Philosophe, directeur de recherche émérite au C.N.R.S., Michel Bourdeau annonce la couleur dès le titre de son ouvrage : il s’agira d’une introduction critique à la pensée de Hayek. A cette aune, son livre ne saurait décevoir puisqu’il démolit méthodiquement son sujet et que rien dans l’œuvre hayekienne, absolument rien, ne trouve grâce à ses yeux. En ce sens, il fait tout à la fois preuve d’originalité et de conformisme. Originalité car le plus souvent les ouvrages « sérieux » sur le libéralisme en France se présentent comme objectifs, alors qu’ils s’analysent de fait en une critique en règle de la doctrine honnie. Conformisme car La fin de l’utopie libérale se range dans la longue, très longue lignée des livres français opposés au libéralisme.
Le titre même est bien choisi puisqu’il quintessencie l’ouvrage, centré sur « l’utopie » libérale, une utopie qui expire sous nos yeux. Dans l’esprit de l’auteur, l’ouvrage ne détruit pas l’utopie libérale, il en prend acte et il entend en expliquer les fondements – défectueux – en se concentrant sur son principal concepteur. Autrement dit, la doctrine de Hayek constituerait un cas rare dans l’histoire de la pensée : une idéologie devenue réalité du vivant de son auteur, qui nous donne « la clef du monde globalisé qui est le nôtre » (p. 12), même si elle est désastreuse et que nous pouvons tous le constater.
La fin de l’utopie libérale étudie les grands concepts hayekiens : complexité, évolutionnisme, humilité, Grande société, ordre spontané et bien entendu utopie, au fil d’un plan en apparence thématique mais qui se révèle en fait largement chronologique. Après un chapitre introductif (pp. 15 s.), les trois chapitres de la première partie traitent de la pensée hayekienne jusqu’au début des années 1950 autour de l’économie et de l’épistémologie avec une insistance sur l’ordre spontané (pp. 82 s.). La seconde partie traite pour l’essentiel dans ses deux premiers chapitres du grand œuvre de Hayek, Droit, législation et liberté. Là, l’insistance est mise sur la notion de « justice sociale » (pp. 131 s.), étrillée par le libéral et défendue en contrepoint par Michel Bourdeau dans le dernier chapitre qui entérine les idées d’Alain Supiot (pp. 155 s.). C’est en réalité le cœur de l’ouvrage puisque celui-ci constitue avant tout une critique de la critique hayekienne de la justice sociale. Le titre de la conclusion, « Fin de l’utopie libérale ou fin du libéralisme ? », prend la forme d’une question dont le lecteur aura incontinent compris quelle était la réponse donnée par l’auteur (pp. 177 s.)…
Il faut noter que le livre se clôt par un appendice substantiel intitulé « Hayek et Comte », qui représente sans doute les meilleures pages de l’ouvrage (pp. 181 s.). En effet, Michel Bourdeau, spécialiste du positivisme et de Comte (Auguste, pas Charles bien évidemment…), montre de manière convaincante combien Hayek fut superficiel dans l’analyse de la pensée du Français. En effet, Comte a été également marqué par les Lumières écossaises et notamment par leur notion d’ordre spontané. Si bien que la différence entre les auteurs ne réside pas dans l’existence de cet ordre, mais – ce qui n’est pas rien ! – dans l’opportunité d’une intervention au sein de cet ordre. Malheureusement, Michel Bourdeau témoigne d’une incompréhension de la notion libérale d’ordre spontané lorsqu’il prétend que les libéraux seraient incapables de « faire une place dans leur théorie à l’idée de crise » (p. 204). Sa compréhension du libéralisme est également évanescente lorsqu’il allègue que l’ « économie de marché » – selon une expression plus que contestable au demeurant car il n’y a pas d’économie sans marché ! – sombrerait dans la « société de marché », titre du cinquième chapitre et d’un paragraphe subséquent (pp. 105 & 121 s.). Michel Bourdeau dépasse un ancien Premier ministre français : il ne dit pas oui à l’économie de marché et non à la société de marché, il rejette les deux. Si ce n’est que le libéralisme se caractérise entre autres par la séparation aussi étanche que possible entre la société civile et l’État, et que la sphère catallactique n’est qu’une partie de la société civile.
D’autres développements laissent mal à l’aise ou agacent. D’abord, une conception du laissez-faire qui, historiquement, exclurait l’État, alors que le libéralisme contemporain aurait, lui, compris à tout le moins la nécessité d’une garantie par l’État de la sphère catallactique. Mais en était-il autrement au XIXe siècle ? L’auteur semble s’en rendre compte, mais confusément, un peu après (pp. 147-148). Par ailleurs, il paraît dessiner une continuité absolue dans l’œuvre de Hayek, par exemple sur la question centrale de l’intervention de l’État (p. 147). Or, les limites de la puissance publique évoluent sensiblement entre La Route de la servitude et Droit, législation et liberté, via La Constitution de la liberté.
Nombre de développements de l’auteur apparaissent stimulants, mais le point de départ est stupéfiant. Nous l’avons déjà mentionné : Ô lecteur qui ne le sais pas, tu vis dans l’utopie libérale ! L’auteur ne précise jamais les pays considérés, mais nous pouvons y inclure aisément notre contrée puisqu’elle fait partie du « monde globalisé actuel ». L’utopie libérale devenue réalité contemporaine, ce sont des crises à répétition et des inégalités croissantes (pp. 11, 15 & 155), le nouvel « opium des intellectuels » – le lecteur ne saura pas lesquels…– (p. 31), les effets pervers de la concurrence (p. 49), etc. On en vient à se demander si l’auteur est déjà sorti des bâtiments du C.N.R.S. … Il est assez piquant de constater sous sa plume deux références au paradoxe de Tocqueville selon lequel la frustration croît à mesure que la situation s’améliore (pp. 95 n. 25 & 173). Ce qui ne l’empêche pas de souffrir du même travers… On se pince lorsque l’auteur cite avec faveur la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont il se garde de rappeler qu’elle a été marquée par le marxisme et bénéficié à cet effet du concours du sinistre Vychinski. Ou lorsqu’il prétend que la Cour de justice de l’Union européenne s’appliquerait à vider tout le contenu du droit social. Ou encore lorsqu’il éreinte les économistes libéraux pour s’être livrés « à une mise en coupe réglée des ressources naturelles » (p. 174). On croit rêver lorsque l’on lit – perle ultime de La fin de l’utopie libérale – que « comme il a souvent été remarqué [par qui ? !], la condition ouvrière en Angleterre dans les dernières décennies n’est pas sans rappeler ce qu’elle pouvait être dans la première moitié du dix-neuvième siècle » (p. 148). Il semble que sa culture générale souffre de quelques lacunes, sur fond d’ignorance du mythe du paupérisme et plus encore de la paupérisation…
Le lecteur l’aura compris : il dédaignera les – nombreux – aspects polémiques du texte, certes d’autant plus gênants qu’ils en sont le fondement même et il se concentrera sur ses aspects proprement philosophiques autrement profitables.