire après la publication du livre de Francis Fukuyama[27]. En référence à La phénoménologie de l’Esprit de Hegel, réinterprétée par Alexandre Kojève et reprise par Fukuyama après la chute du mur de Berlin et l’effondrement des régimes communistes de l’Union soviétique et des pays de l’Europe de l’Est, la fin de l’histoire décrit le processus d’uniformisation de la planète vers une ère « post-historique » ; celle-ci exclurait tout conflit international entre les grands États. Certes des guerres limitées surviendront bien de temps en temps, dues aux violences ethniques ou nationalistes. Une survivance des formes organiques dans les sociétés humaines, dirait Ruyer faisant allusion à Cournot. En cela Ruyer pensait, comme Raymond Aron, que « l’Histoire est tragique »[28] et que la fin de l’Histoire telle que nous la connaissons est une vue de l’esprit.

Le sceptique résolu dans les prochains siècles.

Deux livres de Ruyer, en 1977 et en 1979, reprennent les thèmes de la critique sociale. Le premier, Les Cent prochains siècles[29] se propose d’analyser le destin historique de l’homme. D’une certaine manière, ce livre représente l’humanité de l’avenir d’après Ruyer. Ruyer ne retient plus l’idée de fin de l’histoire de Cournot qu’il juge invraisemblable, mais admet, comme futurologie élémentaire, « le triomphe de l’esprit et de la raison technicienne sur la vie. Ce qui n’a pas que des bons côtés, mais ce qui simplifiera beaucoup l’existence »[30].

Dans Le sceptique résolu[31],  Ruyer estime que « les discours intimidants » qui prétendent représenter la modernité ont pris trop d’importance à l’Université, dans les médias, dans la vie politique et sociale, et, d’une manière générale, dans la société. Examinons d’abord les deux idées majeures qui se trouvent dans Les Cent prochains siècles : l’idée de conquête du temps et l’idée que l’espèce humaine est une espèce sauvage car elle n’est pas domesticable. Les humains peuvent domestiquer les animaux mais ils ne peuvent pas domestiquer d’autres humains malgré toutes les tentatives dont on a pu avoir connaissance au cours de l’histoire de l’humanité.

« L’espèce humaine, non plus que toute autre espèce vivante, n’est pas promise à l’immortalité. Mais, comme toute espèce, elle est vouée à la durée »[32].

La civilisation moderniste et futuriste, conquérante de l’espace planétaire et interplanétaire, paraît incapable de conquérir cet avenir dont elle ne cesse de parler, ajoute Ruyer. La conquête de l’espace, qui est devenue une « technique », est plus facile, selon lui, que le dur désir de durer. Sachant que l’histoire des humains est une histoire de crises, de guerres, de révolutions, Ruyer se demande quels seront les conquérants du temps, c’est-à-dire les peuples qui sauront survivre dans les prochains siècles. Dans certains de ses cours, il nous disait qu’il n’y avait aucune raison de penser que les XXIe, XXIIe ou même XXIIIe siècles seraient plus pacifiques ou moins sanglants que le XXe siècle. Il prévoit que la civilisation occidentale connaîtra une crise particulièrement grave au XXIe siècle[33].

Ruyer appelle « peuple une population, mélangée ou non biologiquement, mais homogénéisée par une culture »[34]. Il définit du nom de « peuples longs-vivants » des peuples attachés à leur culture qui « respecteront la nature vivante et auront appris à ne pas perturber les équilibres naturels »[35]. Ruyer aimait citer la phrase de Francis Bacon : « Pour commander à la Nature, il faut d’abord lui obéir »[36], une des phrases les plus intelligentes qui ait été écrite, ajoutait-il.

Sans dévaloriser la civilisation en elle-même, il écrit :

« La civilisation est essentiellement utilitariste. Mais l’utilité, c’est le bien-être individuel et actuel. L’hédonisme, la recherche du plaisir et de la vie agréable, ne s’oppose pas réellement à l’utilitarisme. Il en est le moteur. Et l’utilitarisme n’est qu’un hédonisme plus intelligent. L’économie libérale, et ses théories raffinées des satisfactions marginales, l’économie du bien-être collectif reposent sur le désir des hommes de vivre confortablement et dans un avenir prévisible et prochain [37]. »

Notons ici une inflexion dans la réflexion de Ruyer sur l’économie. Esprit libre et épris de liberté, il observe que les décisions à court terme prises sous la pression de l’instant peuvent nuire aux équilibres sociaux et au désir de durer des peuples.  Chantal Delsol commente ainsi le livre Les Cent prochains siècles : « Raymond Ruyer, dans un ouvrage assez cocasse mais parfois pertinent, décrit les caractéristiques de ce qu’il appelle les peuples longs-vivants ! Car aucun peuple ne franchira les siècles par hasard »[38] et elle ajoute :

« Ainsi, ce n’est pas exactement la religion qui, comme le disait Raymond Ruyer, constitue le plus puissant motif pour produire le futur. Ou bien alors ce serait la religion au sens très large de culture unissant les hommes d’une société, au sens de religion des Anciens, ensemble de mythes, de rites et de croyances qui donnait sens à leur vie commune [39]. »

En 1979, dans Le sceptique résolu… devant les discours intimidants Ruyer reprend presque tous les thèmes de la critique sociale qu’il avait exposés dans les ouvrages antérieurs en les systématisant par la notion d’ « esbroufe » dont  il distingue cinq niveaux : a) l’esbroufe simple, anodine qui règne dans l’art et la critique d’art ; b) l’esbroufe d’ordre simple par déplacements d’étiquettes – on fait du théâtre avec le traité de Marx, Travail salarié et capital, avec la correspondance de Diderot ou les Pensées de Pascal ; on baptise poésie un traité de géologie ; c) l’esbroufe d’ordre composé, politico-esthétique ; d) l’esbroufe par intimidation et e) le terrorisme. Il est possible de rapprocher ce que Ruyer appelle « esbroufe » du concept de Bullshit (ou « foutaises ») développé par le philosophe Harry Frankfurt aux États-Unis en 1986[40]. La traduction française, De l’art de dire des conneries, utilise aussi le mot « baratin » pour définir l’indifférence à l’égard de la vérité et la distinguer du mensonge. Car « le baratineur est un plus grand ennemi de la vérité que le menteur »[41]. Ruyer pressentait cette époque de « post-vérité » dans laquelle l’opinion prétend l’emporter sur la vérité. On entend souvent dire aujourd’hui, souligne Sébastien Diéguez[42], chercheur en neurosciences l’université de Fribourg dans un entretien au journal Suisse Le Temps : « Mon point de vue est aussi valable que le vôtre, comme s’il était inconvenant de s’interroger et de poser la question de la valeur d’un point de vue ». Sébastien Dieguez se réfère bien entendu à l’essai d’Harry Frankfurt qu’il entend prolonger.

Le sceptique résolu, souhaité par Ruyer en 1979, ne doit pas se laisser impressionner par les clercs prétentieux et, pour aider le lecteur, il dresse un catalogue des modes de la « modernité » qui se caractérise par le culte de la nouveauté, du mouvement ou plutôt de la fuite en avant ; qui ne veut rien retenir de la culture comme formation de l’esprit au contact des grandes œuvres, des humanités et même des Lumières. Ruyer portait volontiers sur les événements et les hommes des jugements sans complaisance. Louis Vax, son collègue à l’université de Nancy, a rapporté des conversations avec Ruyer : « Le grand moteur de l’histoire n’était à son sens ni le Dieu de Bossuet, ni la dialectique de Marx, ni le Progrès de la conscience mais plutôt l’éternelle bêtise (il usait d’un terme plus énergique et plus vulgaire) humaine »[43].

Une idée fort à la mode s’énonce : « L’avenir de l’homme ne dépend que de la volonté des hommes » ; cette idée semble donner toute licence aux créateurs en tout genre, artistes, politiques, moralistes et immoralistes révolutionnaires, qui pensent que l’avenir est à créer de toutes pièces ; il sera ce que nous voudrons. « C’est une idée de civilisé gâté par la civilisation, dit Ruyer : en parlant ou en écrivant, on peut influencer les autres, créer un autre monde social, et par là, une autre nature »[44]. Il énumère les ferments de destruction qui vont contre la durée : la micro-décomposition des mœurs, la fatigue de la vie civilisée, le dégoût de l’ordre public, l’ardeur à détruire, l’envie du parasitisme généralisé. Précisément, les anarchistes ou nihilistes, naïfs ou non, qui répandent l’idée qu’il faut détruire pour reconstruire, sont avant tout des destructeurs ; on ne construit ou reconstruit que sur des fondations. Il y a aussi dans le nihilisme un phénomène de pose, d’esthétisme négatif que Ruyer avait perçu. Roger Martin du Gard fait dire à un personnage des Thibault : « Tout doit être détruit. Toute notre civilisation doit disparaître pour qu’on puisse construire quelque chose de propre »[45].

Dans  Face au discours intimidant[46], un livre récent dont le titre fait référence au livre de Ruyer, Le sceptique résolu… face aux discours intimidants, Laurent Fidès écrit : « aujourd’hui des donneurs de leçon nous disent ce que nous devons penser, et aussi ce en quoi nous devons croire, et surtout ce que nous devons espérer : un monde décloisonné, sans frontières, sans peuples, enfin libéré des vieilles traditions et des ancrages »[47]. Selon lui, « la première nécessité d’une pensée critique, aujourd’hui (je contextualise) réside dans la déconstruction de ce discours intimidant »[48]. Dans le même ordre d’idées, André Perrin a publié un livre, Scènes de la vie intellectuelle en France, l’intimidation contre le débat[49] dans lequel il dénonce les impostures intellectuelles, comme l’avait déjà fait Ruyer : le mépris de l’interlocuteur qui devient un adversaire, la politisation du débat d’idées, l’irruption du bien et du mal à la place du vrai et du faux. Ruyer a combattu le relativisme qui commençait à envahir le monde intellectuel.  Ces deux ouvrages reprennent et actualisent les analyses de Ruyer. Laurent Fidès a lu Ruyer et il cite principalement Les Cent prochains siècles en utilisant l’image des « peuples longs-vivants »[50] et en s’interrogeant sur la survie des civilisations[51]. Si la pensée de Ruyer trouve ici un écho, c’est parce qu’il a su poser et analyser les problèmes auxquels sont confrontés les sociétés actuelles avec esprit critique et scepticisme.

Dans L’Opium des intellectuels, Raymond Aron appelait de ses vœux les sceptiques pour combattre le fanatisme : « Si la tolérance naît du doute, qu’on enseigne à douter des modèles et des utopies, à récuser les prophètes du salut, les dénonciateurs de catastrophes. Appelons de nos vœux la venue de sceptiques, s’ils doivent éteindre le fanatisme »[52]. Ces phrases prennent une résonance très actuelle. Le sceptique résolu qu’a été Ruyer était sans conteste du côté de la tolérance contre les fanatismes de toutes sortes.

Nous avons voulu montrer que la lecture de Ruyer nous aide à comprendre la société aujourd’hui. Sa critique sociale permet de résister aux dérives que nous connaissons dans nos sociétés sur des questions relatives à l’éducation, à la politique, à l’économie, à la technique, aux idéologies et, plus généralement, au devenir de l’humanité. En 1966, Ruyer écrivait que le règne des robots n’est pas pour demain[53] alors qu’aujourd’hui s’amplifient les annonces et les débats sur les bienfaits de la robotisation, de l’intelligence artificielle, et le « Trans humanisme ». Ruyer nous conseille donc d’utiliser notre raison, de ne pas nous laisser intimider par ce qui est présenté comme un progrès technique inéluctable, de ne pas se laisser impressionner par les faux-prophètes et leurs idéologies dévastatrices pour l’humanité. La liberté, la rationalité et la finalité sont les caractères qui distinguent l’espèce humaine et son destin. Telle est la leçon de Raymond Ruyer.


[1]     Cité par André Conrad, « Repenser la finalité », in Critique, n° 804, Mai 2014, Ruyer l’inclassable, p. 388.

[2]     Jacques Carbou, La critique sociale de Raymond Ruyer, thèse pour le doctorat de science politique, Université de Paris III- Sorbonne nouvelle, le 19 juin 2012.

[3]     Raymond Ruyer est né à Plainfaing, dans les Vosges et meurt à Nancy. Reçu premier à l’Ecole Normale Supérieure, agrégé et docteur en philosophie, il obtint un premier poste au lycée de Saint Brieuc, puis à Nancy, en 1934, ville qu’il ne quitta plus. Nommé maître de conférences, en 1939, il est ensuite mobilisé et fait prisonnier ; de 1940 à 1945, il connaît la captivité dans un Oflag, en Autriche. Nommé professeur à Nancy, à la fin de la guerre, il refusera de laisser sa Lorraine natale malgré les offres de la Sorbonne et prend sa retraite en 1972.

[4]     Thomas Molnar, La gauche vue d’en face, Paris, Seuil, p. 27.

[5]     Karl Marx, Introduction générale à la Critique de l’économie politique, in Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, pp.235 et suivantes, en particulier la page 244.

[6]     Il devrait constater que peu d’efforts ont été accomplis depuis. Qu’un président de la République ose déclarer dans un entretien télévisé : « Ce n’est pas cher ! C’est l’État qui paie » témoigne-t-il d’une ignorance en économie ou d’une simple provocation ? Ceux qui confondent « gratuit » et « payé par les impôts et taxes », sont encore nombreux, y compris quelques économistes et hommes politiques.

[7]     Raymond Ruyer, Éloge de la société de consommation, Paris, Calmann-Lévy, p. 88.

[8]     Samuel Butler (1885-1902) est un écrivain anglais qu’il « découvrit grâce à un camarade de turne qui avait acheté Erewhon ». Butler et Cournot, qu’il découvrit seul, précise-t-il, à la Bibliothèque de l’ENS, sont deux auteurs qui ont exercé une influence durable sur la pensée de Ruyer.

[9]     Éloge de la société de consommation, p. 315.

[10]   Raymond Aron, Les désillusions du progrès. Essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969.

[11]   Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies, Paris, PUF, 1950, p.53.

[12]   Raymond Ruyer, Les nuisances idéologiques, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 46.

[13]   Id., p. 62.

[14]   Id., p. 63.

[15]   Raymond Ruyer, L’Humanité de l’avenir d’après Cournot, Paris, Alcan, 1930.

[16]   L’Humanité de l’avenir d’après Cournot, p. 64.

[17]   L’Humanité de l’avenir d’après Cournot, p.89.

[18]   Id., p. 130

[19]   Id., p.134.

[20]   Raymond Aron, résumé du cours publié dans la revue Le Débat, n° 28, janvier 1984.

[21]   E. Cioran, De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, Paris, Gallimard, collection La Pléiade, 2011, p. 833.

[22]   Les limites du progrès humain, Revue de métaphysique et de morale, n°4/1958 ; pp. 412-427.

[23]   Id., p. 412.

[24]   Id., p. 417.

[25]   Id., p. 423.

[26]   Antoine Augustin Cournot (1861), Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire, nouvelle édition, Paris, Librairie Hachette, 1911, livre V, p. 608. Réédition, Paris, Vrin, 1982.

[27]   Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, rééd. coll. « Champs », 1994.

[28]   « La formule est authentique je m’en suis assuré auprès d’une bonne source », écrit Pierre Vidal-Naquet dans « la passion et la distance », Le Débat, n° 75, mai-août 1993, p. 187-188. (A propos du président Giscard d’Estaing).

[29]   Raymond Ruyer, Les cent prochains siècles, Paris, Fayard, 1977.

[30]   Id., p. 117.

[31]   Raymond Ruyer, Le sceptique résolu…devant les discours intimidants, Paris, Robert Laffont, 1979.

[32]   Les Cent prochains siècles, p. 210.

[33]   Id., p. 199.

[34]   Id., p. 50.

[35]   Id., p. 175.

[36]   Francis Bacon (1561-1626), Novum Organon (1620), Aphorism 3: “Nature to be commanded must be obeyed”.

[37]   Id., p. 152.

[38]   Chantal Delsol, Les pierres d’angle. A quoi tenons-nous ? Paris, Cerf, 2014, p. 168.

[39]   Id., p. 172.

[40]   Harry G. Frankfurt, On Bullshit, Princeton University Press, 2005, trad. Française, Paris, Éditions 10/18, 2006.

[41]   Harry Frankfurt, p. 70 (Traduction française)

[42]   Cf. Sébastien Diéguez, Total Bullshit. Au cœur de la post-vérité, Paris, PUF, 2018.

[43]   Louis Vax, « Portrait d’un philosophe », in L. Vax et J.-J. Wunenburger, Raymond Ruyer, de la science à la théologie, Paris, Éditions Kimé, 1995.

[44]   Le sceptique résolu, p. 257.

[45]   Roger Martin du Gard, Les Thibault, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1955, p. 544. Mourlan, ami d’exil de Jacques Thibault à Genève, prononce ces paroles.

[46]   Laurent Fidès, Face au discours intimidant. Essai sur le formatage des esprits à l’ère du mondialisme, Paris, Éditions du Toucan, 2014.

[47]   Id., p.8.

[48]   Id., p.11.

[49]   André Perrin, Scènes de la vie intellectuelle en France, l’intimidation contre le débat, Paris, L’Artilleur-Éditions du Toucan, 2016.

[50]   Id., p. 244.

[51]   Id., p.246.

[52]   Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955, pp. 434-435. Réédition Paris, Hachette, « Pluriel », 1991.

[53]   Raymond Ruyer, Paradoxes de la conscience, Paris, Albin Michel, 1966.

Jacques Carbou est docteur en sciences politiques (Université de Paris 3 Sorbonne nouvelle), et titulaire d’une maîtrise en philosophie. Il a été professeur de Logique et philosophie des sciences à l’Université catholique Santa Rosa de Caracas (Venezuela) et professeur d’économie à l’Université Santo Tomas de Bogota (Colombie).

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Journal des Libertés

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