Pourquoi est-il justifié de s’intéresser à l’analyse de la nature de l’entreprise [1]? Les conceptions courantes de l’entreprise sont d’ordre pragmatique : on caractérise une entreprise, par exemple, par ses produits, son siège social, etc. Mais — comme nous le verrons — il est très utile de recourir à une approche théorique pour bien en comprendre le fonctionnement parce qu’on peut dire que rien n’est plus pratique que la théorie (à condition, bien sûr, que la théorie corresponde à la réalité). Pour cela il faut partir d’une définition générale de l’entreprise et il convient de reconnaître qu’une entreprise est un ensemble de contrats.

C’est ainsi que le propriétaire d’une entreprise (ou les propriétaires) signe des contrats avec des salariés, des fournisseurs de biens ou des prêteurs de fonds financiers. Il s’engage dans ces contrats à délivrer à ses co-contractants des rémunérations dont les montants sont certains. La différence entre les recettes d’une entreprise au cours d’une période et les rémunérations versées au cours de cette même période, conformément aux contrats signés, constitue le profit. Celui-ci a une nature incertaine puisqu’il dépend des quantités de produits que l’entreprise pourra vendre et des prix de vente de ses produits. Le profit revient légitimement au propriétaire car c’est lui qui prend en charge les risques de l’activité productive de son entreprise. Et c’est précisément pour cette raison qu’il est justifié qu’il soit en charge de la gestion de l’entreprise dont dépend évidemment le profit. Il en résulte d’ailleurs que le propriétaire est incité à innover afin d’améliorer la productivité des facteurs de production et de mieux répondre aux besoins des clients de son entreprise, ce qui lui permet d’accroître son profit.

Selon un raccourci très répandu mais non moins dangereux — que l’on trouve en particulier dans les manuels d’économie — le but de l’entreprise consisterait à maximiser le profit. Mais cette idée est très contestable. En effet une entreprise est un ensemble de contrats, mais un contrat ne décide pas et n’agit pas. Ceux qui décident et agissent sont uniquement les individus, par exemple les signataires des contrats. Ainsi, il est légitime de considérer que le propriétaire d’une entreprise essaie de maximiser son profit, mais il serait plus correct de dire que différents propriétaires peuvent avoir différents objectifs : ils peuvent, par exemple, être heureux d’exercer leurs talents, d’améliorer leurs connaissances du fonctionnement des entreprises, de rendre des services et, bien sûr, d’obtenir un profit. De toutes façons nous ne pouvons pas connaître tous les objectifs des propriétaires d’entreprises et nous n’avons pas à les juger.

Les salariés — autres signataires des contrats constitutifs des entreprises — n’ont évidemment pas pour objectif de maximiser les profits. Ils peuvent, par exemple, rechercher une vie satisfaisante, des contacts avec autrui et, bien sûr, un salaire aussi élevé que possible. On peut d’ailleurs souligner que les propriétaires d’entreprises ont intérêt à connaître les motivations de leurs salariés et d’essayer de les satisfaire afin de les inciter à travailler le mieux possible.

Les propriétaires et les salariés n’ont évidemment pas les mêmes droits du point de vue de leurs activités, leurs rôles étant différents, mais on peut dire qu’ils sont « égaux en droits » dans la mesure où tous leurs droits doivent être respectés.

Bien entendu cette conception réaliste de l’entreprise est l’inverse de la conception marxiste. Pour les marxistes seuls les salariés sont véritablement producteurs de biens — ce  qui constitue à tort une vision matérialiste des activités productives — et  ils sont exploités par les propriétaires-capitalistes. Par contre il est intéressant de constater comment Frédéric Bastiat a évoqué la création d’une entreprise. Il partait de l’hypothèse qu’il existait un ensemble de producteurs qui s’organisaient entre eux pour définir leurs rôles respectifs et partager les profits ; mais ces producteurs ont estimé plus efficace de faire appel à un entrepreneur pour organiser la production, prendre les risques en charge et être rémunéré par le profit. Et il critiquait les socialistes pour lesquels l’entrepreneur était considéré comme un « spéculateur qui nuit à l’association ».

Il est en tout cas toujours important de tenir compte de la nature contractuelle de l’entreprise. Comme nous le verrons, cela a des conséquences importantes. Il convient cependant de faire une précision évidente, à savoir que les propriétaires d’une entreprise ne sont pas nécessairement ceux qui assurent la gestion quotidienne de l’entreprise, en particulier lorsqu’il s’agit d’une société par actions. Les propriétaires font des contrats avec des représentants, par exemple des directeurs d’entreprise, qui sont chargés de mettre en œuvre les objectifs des propriétaires. On appellera alors « entrepreneurs » aussi bien les propriétaires que leurs représentants.

Quoi qu’il en soit, il est fréquent d’entendre dire qu’il existe une hiérarchie dans une entreprise, les salariés étant aux ordres des entrepreneurs. Or la hiérarchie existe, par exemple, dans une armée où, d’après ses statuts, les militaires doivent obéir à leurs supérieurs. Mais il en va différemment dans une entreprise, précisément parce qu’elle a une nature contractuelle et que chacun doit respecter les engagements qu’il a pris à l’égard des autres, qu’il soit salarié ou propriétaire. Il importe à cet égard de noter que les contrats de travail sont le plus souvent des contrats de long terme, donc forcément incomplets, et que l’entrepreneur, soit au titre de propriétaire des moyens de production, soit parce qu’il a été mandaté pour gérer l’entreprise, a une « priorité naturelle » pour compléter ce contrat. Mais il devra le faire dans les limites qui découlent des droits de l’autre partie, de l’employé. Et le fait que l’entrepreneur effectue de nombreuses tâches de contrôle ne doit pas nous conduire à penser qu’il existe une hiérarchie au sens plein du terme. Cela ne revient pas à nier pour autant que le comportement de certains entrepreneurs soit peu respectueux des contrats signés avec les salariés et des objectifs de ces derniers. Mais, une fois encore, c’est à tort que l’on verrait dans cette relation employeur-employé une relation de subordination — comme le suggère le Droit du travail — plutôt qu’une relation contractuelle.

Caractéristiques du fonctionnement des entreprises

Pourquoi les entreprises existent-elles ? Telle est la question à laquelle a répondu l’économiste Ronald Coase. D’après lui, en effet, les économistes considèrent à juste titre que le recours à des marchés libres est la meilleure solution pour satisfaire les besoins des individus, de telle sorte que l’on peut se demander pourquoi on a recours à une solution différente, à savoir la création d’une entreprise, alors que la production pourrait résulter des échanges quotidiens de biens et services entre individus. La réponse de Ronald Coase est bien connue : en créant une entreprise on diminue les coûts de transaction. Cela est certes vrai, mais on doit cependant mettre en cause l’opposition entre marché et entreprise présentée par Ronald Coase, puisqu’une entreprise est un ensemble de contrats, comme l’est un marché, et elle ne constitue pas un système hiérarchique.

Mais il est intéressant de remarquer qu’il existe à notre époque une diminution des coûts de transaction (du fait de l’existence d’internet), de telle sorte que certaines activités productives sont maintenant effectuées non pas par des entreprises, mais grâce aux relations quotidiennes avec des individus que l’on peut considérer comme des « auto-entrepreneurs ». Tel est le cas des services vendus par Uber et de ce qu’on appelle l’ubérisation.

Le Droit du travail est inspiré par le souci de protéger les salariés pour qu’ils ne soient pas victimes du pouvoir des entrepreneurs. Cette législation suppose implicitement que les entreprises sont des organisations asymétriques et hiérarchiques. Mais les contrats sont librement signés et correspondent seulement à la spécificité des spécialisations des uns et des autres. C’est ainsi que le Droit du travail essaie de limiter le droit des entrepreneurs à licencier les salariés parce qu’on considère que le licenciement a un coût pour les salariés. Mais on oublie que, symétriquement, si un salarié décide de quitter son entreprise cela a un coût pour l’entreprise puisqu’il faut prendre le temps de recruter un remplaçant et de l’initier aux spécificités de l’entreprise. De ce point de vue le langage a son importance : on dit qu’un salarié est licencié par une entreprise, mais on devrait dire symétriquement qu’une entreprise est licenciée par un salarié qui la quitte. Certes, le coût du licenciement pour un salarié est plus important lorsqu’il y a un taux de chômage élevé dans son pays, ce qui est le cas de la France, mais ce taux élevé résulte des défauts de la politique économique (excès de règlementations et de fiscalité) et non pas du fait que des entreprises licencient des salariés : dans une situation où il y a plein-emploi un salarié licencié retrouve facilement un emploi. Or, les règlementations qui interdisent ou rendent difficile le licenciement d’un salarié diminuent les incitations des entrepreneurs à embaucher des salariés et sont donc un facteur d’augmentation du chômage. Il serait bien préférable qu’il existe une liberté contractuelle pour décider à l’avance les procédures de rupture unilatérale des contrats concernant l’emploi.

L’éthique de l’entreprise

On prétend souvent porter des jugements d’ordre éthique sur les objectifs des entreprises et leurs activités. Ceci est le cas en particulier de ce qu’on appelle la responsabilité sociétale de l’entreprise que l’on cherche même à imposer aux entreprises par des dispositions légales (comme cela a été le cas récemment avec la Loi Pacte). Or, ainsi que nous l’avons vu, une entreprise n’a pas d’objectifs, seuls les individus ayant des objectifs. Il est donc dénué de sens de vouloir porter un jugement sur ces prétendus objectifs. Plus généralement d’ailleurs on peut considérer comme totalitaire de prétendre juger les intentions des individus, tout au moins si elles ne cherchent pas à porter atteinte aux droits d’autrui.

Or on peut dire que le fonctionnement d’une entreprise capitaliste est forcément cohérent avec l’éthique puisqu’il respecte les droits d’autrui, il dépend de la liberté contractuelle et respecte les droits de propriété légitimes (par exemple ceux qui concernent les fonds propres, qui contribuent à la responsabilité des propriétaires). Il est d’ailleurs injustifié de prétendre, par exemple, que certains profits sont excessifs ou non mérités.

Il faut par contre considérer comme illégitimes toutes sortes de lois et de règlements qui portent atteinte à la nature de l’entreprise capitaliste. Il en est ainsi des conventions collectives qui portent atteinte à la liberté contractuelle et plus généralement du Droit du travail. Ceux qui prétendent imposer des mesures pour garantir la « responsabilité sociale des entreprises » oublient que les entreprises ont nécessairement une responsabilité sociale lorsque leurs droits sont définis et respectés. Ainsi, si l’on prétend que la défense de l’emploi relève de la responsabilité sociale de l’entreprise on est amené à imposer des mesures pour empêcher ou limiter les licenciements. Or, comme nous l’avons déjà souligné, le sous-emploi résulte des mesures étatiques coercitives et on ne peut qu’aggraver la situation en prétendant qu’il faut imposer des mesures concernant l’emploi pour des raisons éthiques. Un acte libre est moral, contrairement à la contrainte. On ne peut évidemment pas corriger les effets néfastes de la contrainte par un pseudo-devoir moral qui est en fait inexistant.

La fiscalité des entreprises

Une définition correcte de ce qu’est l’entreprise conduit aussi à des conséquences importantes en ce qui concerne la fiscalité. En effet, un contrat ne pense pas, n’agit pas et ne paie donc pas d’impôt. On ne devrait pas parler d’impôts sur les entreprises car l’entreprise ne paie pas d’impôt. Ceux qui paient les impôts sont les signataires des contrats constitutifs de l’entreprise, en particulier les entrepreneurs et les salariés. Mais en prétendant faire payer un impôt aux entreprises on crée une situation fort contestable puisqu’on ne peut pas savoir comment le poids des impôts en question est réparti entre ces différents signataires.

Imaginons par exemple qu’un Etat crée un nouvel impôt, la TVA. Contrairement à ce qui est généralement admis il ne s’agit pas d’un impôt sur la consommation, (mais d’un impôt sur la valeur ajoutée !). Les prix des biens étant déterminés par les offres et les demandes, il n’est pas possible pour tous les entrepreneurs de répercuter ce nouvel impôt sur les consommateurs. Initialement ce sont donc les propriétaires des entreprises qui vont en supporter le poids car ils ne peuvent pas modifier les contrats signés précédemment, lorsque la TVA n’existait pas. Mais peu à peu ils vont s’efforcer d’en transférer implicitement une partie sur d’autres personnes, par exemple sur les salariés, en augmentant moins rapidement leurs salaires que cela aurait sinon été possible, compte tenu des progrès de la productivité. De la même manière on peut estimer que l’impôt sur les sociétés est en partie payé par les salariés.

Les impôts censés être payés par les entreprises présentent donc beaucoup de défauts :

  • La variabilité éventuelle des taux et de la structure fiscale, qui crée une incertitude pour les entrepreneurs.
  • Le manque de transparence dans la répartition du poids des impôts.
  • L’obligation pour les entreprises de supporter des coûts en tant qu’agents de l’administration fiscale.

Mais il est certain que les politiciens aiment bien les impôts sur les entreprises parce qu’ils font naître l’illusion que « l’entreprise paiera » et l’entreprise en tant que telle n’a pas de droits de vote. Certes la fiscalité des entreprises est souvent critiquée sous prétexte qu’elle affecte la « compétitivité des entreprises » d’un pays (ce qui serait en particulier le cas pour la France). Mais la compétitivité est un concept relatif et non un concept global : cela n’a pas de sens de dire que l’on porte atteinte à la compétitivité de toutes les entreprises d’un pays. Ce qui justifie les critiques que l’on doit apporter à la fiscalité des entreprises c’est le fait qu’elle détruit les incitations productives et ceci d’une manière qu’on ne peut pas connaître.

La participation des salariés

La participation des salariés est souvent considérée comme souhaitable et elle a essentiellement deux aspects, la participation aux profits et la participation aux décisions.

  • La participation des salariés aux profits n’est évidemment pas justifiée puisque, par nature, le profit revient aux propriétaires des entreprises. On doit donc critiquer l’idée souvent exprimée selon laquelle il y aurait des inégalités dans la répartition des profits. Ainsi Nicolas Sarkozy — quand il était président de la République — avait déclaré qu’il n’était pas juste que la totalité des profits aille aux actionnaires. Mais une telle affirmation est aussi absurde que celle qui consisterait à dire qu’il n’est pas juste que tous les salaires aillent aux salariés. Il y a en fait une répartition légitime des activités et des rémunérations. Il n’est donc pas justifié qu’il existe une législation consistant à obliger les entrepreneurs à reverser une partie des profits aux salariés. Mais si jamais un entrepreneur estime que la participation de ses salariés aux profits de l’entreprise peut stimuler les salariés il doit évidemment être libre de le faire.
  • La participation des salariés aux décisions de l’entreprise est elle aussi injustifiée. Les salariés bénéficient de rémunérations certaines et ils n’ont pas à provoquer des risques supplémentaires en prenant des décisions concernant la gestion des entreprises. Comme nous l’avons souligné, il y a dans l’entreprise une répartition légitime des tâches. Ceux qui sont en faveur de la participation aux décisions sont probablement inspirés par le mythe selon lequel la démocratie est le mode d’organisation optimal de toutes les organisations sociales. Or une personne qui souhaite devenir actionnaire d’une entreprise accepte que les décisions soient prises à la majorité des voix au cours de l’assemblée générale des actionnaires de l’entreprise, mais il considèrerait comme risqué que les décisions soient prises à la majorité des voix de l’ensemble des actionnaires et des salariés.

[1]     Le présent texte correspond à la présentation qui a été faite au cours du colloque « Des entreprises libres pour des hommes libres », organisé par l’ALEPS, l’IREF et Contribuables associés à Paris le 4 juin 2019.

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Journal des Libertés

1 Commentaire

    Dans son article sur la firme, Coase entend simplement expliquer qu’au XVIIème siècle les marchands impliqués dans le commerce lointain n’étaient pas satisfaits par le système consistant à passer des contrats avec des artisans ou ménages sous-traitants : retard dans les livraisons, qualité non homogène, prix fréquemment remis en cause, impossibilité de passer des commandes pour un marché bien plus large que celui de la ville, etc…Ils ont trouvé plus efficace de réunir les travailleurs dans un centre de production (firme, usine,peu iporte le nom) et de lier à eux par un contrat de travail impliquant le respect des ordres transmis par la hiérarchie de la maîtrse. C’est une rupture complète avec la logique des corporations artisanales. On va débaucher des agents de maîtrise à l’étranger. C’est cette concentration de la main d’oeuvre qui explique l’apparition du machinisme, et non l’inverse. Le problème c’est qu’avec le temps les coûts de hiérarchie sont devenus de plus en plus élevés et les coûts de transaction ont baissé (possibilité de débattre du contrat et de son exécution au sein-même de l’entreprise).

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